Réseaux sociaux et plateformes : après des années de manipulation cognitive, vers une écologie de l’attention ?

Tels d’anciens truands passant aux aveux et reniant avec vigueur leur vie passée, voici plus d’un an maintenant que se succèdent les témoignages d’anciens cadres des plus grandes plateformes mondiales – de Google à Facebook en passant par Amazon ou Twitter – visant à dénoncer les pratiques des champions du numérique.

Depuis Chamath Palihapitiya et Sean Parker (respectivement cadre et ancien président de Facebook) à Loren Brichter (ancien codeur de Twitter), en passant par Tristan Harris (ex salarié de Google auteur du virulent manifeste « Comment la technologie pirate l’esprit des gens »), tous ces repentis du digital pointent du doigt les manipulations cognitives que leur ex employeurs n’ont cessé d’utiliser et de perfectionner depuis des années, dans le but de captiver l’attention de leurs utilisateurs et de s’accaparer leur « temps de cerveau disponible ».

Du reste, l’ensemble de ces techniques et pratiques constituerait aujourd’hui une nouvelle discipline scientifique, enseignée on ne peut plus officiellement dans un des laboratoires de l’université de Stanford : la CAPTOLOGIE.

Le principe et l’objectif de cette nouvelle discipline, théorisée par le psychologue américain Brian J. Fogg ? Au-delà des recettes déjà connues du neuro-marketing, il s’agit d’associer l’art de la persuasion et les enseignements de la psychologie et des neuro-sciences avec les dernières avancées de l’informatique pour maintenir les niveaux d’attention et d’engagement des internautes au plus haut degré d’excitation possible : une sorte de « climax » émotionnel permanent, en quelque sorte…

Car c’est bien connu : avant même de nous pousser à l’achat, le premier but de la plupart des médias sociaux, des créateurs d’applications et des champions du e-commerce, d’Amazon à Netflix en passant par Uber et Instagram, reste de s’assurer que leurs utilisateurs y reste le plus longtemps connectés, pour les exposer à la publicité et collecter un maximum de leurs données personnelles, le nouvel or noir dans l’ère de la data.

Comment les plateformes s’y prennent-elles pour captiver notre attention ? Quelles sont les zones de notre cerveau les plus ciblées ? Et quelles sont les 5 « failles cognitives » ou ressorts psychologiques principaux sur lesquels les géants du numérique savent si bien jouer ? Sommes-nous toutes et tous devenus « accros » aux écrans et à nos applis, ou bien pouvons-nous encore en garder le contrôle ? Et quels peuvent être les dangers de la captologie pour l’esprit humain, pour les plus jeunes internautes en particulier ?

C’est à ces questions ô combien importantes et passionnantes que je vous propose de répondre aujourd’hui, après la publication de plusieurs articles de référence sur le sujet, dont une brillante synthèse dans la dernière livraison du magazine Science & Vie¹.

… Où l’on verra, en définitive, que malgré tous les efforts des géants du numérique pour nous rendre addicts, des parades et des outils assez simples permettent dès aujourd’hui de « reprendre la main » sur notre consommation digitale et sur les écrans.

Et, plus globalement : la prise de conscience enclenchée ces derniers mois, malgré toutes les difficultés et les obstacles à venir, a initié un mouvement aussi profond que durable, qui vise tout simplement à promouvoir une véritable « écologie de l’attention » et des pratiques plus vertueuses au sein même des GAFAM et de la plupart des plateformes… Cette nouvelle approche éthique, qui vise à proscrire les ressorts manipulatoires et va de pair avec la maîtrise par les individus de leur données personnelles, s’imposera sans doute bientôt comme une nouvelle exigence sociale et digitale dans les prochaines années. Et comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article, à paraître jeudi prochain, une telle « écologie de l’attention » n’a rien d’utopique…

Une recette irrésistible : les 5 principaux biais cognitifs exploités par les plateformes pour captiver notre attention…

Si, dans la nouvelle économie, l’attention des internautes est devenue la ressource ultime, plus importante ou presque que l’argent que nous dépensons en ligne, alors les chiffres ci-dessous, synthétisés en une infographie par le magazine Science & Vie, ont de quoi donner le tournis…

En l’espace de 10 ans seulement, depuis le lancement du premier iPhone en juin 2007, puis de l’iPad en mai 2010, les smartphones et autres tablettes ont conquis une large fraction de l’humanité… et le plus clair de notre « temps de cerveau disponible », dont on sait depuis Etienne Mougeotte qu’il s’agit d’une denrée hautement recherchée et au demeurant limitée.

Comment en est-on arrivés là ? Au-delà de l’accessibilité, la portabilité et la simplicité biblique des écrans tactiles et de leur système d’exploitation, cet exploit est assurément dû à l’ingéniosité des différentes plateformes et des interfaces que celles-ci ont su mettre à disposition des internautes, puis peaufiner chaque jour pour attirer et retenir davantage leur attention.

Et ce savoir-faire impressionnant, déployé par des armées d’ingénieurs informatiques dotées de moyens colossaux, s’appuie sur des décennies d’enseignements de la psychologie de l’influence et de la persuasion et exploite jusqu’à la trame les 5 plus grandes failles de notre cerveau…

1 – Des notifications qui prennent en otage notre cortex sensoriel et notre lobe pariétal

Qu’on évoque ces rafales de vibrations signalant l’arrivée d’un texto ou d’un e-mail, ces alertes sonores suraiguës qui nous préviennent de la réception d’un message Facebook WhatsApp, Snapchat, ou bien d’une nouvelle interaction sur Twitter… ou bien encore ces signaux visuels et autres pop-up intrusifs qui ne manquent pas d’apparaître sur nos écrans pour signaler la nécessité d’une mise à jour ou nous avertir d’une mention sur l’un de nos réseaux sociaux favoris… : ces centaines de notifications quotidiennes, qui mobilisent aussi bien notre ouïe, que notre vue et notre toucher ont pour notre cortex sensoriel et notre lobe pariétal un effet redoutable.

