En janvier dernier, j’évoquais la mésaventure survenue à la marque américaine de Bourbon Jim Beam, rachetée pour la bagatelle de 16 milliards de dollars par le groupe agro-alimentaire japonais Suntory (voir ici).
Ces dernières semaines, c’était au tour de Jack Daniel’s de faire parler d’elle. L’entreprise Brown-Forman, qui produit le célèbre whiskey US, est engagée dans un grand duel juridique et médiatique contre Diageo, leader mondial des spiritueux, qui l’attaque au sujet de l’appellation « Tennessee whiskey ».
Et dans ce combat de titans, où tous les coups sont permis, l’avantage aux points revient pour l’instant à la marque américaine, au détriment du groupe britannique.
On n’a (pas) tous en nous quelque chose de Tennessee…
Vous avez loupé le début de l’affaire et les derniers rebondissements ? Voici le rappel des épisodes précédents : le différend initial, bien résumé dans cet article du Parisien, provient d’une loi votée l’an dernier par l’Etat du Tennessee.
Sous le « patronage bienveillant » du distillateur Brown-Forman, les législateurs zélés de cet Etat se sont en effet penchés en 2013 sur une définition juridique du « Tennesse whiskey », qui concorde au final en tous points avec la recette du whiskey Jack Daniel’s… Soit une « eau de vie fabriquée dans l’Etat à partir d’au moins 51% de maïs, vieillie dans un fût de chêne neuf passé à la flamme et filtré à travers du charbon de bois d’érable« .
Si les dirigeants de Brown-Forman se sont félicités de cette loi sensée préserver les standards de qualité de l’appellation, la manoeuvre paraît un peu grosse aux autres fabricants de Tennessee whisky, à commencer par la marque George Dickel, première concurrente de Jack Daniel’s et propriété de Diageo. D’autant que les enjeux financiers sont considérables. Tandis que George Dickel ne produit que 130 000 caisses de « Tennessee whiskey » par an, Brown-Forman/Jack Daniel’s en fabrique 11 millions et concurrence de plus en plus la marque britannique n°1 Johnny Walker, également propriété de Diageo (20 millions de caisses vendues), sur un marché mondial qui pèse plusieurs milliards de dollars par an et ne cesse de croître.
On ne badine pas avec l’appellation…
On comprend, dans ces conditions, que le groupe Diageo n’ait cessé de faire pression pour supprimer ou réviser cette loi de 2013 votée par le parlement du Tennessee.
Guy Smith, vice-président exécutif de Diageo en Amérique du Nord, résume ainsi la position de son groupe : « L’an dernier, grâce à des manoeuvres fallacieuses et trompeuses, Brown-Forman a persuadé les législateurs de définir le Tennessee whiskey selon la recette de Jack Daniel’s, éliminant dans les faits la flexibilité dont les producteurs de whiskey ont joui pendant plus de 130 ans dans l’Etat du Tennessee. »
Résultat de son activisme tous azimuts et d’une habille campagne de relations publiques, Diageo a réussi a obtenir un nouvel examen de la loi le 25 mars dernier… Las, au lieu de trancher entre les deux géants des spiritueux, les commissions du Parlement du Tennessee les ont cette fois renvoyés dos à dos, en ajournant leur décision et en ouvrant un groupe d’étude sensé délibérer sur le sujet d’ici l’été.
Si les représentants de Diageo se sont officiellement félicités de ce « forum ouvert à tous » destiné à « discuter de la façon de créer les meilleures normes pour le Tennessee whiskey », ce « troisième round » est incontestablement remporté par Brown-Forman. La Loi de 2013 n’est en effet pas remise en cause pour l’instant et ne pourra pas l’être avant le début 2015… Un répit suffisant pour laisser le temps à ses dirigeants de se retourner, et de trouver une nouvelle parade aux réclamations de Diageo.
En attendant la prochaine décision juridique, le combat s’est aujourd’hui déplacé sur le terrain médiatique et des luttes d’influence, Brown-Forman et Diageo s’affrontant par le biais d’astucieuses campagnes de communication… Un nouvel exemple de l’importance stratégique accordée par les marques à la défense de leur territoire et de leur appellation, quand tous les autres vecteurs de différenciation sont déjà mobilisés… ou semblent épuisés.