Ces inconnus qui s’enrichissent sur le dos des marques célèbres…

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Kevin Ham, Garry Chernoff, Ababacar Diop, Jean d’Eudeville, Gilbert Szajner, Franck Schilling… A coup sûr, ces noms ne vous disent rien, ou pas grand chose. Et pourtant, c’est le BrandNewsBlog qui vous le dit : ce sont pour certains de véritables virtuoses dans leur domaine. Leur point commun et leur principal mérite ? Avoir su se créer des rentes appréciables et parfois de véritables fortunes, à partir de rien ou pas grand chose. C’est à dire en monnayant, en s’accaparant ou en détournant (le plus souvent légalement) des noms de lieux connus, des noms de domaines vacants ou des marques célèbres…

Qu’ils soient hommes d’affaires avisés (comme Gilbert Szajner), dilettantes géniaux en quête de « coups », authentiques chanceux tombés sur le bon filon (comme Ababacar Diop et Jean d’Eudeville), pseudos altruistes ou véritables cracks du domain name grabbing / cybersquatting* (comme Kevin Ham et Franck Schilling), il faut a minima leur reconnaître ce talent : un sacré sens de l’opportunisme. Souvent complété par quelques qualités précieuses (sang froid, endurance procédurière…) qui leur ont permis de faire fructifier leur petite entreprise et d’en faire un business lucratif.

C’est à ces « petits malins » et à leur recette du succès que j’ai décidé de consacrer mon billet du jour. Mais n’en déduisez pas pour autant que je les admire ou que je les cautionne tous… car certains ont incontestablement causé du tort au passage.

Qu’ils aient nui à une entreprise ou à une organisation peu prévoyante, à des milliers d’entre elles, ou bien à l’image de corporations et de territoires réputés (comme le village et la marque Laguiole), leurs châteaux en Espagne s’avèrent souvent construits sur du sable… et finissent parfois par s’effondrer devant la résolution et la persévérance de ceux qu’ils ont le cas échéant lésés.

Et bien qu’ils s’en défendent, en se présentant comme les premiers défenseurs et les véritables promoteurs des marques ou des sites qui ont fait leur fortune, leur « histoire finit mal en général » (mais pas toujours, comme vous pourrez le voir dans mon tableau de synthèse ci-dessous). Jugez-en plutôt…

1 – Les businessmen avisés : dotés d’un sang froid et d’une endurance à toute épreuve

Tout d’abord, qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mon article du jour : si je me permets de citer ici nommément des individus, c’est qu’ils ont déjà été plusieurs fois mentionnés par la presse. Et mon but n’est aucunement de les calomnier, tant il est vrai que la plupart ont mené leurs affaires dans la plus parfaite légalité. Et qu’ils ont souvent été à l’origine du dépôt initial des marques concernées, au point que la justice a souvent bien du mal à arbitrer dans de tels dossiers et à trancher en faveur de l’une ou l’autre des parties concernées.

J’ajouterai que les pratiques évoquées, qui ont permis à certains de mettre la main sur des marques réputées, de les « squatter » ou de les détourner, sont aussi largement employées par des entreprises ayant pignon sur rue… Entre marques concurrentes par exemple, comme je l’évoquerai également dans cet article.

> Et puisqu’il faut bien commencer cette galerie de portraits par quelqu’un, comment ne pas évoquer le principal protagoniste d’un imbroglio judiciaire qui dure maintenant depuis près de 15 ans, et qui n’a cessé de captiver les médias depuis ? Je veux  bien sûr parler de l’homme d’affaires francilien Gilbert Szajner, et de cette marque Laguiole qu’il a eu le génie de déposer il y a maintenant 22 ans. Au grand dam de toute une région et d’une industrie locale (la coutellerie) qui se sont entre-temps développées. Et qui voudraient aujourd’hui récupérer ce qu’elles estiment être leur bien le plus précieux, c’est à dire cette marque aujourd’hui reconnue en France aussi bien qu’à l’étranger, et les juteux revenus qui en découlent.

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Après des années de mobilisation, de combat et de défaites judiciaires contre celui que ses détracteurs nomment le  « vampire de Laguiole », il semblerait que les plaignants aperçoivent un (petit) bout du tunnel. Et celui qui, sans qu’ils puissent trouver à y redire, fait fabriquer ses couteaux en Chine ou au Pakistan, mais également du linge de maison, des vêtements, des meubles, des briquets, des tapis et des jouets à la marque Laguiole… vient d’être déchu de son droit d’exploiter la marque pour les couteaux et tous les « outils et instruments à main ou entraînés manuellement ». Une première victoire pour le Maire du village et la Forge de Laguiole, qui sont bien décidés à aller plus loin s’ils le peuvent (lire ici le dernier article à ce sujet et voir également mon tableau ci-dessous).