Elles agiraient tout simplement sur notre cerveau comme ces stimuli d’alerte que représentent un flash extrêmement puissant ou la sirène d’une voiture de police : des déclencheurs d’attention d’autant plus importants que, depuis la nuit des temps, notre cerveau reptilien est hypersensible au moindre bruit et au moindre mouvement pouvant nous signaler l’approche d’un prédateur ou d’une menace, indique Jean-Philippe Lachaux, neurobiologiste au laboratoire Dynamiques cérébrales et cognition de Lyon.

« Notre cerveau a évolué au milieu d’un environnement pauvre en informations, où chacune d’entre elles devait être prise en compte car il était souvent question de vie ou de mort, confirme Earl Miller, spécialiste de l’attention au MIT. Mais voilà, nous vivons aujourd’hui au milieu de très nombreuses sources d’informations venant des applis et des réseaux sociaux, qu’il nous est devenu impossible d’ignorer ».

Or, ces signaux et alertes sauvages, seraient tout simplement irrésistibles pour notre cerveau et auraient pour conséquence de nous détourner presque mécaniquement de nos tâches en cours, du fait d’une capacité limitée de notre cerveau à prêter attention à plus d’une chose à la fois. Au point que ces stimuli artificiels prendraient désormais le pas sur d’autres stimuli d’alerte beaucoup plus vitaux pour nous et que les performances cognitives des individus se trouveraient même dégradées du fait de la seule présence de leur smartphone sur la table, comme le prouve une expérimentation récente menée par l’université du Texas auprès de 548 volontaires…

2 – Des gratifications immédiates incessantes qui flattent notre système limbique (aire tegmentale ventrale et noyau accumbens)

Recevoir des dizaines de « like » sous sa dernière publication Facebook ou LinkedIn, voir s’affoler les compteurs de partages sur Twitter ou Instagram, pouvoir faire défiler des dizaines de visages dans l’espoir de trouver le bon « match » sur Tinder ou Meetic…

Les applications et autres réseaux sociaux ont adopté très rapidement ce principe de base de nous bombarder en permanence de petites gratifications, dont notre cerveau et en particulier notre aire tegmentale ventrale, siège des circuits neuronaux de la récompense, raffole. Et l’on comprend pourquoi : à chaque nouvelle gratification, cette zone du cerveau libère la fameuse dopamine, ce neurotransmetteur imparable dont la quête éperdue peut nous stimuler jusqu’à l’épuisement, comme le prouvent les expériences menées sur des rats de laboratoire.

Engendrés à la base par notre cerveau pour motiver des comportements adaptés à notre survie, comme la quête de nourriture ou bien les relations sexuelles, ces mécanismes de récompense et de plaisir sont également stimulés, de manière générale, par tout ce qui est inattendu et plaisant, comme ces gratifications et autres succédanés d’expériences plaisantes que s’emploient à multiplier chez nous les réseaux sociaux et autres plateformes. L’information et les micro-gratifications offertes par ces apprentis sorciers du cerveau humain ayant de plus en plus tendance à être considérées comme des récompenses comparables voire équivalentes aux plaisirs procurés par l’alimentation… ou le sexe, comme le confirme Larry Rosen, psychologue à l’université de Californie.

Mais l’extrême sophistication de ce levier cognitif tient aussi au fait que les gratifications sont d’autant plus efficaces et appréciées par le cerveau humain qu’elles sont immédiates (plutôt que différées) et aléatoires (plutôt que prévisibles), ainsi que l’ont prouvé de nombreuses recherches.

3 – Des contenus sans fin étudiés pour duper notre cortex visuel

Enchaînement quasi-automatique des vidéos sur YouTube et des épisodes d’une série sur Netflix, info en continu sur les fils d’actualité, nouvelle suggestion d’achat associé ou de contenu lié sur les sites e-commerce…

L’architecture des différentes plateformes est aussi pensée pour engager notre cerveau dans une continuité narrative ou émotionnelle, par un phénomène d’immersion, atténuant ainsi au maximum les temps de reprise de contact avec le monde extérieur à l’écran.

La conséquence ? Les comportements de « binge watching » ou de gloutonnerie dans la consommation de vidéo, notamment sur les sites de streaming, s’en trouvent évidemment décuplés. Et l’objectif en est naturellement de pousser les individus à une surconsommation de contenus, ce qui passe par la suppression du moindre effort cognitif et le brouillage de nos repères sensoriels, gérés à l’arrière de notre cerveau par notre cortex visuel.

Appuyée par de puissants algorithmes, capables de proposer les contenus les plus pertinents les uns à la suite des autres, ce levier immersif peut se révéler redoutable. Et, à n’en pas douter, ce sentiment d’immersion complet devrait être encore renforcé par la généralisation des casques de réalité virtuelle, d’où l’intérêt marqué des plus grands acteurs, comme Facebook notamment.