> Dans cette catégorie des businessmen « rusés », j’évoquerai également les cas du Russe Sergei Zyukov et de l’homme d’affaires lyonnais Mourad Bdai. Il y a quelques années, le premier s’était fait remarquer en réclamant 600 000 dollars à Starbucks, contre les droits d’exploitation de sa marque en Russie.

La mésaventure survenue à la marque américaine réputée pour ses cafés et ses implantations internationales ? Elle est on ne peut plus banale : après avoir déposé sa marque auprès des autorités russes, la multinationale avait oublié de l’utiliser dans les 3 années suivantes (en ouvrant des établissements par exemple), ce qui entraîne là-bas une déchéance quasi-automatique de l’enregistrement réalisé.

Sitôt les 3 années passées, le plus célèbre brand squatter moscovite ne s’était pas fait prier pour déposer de nouveau la marque Starbucks, mais cette fois en son nom… Escomptant de copieux bénéfices à la revente, Sergei Zuykov en fut in fine pour ses frais, car Starbucks récupéra ses billes sur le tapis vert judiciaire à l’automne 2005. Ce squatter audacieux, croyez-le ou pas, est maintenant « rangé des bagnoles » et devenu avocat en propriété industrielle. Et après s’être séparé de l’imposant portefeuille de marques qu’il détenait, il conseille aujourd’hui de grandes entreprises internationales (dont Starbucks !) contre le parasitisme commercial.

> Faute de ressources financières, Mourad Bdai vient quant à lui de perdre la marque qu’il avait déposée et qui le faisait vivre depuis près de 17 ans : « Allez les bleus ». Seul détenteur de la marque depuis que lui était venue l’idée de déposer ce slogan à l’INPI en 1997, le chef d’entreprise originaire de Vénissieux a du céder à une Xième offensive judiciaire, coordonnée par Comité national olympique et sportif français (CNOSF). A croire que Mourad Bdai en avait le pressentiment, lui qui avait déjà résisté à 5 ans de procédures et 3 procès (entre 2001 et 2006) contre la Fédération Française de Football, qui souhaitait déjà récupérer la marque pour son compte.

Entre-temps, il aura plutôt bien vécu, « avec un modeste salaire de cadre » à l’entendre (bien davantage d’après la FFF et le CNOSF), provenant de la commercialisation des produits dérivés et de la négociation des droits du slogan avec les partenaires des différentes équipes de France. Un business plutôt rentable, à vrai dire, même si un certain nombre d’entreprises étaient rebutées à l’idée de négocier de tels droits avec une société et un interlocuteur n’ayant pas grand chose à voir avec le mouvement sportif.

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Miné par les frais de procédures et plutôt beau joueur, Mourad Bdai n’hésite pas à reconnaître la récente victoire du CNOSF. Mais il ne s’avoue pas tout à fait vaincu. Si le Comité olympique a désormais récupéré les droits sur la marque Allez les bleus, « il existe encore un infime espoir de faire appel », explique-t-il à qui veut l’entendre. Et dans une telle éventualité, il espère toujours qu’un chevalier blanc financier se joindra à lui pour l’aider récupérer « son bébé »…

2 – Les chanceux et les brand squatters dilettantes 

Dans la catégorie des chanceux, l’histoire d’Ababacar Diop et des ses compères Jean d’Euderville et Loïc Audrain fait un peu figure de conte de fées. Souvenez-vous : c’était du temps de la splendeur de Vivendi et de Jean-Marie Messier. A l’époque, 3 copains s’associent pour lancer un cyber-café, juste en face de l’église Saint-Bernard à Paris. Une adresse symbolique puisque le jeune ingénieur de la bande (A. Diop) n’est autre que l’ancien leader des sans-papiers. Tous trois déposent la marque « vis@vis, visiophonie publique » auprès de l’INPI, le 1er octobre 1999, pour baptiser leur nouvelle entreprise. A peine quelques mois plus tard, alors que le pétulent groupe Vivendi s’apprête à lancer son portail wap Vizzavi, ses équipes juridiques se rendent compte avec effroi que la petite marque vis@vis pourrait bien leur poser quelques problèmes d’antériorité…

Pas très regardant à la dépense et très pressé de lancer son portail, Jean-Marie Messier donne son feu vert pour entrer en négociation avec les jeunes entrepreneurs, qui se voient proposer 24 millions de francs (8 millions chacun !) pour céder leurs droits sur la marque vis@vis. Evidemment, la petite histoire dit que les 3 copains acceptèrent le pactole. Et croyant à peine à leur chance, chacun repartit de son côté, profitant ce cette manne à sa façon.