4 – Des interactions sociales qui excitent notre précuneus central

Faire connaître instantanément au monde notre opinion sur nos réseaux sociaux favoris, répondre aux injonctions permanentes pour ajouter des amis ou des relations à ceux et celles déjà existants, pouvoir envoyer des coeurs ou des petits pouces bleus à la moindre publication d’un de nos followers…

En parfaits connaisseurs de nos ressorts motivationnels et de nos comportements, les réseaux sociaux et les plateformes ont capté depuis longtemps ce qui fait de l’homme un « animal social » : le besoin vital de nouer des liens sociaux et d’exprimer sa sociabilité, un « avantage adaptatif très important pour la survie de l’espèce humaine », comme le rappelle le chercheur en neurologie sociale Dar Meshi.

Ces besoins sont d’ailleurs inscrits au sein même de notre cerveau, dont une des capacités importantes consiste justement à imaginer les pensées, les sentiments et les motivations d’autrui… Ainsi, le lobe temporal antérieur, le gyrus frontal inférieur ou encore le carrefour temporo-pariétal et surtout le précuneus central participent à cette activité cérébrale. Rien d’étonnant que Facebook en ait fait son tout premier cheval de bataille, suivi par la plupart des réseaux sociaux.

De même, le fait de parler de soi à autrui et d’être reconnu dans ses propos ou récompensé, par l’attribution de « likes » ou de commentaires, participe là aussi de la reconnaissance et de ces gratifications cognitives dont j’ai déjà parlé ci-dessus, car notre cerveau raffole de ces interactions sociales que les réseaux ont si bien su développer.

5 – Des « informations à ne pas manquer » qui affolent notre amygdale

Les photos disponibles quelques instants seulement sur Snapchat, les mentions « Ce que vous avez manqué depuis votre dernière connexion » ou les redoutables « Plus qu’un article en stock » et « Un autre internaute s’intéresse en ce moment à ce produit »…

Jouer sur notre aversion de la perte et le fameux « FOMO » ou Fear Of Missing Out, cette angoisse d’être passé à côté d’un moment capital ou d’une information importante, voire de l’occasion d’achat de l’année : ce ressort bien connu du commerce, depuis des lustres, est aujourd’hui exploité de manière scientifique par les plateformes, qui disposent de toutes les informations et données personnelles nécessaires pour cibler exactement les « manques » auxquels nous pourrions être les plus sensibles.

Le siège de cette angoisse ou « FOMO » se trouve dans l’amygdale et il était tout aussi important pour la survie des êtres humains du temps des hommes des cavernes, qu’il ne l’est aujourd’hui pour nos achats, notre plaisir ou notre besoin de lien social. A ceci près que cette fameuse FOMO serait plus ou moins prononcée selon les individus, suivant leur personnalité et suivant les âges, les adolescents en particulier se montrant plus fébriles que leurs aînés à l’idée d’avoir manqué une information ou une expérience importante en ligne, à laquelle tous leurs amis et leur communauté ont été associés.

Naturellement, les études ont depuis plusieurs années prouvé que les personnalités dotées des plus forts FOMO étaient les plus enclines à développer une consultation compulsive des réseaux sociaux, que ce soit au bureau, en classe, au lit ou au volant… Les résultats les plus éloquents, pour 40 utilisateurs compulsifs d’iPhone, ayant démontré que leur fréquence cardiaque et leur pression sanguine augmentaient très significativement lorsqu’on leur interdisait de répondre au téléphone… le degré maximum de torture psychologique ayant été volontairement limité à 6 sonneries dans le vide (!).

Le spectre d’une perte de contrôle progressive de notre relation à la technologie… plutôt que d’une addiction de masse 

Vous l’aurez sans doute remarqué : je suis resté jusqu’ici très prudent sur la notion « d’addiction » aux nouvelles technologies.

Si je pose ouvertement la question en introduction (« Sommes-nous toutes et tous devenus accros aux écrans et à nos applis ? ») et s’il nous arrive tous de reprocher à certains proches d’être devenus complètement « dépendants de leurs écrans » ou bien « shootés aux jeux vidéo » (et je n’ai bien sûr aucun exemple personnel en tête ;-), cette notion d’addiction appliquée aux technologies numériques fait aujourd’hui débat.

Tandis qu’un certain nombre de « sachants » et de Cassandre (psychologues, pédiatres ou enseignants) nous ont très tôt prédit le pire en la matière, en pronostiquant par exemple que l’addiction aux écrans et aux plateformes allait complètement ravager les cerveaux encore malléables de nos enfants et des jeunes adultes – non sans un certain vernis de culture scientifique, car il est bien vrai par exemple que la maturation du cortex préfrontal ne s’achève que vers 25 ans – les véritables experts des addictions se veulent quant à eux beaucoup plus mesurés, et rassurants.

Pour les addictologues Joël Billieux (professeur à l’université du Luxembourg) ou bien Michel Lejoyeux (chef du service de psychiatrie et d’addictologie à l’hôpital Bichat), l’addiction aux écrans et aux réseaux sociaux par exemple est en elle-même plutôt marginale. Tandis que Joël Billieux note qu’1 % seulement des 348 personnes interrogées dans le cadre d’une étude sur les usages du numérique remplissaient les critères d’une véritable addiction (perte de contrôle associée à des symptômes aigus de manque, périodes de sevrage et de rechutes…), Michel Lejoyeux relève quant à lui qu’Internet représente davantage un moyen supplémentaire de satisfaire une addiction existante (dépendance à la pornographie, aux jeux d’argent ou aux jeux vidéo) que le déclencheur de cette addiction, en règle générale.

A ce titre, il paraît en partie abusif à ces deux spécialistes de parler d’addiction au sujet des réseaux sociaux ou des plateformes mentionnées ci-dessus (Google, Amazon, Netflix…) car une dépendance poussée se rencontre rarement et, dixit Joël Billieux, « certains symptômes associés aux addictions avec substance, comme les phénomènes de manque ou d’habituation, ne s’appliquent pas vraiment ». Un avis partagé par Ofir Turel, neuroscientifique à l’Université de Fullerton, qui confirme pour sa part que « chez les ‘addicts’ aux réseaux sociaux, on n’observe pas de déficit dans les zones cérébrales liées à l’inhibition et à la maîtrise de soi, comme c’est le cas pour l’addiction à la cocaïne par exemple ». Et Michel Lejoyeux de surenchérir en soulignant combien les addictions avec substance (tabac, alcool, drogues, médicaments…) sont infiniment plus destructrices et souvent irréversibles.

De même, il est également à noter qu’aucune étude un tant soit peu scientifique n’a, à ce jour, pu relever de dégâts cognitifs permanents chez les plus jeunes, liés à un usage excessif des réseaux sociaux ou des plateformes. S’il n’est évidement pas exclu que les manipulations cognitives relevées ci-dessus puissent avoir à terme un réel effet sur le cerveau des internautes, les neurologues se veulent prudents sur les éventuels impacts négatifs, car toute nouvelle activité (sport, musique…) a également un impact sur le cerveau. Et les symptômes de mal-être liés à une consommation abusive des écrans par les enfants demeurent en réalité marginaux dans les quelques études récentes qui ont pu être menées sur le sujet, notamment en Angleterre.

Au reste, outre le fait que se priver complètement des nouvelles technologies ou prôner des périodes d’abstinence vis-à-vis des réseaux sociaux et des écrans paraît illusoire voire contre-productif à la plupart des spécialistes, car ils constituent aussi de formidables outils de socialisation et de simplification de la vie quotidienne, sans parler de l’accès quasi-illimité qu’ils offrent à la connaissance, c’est plutôt le constat d’une perte de contrôle dans la relation à la technologie qui est finalement dressé et qui cristallise – à juste titre – les plus grandes inquiétudes.

Car ainsi que le résume très justement Robert Rosenberger, philosophe du numérique à l’université Georgia Tech, « Nous avons le sentiment de ne plus faire vraiment de choix. Ces appareils sont tellement intégrés dans nos vies que nos comportements envers eux sont devenus automatiques ». Et c’est bien là que le bât blesse…

Et si les réseaux sociaux et autres plateformes, c’était le « sable dans le bocal » ? Leçon de sagesse à l’usage des hyperconnectés et 3 conseils pratiques pour rendre les écrans et applis moins captivants…

Arrivés à ce stade de mon exposé, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous proposer ci-dessous une vidéo – que plusieurs d’entre vous connaissent déjà sans doute – et qui illustre de manière simple une de ces leçons de vie dont il nous arrive, au quotidien, de nous retrouver assez en définitive assez éloignés…

 

Avec sa métaphore du « bocal de mayonnaise », Meir Kay nous rappelle ce qui devrait apparaître comme une évidence : pour avoir une vie la plus saine et la mieux remplie possible, il faut commencer par y faire rentrer les choses essentielles et importantes (les balles de golf et les cailloux) et non commencer par y faire rentrer l’accessoire (le sable), car alors le risque est tout simplement de ne plus avoir assez de place ni de temps pour les dimensions les plus importantes.

De même, pour reprendre la main sur sa consommation digitale, il est important d’éviter de tomber dans des réflexes et autres comportements »automatiques » vis-à-vis du numérique, qui peuvent nous détourner de nos véritables enjeux et objectifs. Ainsi que le résume bien James Williams, ex collaborateur du service pub de Google et aujourd’hui chercheur à Oxford, le risque réside précisément dans ces comportements automatiques, car « à court terme, ces outils nous détournent des choses que nous avons à faire. A long terme, elles peuvent tout simplement nous détourner de la vie que nous voulons mener. Les plateformes privilégiant systématiquement nos impulsions et non nos intentions »

Plus concrètement, pour éviter le « binge surfing » et redevenir maîtres de notre consommation numérique, le magazine Science & Vie propose 3 pistes ou 3 familles de conseils pratiques pour réduire les biais cognitifs décrits ci-dessus et rendre les applis et plateformes moins captivantes :

Une prise de conscience tardive des designers d’interface et des développeurs d’applis, pour développer une véritable « écologie de l’attention »

Au-delà des paramétrages auxquels chacun d’entre nous peut procéder – comme supprimer les alertes et notifications des réseaux sociaux – les remords et aveux d’anciens salariés des géants du numérique, tels que je les évoquais en introduction, ont aussi provoqué une prise de conscience des premiers responsables de ces manipulations cognitives : les concepteurs d’interface.

Hubert Guillaud, de la Fondation Internet nouvelle génération, qui vient d’ailleurs de lancer un groupe de réflexion sur le sujet, le confirme : « L’utilisateur est souvent seul et démuni face à ces problématiques. S’il y a nécessité d’une reprise de contrôle [des plateformes et réseaux sociaux], celle-ci doit d’abord se jouer au niveau de la conception des interfaces ».