Plus récemment, c’est le gamer Krasimir Ivanov qui a fait parler de lui. Ce Britannique, fan de foot, n’a rien trouvé de mieux que de réserver, pour 9 euros seulement, les noms de domaine « XboxOne.com » et « XboxOne.net », quelques mois à peine avant la sortie de la console… Dans son cas, contrairement à la mésaventure survenue à Ababacar Diop et ses amis, la volonté de parasitisme était assez manifeste. Raison pour laquelle Microsoft a gagné assez facilement sa bataille juridique pour recouvrer les noms de domaine qui lui avaient été ravis. Le plus souvent, il arrive que les petits malins ne retirent pas grand chose de leurs initiatives, à part des déconvenues et frais de justice, ce qui a tout de même le don, espérons-le en tout cas, de doucher quelques enthousiasmes…

3 – Les petits génies du domain name grabbing et du typosquatting   

J’imagine l’étonnement de certains de mes lecteurs, à la découverte de mon tableau ci-dessous des « 10 inconnus qui ont fait fortune sur le dos des marques » ...En effet, pour ceux qui les admirent, pas forcément évident de comprendre ce que viennent faire dans ma liste de brand squatters les Franck SchillingKevin HamYun YeGarry Chernoff et autres Scott Day.

De fait, ces petits génies d’Internet, dont la plupart ont commencé leurs activités il y a au moins 15 ans et sont assis aujourd’hui sur de véritables montagnes d’or (pas seulement virtuelles !), sont invités comme des stars dans les conférences internationales pour faire part de leur expertise et de leurs lumières en matière digitale. Sans que cela ne choque vraiment personne.

Pourtant, qu’on me l’accorde : ces domainers (pros de l’achat de noms de domaine) ont certes gagné une bonne partie de leur fortune en déposant des URLs dont il ont eu le pressentiment qu’elles deviendraient célèbres (Watermelons.com pour Scott Day, agriculteur devenu une pointure de l’achat et du commerce de noms de domaines ; Netincome.com pour Garry Chernoff ; Greeting.com pour Kevin Ham, etc), mais une autre partie non négligeable de leurs fortunes provient directement du cybersquatting et du typosquatting

Simon Legouge

Pour les non-initiés, le cybersquatting ou domain name grabbing (encore appelé « accaparement de noms de domaine »), consiste à faire enregistrer un nom de domaine dans le seul but de bloquer toute attribution ultérieure de ce nom au profit de son titulaire naturel afin d’obtenir auprès de celui-ci un avantage financier en échange de la rétrocession du nom ainsi détourné.

Le typosquatting n’est pas différent dans ses motivations. A l’image du nom de domaine greeting.com acheté 350 000 dollars par Kevin Ham il y a quelques années, il s’agit de déposer une ou toute les URLs les plus proches typographiquement d’une URL connue (greetings.com en l’occurrence) pour capter le trafic de tous les internautes qui ne savent pas exactement écrire le nom en question ou qui font des erreurs de frappe. La volonté de parasitisme (vis-à-vis de marques connues notamment) s’est avérée particulièrement évidente. Et qu’on ne s’y trompe pas, c’est incontestablement un des ressorts du succès de ces pros du nommage, dont le métier est ensuite de revendre aux marques les noms de domaine que celles-ci ont eu l’imprudence de laisser échapper.

Propriétaires de dizaines voire de centaines de milliers de noms de domaine, ces filous en col blanc sont donc des maestros du brand squatting, qu’ils ont élevé au rang d’industrie, en automatisant leurs achats grâce à des programmes dédiés, comme Yun Ye et Franck Schilling ont rapidement su le faire.

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Dans tous les cas, leurs fortunes respectives sont estimées à des centaines de millions de dollars. Et comme on le voit dans mon tableau ci-dessous, Yun Ye est le premier à avoir su transformer cette manne virtuelle en jackpot en revendant dès 2004 son portefeuille de quelques 100 000 noms de domaines à la société Marchex… pour 164 millions de dollars !

C’est sans aucun doute ce genre de success stories qui attirent de plus en plus de candidats au pactole, comme Simon Legouge, ce Français de 28 ans domicilié en Thaïlande, auquel les médias ont consacré récemment de nombreux reportages (et qu’on voit ci-dessus dans son « bureau à ciel ouvert », situé dans le jardin avec piscine de son loft de Chiang Mai).

Dure dure, la vie de domainer… Mais retenons aussi 1) que seuls les plus doués arrivent à en vivre ; 2) que les textes de loi encadrent de plus en plus strictement le cybersquatting et le typosquatting ; 3) que « dilettantes » que je citais ci-dessus sont en réalité bien plus nombreux que les millionnaires cités ci-dessous ;-)

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Notes et définitions :

* Le « Domain Name Grabbing » ou « Cybersquatting » ou encore « accaparement de noms de domaine », consiste à faire enregistrer un nom de domaine dans le seul but de bloquer toute attribution ultérieure de ce nom au profit de son titulaire naturel afin d’obtenir auprès de celui-ci un avantage financier en échange de la rétrocession du nom ainsi détourné.

 

Crédit photos : 123RF, Forge de Laguiole, X, DR – Crédit infographie : TheBrandNewsBlog – 2015