Lucides sur la question, plusieurs collectifs de recherche et groupes de pression se sont d’ailleurs mis en place, à l’image du Center for Humane Technology lancé par Tristan Harris, et dont les objectifs affichés sont 1) d’expurger les écrans de toutes les techniques visant à exploiter nos vulnérabilités cognitives et 2) de casser la logique du design persuasif, qui cible agressivement l’attention des utilisateurs.

Les plus engagés dans ces démarches réclament d’ailleurs pour les architectes d’interface l’équivalent d’un serment d’Hippocrate, dont le premier commandement devrait être « d’abord, ne pas nuire ». Et certains des repentis du numérique de réclamer la création d’une sorte de label (comme le label bio dans l’alimention) pour les interfaces les plus respectueuses de leurs utilisateurs.

Preuve qu’un certain nombre de développeurs s’est déjà mobilisé sur le sujet, des petites applis ou fonctionnalités permettent déjà, sur les réseaux sociaux, de briser certains des biais cognitifs évoqués, en imposant par exemple un temps de latence avant de pénétrer sur ses comptes pour briser les « cycles de gratification », comme le fait l’application Space. L’application Facebook Demetricator, quant à elle, permet d’effacer de votre page Facebook toutes les indications chiffrées (nombre de « like », nombre d’amis…), tandis que Little Voices expurge Twitter de la plupart de ses pièges attentionnels (images, liens…) dans une sorte de « rétro-ingénierie » à la fois paradoxale mais vertueuse.

Ainsi, avec la création d’un label et surtout une prise de conscience au sein même des équipes de conception des GAFAM et des principales plateformes, ce nouveau principe d’une « écologie de l’attention », ménageant les ressources attentionnelles limitées du cerveau humain et offrant aux utilisateurs la possibilité de configurer eux-même leur interface pour lutter contre les excès de la captologie, peut progressivement s’imposer.

Il faudra sans doute des années encore pour que la question devienne aussi prégnante que le sujet de la protection des données, mais un mouvement est lancé, qui certes, rendra peut-être nos écrans moins attirants, mais au final plus respectueux de nos capacité cognitives.

 

Notes et légendes :

(1) « Netflix, Facebook, Google… Notre cerveau adore » par Vincent Nouyrigat, Science & Vie –  Mai 2018

 

Crédits photos et illustrations : Alex Gross (1ère illustration), The BrandNewsBlog 2018, X, DR.

Expérience client : encore un long parcours à faire pour les marques françaises !

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Douche écossaise. Je vous l’avoue, parmi les résultats d’étude qui m’interpellent le plus, année après année, figurent incontestablement les tendances relevées par le cabinet Forrester en matière d’expérience client.

Et de vous à moi, l’édition 2016 de son Customer Experience Index, qui a porté en l’occurrence sur plus de 800 marques actives en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en Inde et en Chine, est loin de me rassurer…

A l’heure où tout un chacun ne cesse en effet de louer les vertus de l’expérience client (à juste titre, j’évoque moi-même régulièrement le sujet sur le BrandNewsBlog), la perception des consommateurs sur l’expérience offerte par ce très large panel de marques étudié par Forrester est non seulement mauvaise, mais en constante dégradation.

Et, cerise sur le pudding si j’ose dire, au-delà du constat déjà navrant de cette dégradation observable à peu près partout dans les pays cités ci-dessus, le plus embarrassant est bien que les marques françaises figurent parmi les plus mauvais élèves de la classe, par dessus le marché (!)

Parmi les 34 marques issues des secteurs du commerce, de l’e-commerce et de la banque qui ont été en effet étudiées en France et soumises au verdict de plus de 9 000 de nos compatriotes, aucune n’atteint le niveau « excellent » en terme de Customer Experience Index Score. Aucune non plus n’est digne du niveau « bien » à en croire Forrester, ce qui semble encore plus préoccupant…

Comment expliquer une telle déroute ? Et pourquoi un tel écart entre le volontarisme expérientiel affichée par les entreprises et le verdict des consommateurs ? Comment faire pour redresser la barre et améliorer enfin cette expérience client dont chacun s’accorde à dire qu’elle représente un des enjeux clés du succès et de la pérennité des marques ?

C’est ce que je vous propose de voir dans mon billet du jour… en évitant surtout de sombrer dans la sinistrose. Car si le chemin est encore long pour la plupart des marques, il est accessible à toutes. Et le défi d’une « expérience client parfaite » est suffisamment ambitieux et important pour mobiliser selon moi tous les collaborateurs et toutes les énergies de l’entreprise.

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Customer experience Index 2016 : des résultats plutôt inquiétants… et qui se dégradent

Après avoir eu du mal à décoller il y a quelques années, les concepts d’expérience client et de marketing expérientiel ont connu un succès assez fulgurant et sont aujourd’hui devenus incontournables. Au point que, d’après l’éditeur Oracle, 97% des entreprises interrogées au sujet de leurs priorités affirment que l’amélioration de l’expérience client est désormais primordiale et essentielle à leur réussite ! Et, quel que soit le secteur considéré, une large majorité des entreprises déclare également avoir engagé des démarches spécifiques et mis en place des indicateurs pour mesurer les résultats de leur actions d’amélioration en la matière.

Hélas, il faut croire que les résultats de cette mobilisation universelle ne sont pas toujours à la hauteur des espérances et des investissements consentis, puisque le score moyen de l’ensemble des marques étudiées au niveau mondial se dégrade sensiblement. Une détérioration qui reboucle avec les conclusions de nombreuses études sectorielles menées précédemment par d’autres observateurs, comme Cap Gemini, dont le World Insurance Report 2015 pointait déjà une telle dégradation de l’expérience client dans le secteur de l’assurance (lire à ce sujet cet article)…

A l’échelon national, au-delà d’une dégradation de l’appréciation des consommateurs français entre 2015 et 2016, c’est aussi à un véritable « décrochage » que nous assistons également sur cet item par rapport à nos concurrents européens, Grande-Bretagne et Allemagne en tête, d’après le cabinet Forrester.

Pour la deuxième année consécutive en effet, aucune marque française ne peut en effet se prévaloir d’offrir une expérience jugée « excellente » ou « bonne » par les consommateurs, alors que c’est le cas d’une marque britannique sur cinq (20%) et de près d’une marque allemande sur six (14%). 

Plus inquiétant : alors qu’en 2015, les expériences clients proposées par les marques françaises étaient jugées « acceptables » dans 40% des cas (contre 42% pour les marques britanniques et allemandes), ces dernières ont fait d’énormes progrès en 2016 semble-t-il, tandis que les françaises auraient régressé : 35% seulement des expériences offertes en 2016 par les marques françaises sont jugées « acceptables » par les consommateurs, contre respectivement 65% et 71% pour les marques britanniques et allemandes !

Quand on sait que plus d’un consommateur sur dix ayant vécu récemment une expérience de marque décevante se déclare susceptible de « changer de crèmerie », on voit l’importance que peuvent revêtir de telles statistiques…

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Au royaume de l’expérience client, les borgnes sont rois ? De fait, les 3 marques jugées les meilleures en terme d’expérience client par les consommateurs français : Crédit mutuel pour le secteur bancaire, Yves Rocher pour le commerce et Amazon pour l’e-commerce (société certes américaine, mais la seule à arriver en tête de son secteur dans la plupart des pays européens), n’offrent pas pour autant des expériences jugées « bonnes » ou « excellentes ». Elles obtiennent simplement les meilleures notes dans la catégorie « expérience acceptable ». De quoi doucher quelques illusions, assurément…

Des consommateurs français à la fois plus critiques et moins technophiles…

Pourquoi une telle déroute des marques françaises par rapport à leurs consœurs européennes ? En première analyse, il serait tentant de se dédouaner de cet impitoyable verdict en pointant l’éternel pessimisme de nos compatriotes, qui se manifeste d’étude en étude, qu’il s’agisse de juger de leurs conditions de vie ou de faire part de leur degré de confiance en l’avenir. Car l’expérience de marque évaluée par les consommateurs relève bien, en effet, d’une question de perception et d’ordre de priorités…

A cet égard, les Français sont étrangement paradoxaux. A la fois moins exigeants vis-à-vis des marques que leurs voisins européens (ils ne sont que 62% à placer la qualité de la relation client au sommet de leurs attentes, contre 67% outre-Manche et 70% outre-Rhin), ils sont aussi plus facilement critiques et se montrent plus réfractaires aux changements et à l’innovation, ainsi que le démontre l’étude Forrester.

Manifestement moins en recherche de nouvelles expériences que leurs homologues anglais et britanniques, et globalement moins technophiles, ils se montrent aussi plus négatifs quand il s’agit de noter la qualité d’un service client, a fortiori quand on les contraint à passer au tout numérique. La faute, sans doute, à la proportion très importante au sein de la population française de ces profils que Forrester qualifie de « Reserved Resisters » : des consommateurs (familles le plus souvent) ayant une faible appétence pour le changement, qu’il soit technologique ou dans leurs habitudes de consommation.

De l’importance de capitaliser sur les émotions dans le parcours client, au-delà des simples facteurs d’efficacité et de simplicité

Nonobstant les spécificités des consommateurs français par rapport à leurs homologues européens, le constat de la dégradation dans le temps de leurs expériences de marques demeure flagrant et sans appel.

A ce titre, pour enrayer la spirale de l’échec et éviter en quelque sorte le « déni expérientiel » des marques les moins dynamiques, le cabinet Forrester les exhorte dans son rapport à accélérer leur transformation numérique et à faciliter et accompagner l’appropriation des nouveaux outils et plateformes par leurs clients. Face aux expériences particulièrement riches proposées par les disrupteurs Airbnb, Amazon ou les services bancaires en ligne HelloBank ou BforBank notamment, il est indéniable que les attentes des clients européens vis-à-vis des autres marques présentes sur ces marchés ont en effet tendance à augmenter. Et ce n’est sans doute que le début…

Par ailleurs, l’étude démontre, sans aucune ambiguïté, à quel point il peut être important et différenciateur pour les marques de capitaliser sur le facteur « émotion ». Au-delà des critères de simplicité et d’efficacité que Forrester a également décortiqué et mis en avant, comme autant de facteurs différenciateurs pour les marques, le cabinet anglo-saxon insiste bien sur ce constat : à savoir qu’un client mis en confiance, qui se sentira respecté et compris sera sensiblement plus loyal envers la marque qu’un client négligé voire en colère.

Sur ce plan également, les marques anglaises et allemandes se montrent davantage susceptibles de fournir à leur clientèle des « émotions » positives que les marques françaises. « Le ratio d’expériences clients positives par rapport aux négatives est en moyenne de 6/1 au Royaume-Uni, de 8/1 en Allemagne, contre seulement de 4/1 en France », explique ainsi Joana van den Brink-Quintanilha, rapporteuse de l’étude chez Forrester.

A ces facteurs clés de succès que sont donc l’émotion et l’innovation, Forrester ajoute par ailleurs quelques recommandations, qui rebouclent complètement avec celles déjà données par un certain nombre d’experts en matière d’expérience client (voir ici l’article détaillant le contenu de ces recommandations) :

  1. Personnaliser l’expérience client
  2. Implémenter des stratégies pluridisciplinaires
  3. Mettre en place un leadership disruptif
  4. Connecter la culture de l’entreprise à sa réussite
  5. Opérer à la vitesse de ceux qui provoquent les ruptures
  6. Faire évoluer les programmes de fidélité
  7. Convertir la business intelligence en valeur ajoutée pour le client
  8. Maîtriser le numérique
  9. Se différencier au travers de la confidentialité des données
  10. Mettre en place un modèle opérationnel fortement axé sur le client

Sans aller trop avant sur le sujet, car j’aurai l’occasion d’y revenir sur le BrandNewsBlog (vous savez à quel point j’attache de l’importance à cette notion d’expérience client), j’ajouterai à la liste de recommandations ci-dessus l’importance de faire de l’amélioration de l’expérience client une des priorités stratégiques de l’entreprise. De cette priorité transversale à toutes les équipes et départements, il découle évidemment que la co-conception de solutions et de produits avec le client, mais également la dimension collaborative de la réflexion et de la démarche en interne sont tout à fait primordiales pour atteindre cette « expérience parfaite » dont j’ai déjà parlé dans les colonnes de ce blog :-)

 

 

Nouvelle économie : vers une responsabilité globale des GAFA et autres e-brands ?

gafa1Ces dernières semaines, les comportements douteux de plusieurs géants de la high tech ont largement nourri l’actualité. Qu’il s’agisse des pratiques fiscales d’Apple, du modèle économique d’Airbnb ou du cynisme supposé des dirigeants de Facebook, les « affaires » et comportements en question sont encore venus alimenter, s’il en était besoin, la défiance des autorités et des acteurs institutionnels européens vis-à-vis de ces marques pourtant plébiscitées par les consommateurs.

Au coeur des conflits entre les institutions européennes et ces champions essentiellement américains : des divergences  de conception et d’appréciation quant au droit à appliquer (droit à l’oubli, limites entre liberté d’expression et apologie du terrorisme…), des controverses sur des abus de position dominante, mais aussi et surtout de grandes questions concernant la création et la répartition de la valeur.

Première pomme de discorde (c’est le cas de le dire) : la fiscalité et l’amende record de 13 milliards de dollars infligées la semaine dernière par la Commission européenne à Apple. Cette amende d’un montant inédit a certes déclenché l’ire de Tim Cook et des autorités américaines, mais également mis dans l’embarras les autorités irlandaises, encore une fois pointées du doigt pour leurs pratiques de dumping fiscal. Un peu plus tôt au mois d’août, c’est le détournement de la valeur auquel procède Airbnb qui avait provoqué la colère et la mobilisation de la mairie de Barcelone… Enfin, la plus ancienne de ces polémiques estivales remonte à la sortie en juillet de Chaos Monkeys : Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley. Dans cet ouvrage écrit par un ancien employé de Facebook, les révélations de l’auteur jettent une lumière crue sur l’hypocrisie et l’irresponsabilité de nombreux patrons de la Silicon Valley, qui n’auraient d’égard ni pour leurs employés ni pour les Etats, ni pour les pans entiers d’économie qu’ils « ubérisent », car seul compte in fine le(ur) profit à court terme…

Intimement persuadé que les GAFA et autres e-brands¹ sous-estiment les conséquences que ce type de scandales aura nécessairement sur la perception et l’attractivité de leur marque, il me paraissait important de souligner aujourd’hui, a contrario, combien une démarche de responsabilité globale et un engagement progressif sur le chemin de la création de valeur partagée leur seraient plus profitables. Voici donc, si vous le voulez bien, la démonstration de quelques convictions qui me sont chères, mais dont je ne doute pas qu’elles feront également leur chemin au sein de ces géants du numérique, car il y va directement de leur intérêt et leur pérennité.

Pourquoi Tim Cook et Apple gagneraient à faire « amende honorable »

Evidemment, ce n’est pas tous les jours qu’on se voit condamné à acquitter une amende de 13 milliards d’euros. Il faut s’appeler Apple et avoir concentré toute l’attention de la Commission européenne pour bénéficier d’un tel « traitement de faveur. » En même temps, si je m’appelais Tim Cook, j’aurais sans doute fait preuve de davantage de retenue à l’énoncé de la sanction prononcée la semaine passée par la Commission européenne…

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En dénonçant au travers de cette décision « une politique pourrie », et en se fendant d’une lettre au vitriol à l’attention de la communauté Apple en Europe, le ton du patron  de la première capitalisation mondiale n’est pas sans rappeler celui de Barack Obama himself il y a quelques temps. Prenant alors fait et cause pour Google et Facebook dans leurs démêlés fiscaux face à l’UE, le Président des Etats-Unis n’hésitait pas à teinter son discours d’accents assez impérialistes : « Pour défendre Google et Facebook, la réponse européenne est parfois dictée davantage par des intérêts commerciaux qu’autre chose. […] Leurs entreprises – les fournisseurs de services qui, vous savez, ne peuvent pas rivaliser avec les nôtres – essaient essentiellement d’empêcher nos entreprises de fonctionner efficacement . Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, développé et amélioré de telle manière que l’Europe ne puisse pas lutter. Et fréquemment, ce qui est décrit comme des prises de positions nobles est en fait juste une manière de placer leurs intérêts commerciaux… ». Si tant est que quelqu’un ait jamais « possédé » Internet, l’avertissement est on ne peut plus clair : prière est faite aux fonctionnaires européens d’aller enquêter ailleurs et de laisser les géants américains « optimiser » leur fiscalité comme bon leur semble…

Après tout, il faut bien admettre que les questions de fiscalité sont éminemment complexes. Et si les grandes multinationales américaines, comme Apple, se disent en général favorables au règlement de l’impôt « là où la valeur ajoutée est créée », c’est à dire aux Etats-Unis (car leurs principaux centres de recherche s’y trouvent), rares sont celles qui acceptent de rapatrier sur le sol américain les profits de leurs filiales internationales. Ainsi que l’expliquait récemment Jean-Marc Vittori, dans une chronique des Echos², ce seraient en effet quelques 2 400 milliards de dollars de profits que ces grandes multinationales (de Microsoft à Pfizer) garderaient encore dans les paradis fiscaux pour ne pas avoir à subir le prélèvement conséquent de 35% opéré par le Trésor américain. On comprend que les autorités américaines soient intéressées à récupérer un jour ce gigantesque pactole… et voient d’un très mauvais oeil les revendications comme celles de la Commission européenne, qui semble convoiter à son tour une part de cet alléchant gâteau !

Du point de vue du consommateur européen lambda, pas sûr néanmoins que ces subtilités soient vraiment perçues ni comprises. Tandis que les taux de prélèvements obligatoires moyens oscillent dans l’UE entre 25,7% du PIB (Roumanie) et 45,7% (en France), comment comprendre en effet que ces superpuissances que sont les GAFA n’acquittent que 12,5% d’impôts en Irlande, voire, grâce à des accords spéciaux comme ceux qu’aurait détecté la Commission, 0,005 % en 2014 pour tous les profits réalisés par Apple dans ses différentes filiales européennes ? (NB : le taux d’imposition acquitté par Google sur ses bénéfices hors des Etats-Unis serait quant à lui de 2,4%, grâce aux dispositifs fiscaux exposés dans cet article).

Quand, de surcroît, on trône au sommet des capitalisations mondiales (voir le tableau ci-dessous) et qu’on peut s’enorgueillir, à l’instar Apple, d’afficher une marge brute globale de 38% (digne d’un acteur du luxe) et de disposer d’une trésorerie de 216 milliards de dollars (!), que pèsent d’ailleurs les 13 milliards d’euros réclamés par la Commission ? Sauf à vouloir à tout prix passer pour une multinationale « prédatrice » et socialement peu recommandable, comment ne pas voir l’intérêt d’une politique fiscale plus transparente et faire enfin « amende honorable » en abandonnant ces pratiques fiscales d’un autre âge ?

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Les entreprises numériques globales priées d’assumer davantage leurs responsabilités locales…

Depuis des lustres, les géants du numérique l’ont bien compris : leur grande force (grâce à Internet notamment), c’est d’abord de pouvoir apporter à chacun, où qu’il se se trouve, le même produit/service, à des conditions tarifaires semblables ou similaires. A ce titre, les GAFA et toutes les grandes plateformes créées ces 20 dernières années ne manquent jamais de rappeler qu’elles sont avant tout des marques « globales et mondiales », revendiquant subsidiairement leur droit à ignorer, aussi longtemps qu’elles le peuvent, les contraintes et règlements locaux susceptibles d’entraver leur business.

Et c’est sans doute là, en premier lieu, que le bât blesse. Car ainsi que le résumait dans un article récent Mathieu Weill, directeur général de l’Afnic³, ces géants de la nouvelle économie ne devraient pas pouvoir profiter à la fois des conditions avantageuses de la fiscalité irlandaise, se retrancher quand cela les arrange derrière les conceptions très américaines et libérales de la protection de la vie privée et demander, dans le même temps, à bénéficier par exemple du crédit d’impôt recherche français… Il y a là, certes, la preuve d’une insigne faiblesse de la part de l’UE, mais avant tour une concurrence déloyale vis-à-vis des marques et entreprises respectueuses de tous les règlements locaux.

Ainsi, pour « encadrer » davantage les GAFA et amener la plupart des grandes plateformes à des comportements plus responsables, selon Mathieu Weill, « un critère majeur devrait être l’engagement à respecter l’ensemble des territoires sur lesquels ils opèrent et à s’y implanter dans la durée, notamment en y payant leurs impôts à proportion de leur activité sur place. Ils devraient également accepter l’existence de cadres juridiques différents à travers le monde et, plutôt que de se retrancher derrière celui qui les arrange, les respecter pleinement et en tous points, ou renoncer à certains marchés. » 

De même, ces plateformes et grands acteurs du numériques seraient-ils bien inspirés de rendre des comptes au niveau local et de systématiser cette transparence qu’ils ne pratiquent que très ponctuellement, quand ils reçoivent des requêtes des autorités notamment. Et le directeur général de l’Afnic d’exhorter les GAFA et e-brands à communiquer, à terme, sur les montants d’impôts exacts acquittés dans chaque pays, sur les procédures engagées pour se conformer aux cadres juridiques locaux, mais aussi sur le nombre de cas où des entreprises ont été écartées de leurs plateformes et pour quelles raisons, de même que sur le nombre d’utilisateurs qui ont été le cas échéant suspendus, arguant du fait que de telles exclusions peuvent souvent porter gravement atteinte à l’activité de l’entreprise et des particuliers en question.

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Airbnb, Booking.com & Cie : champions de la création… ou du détournement de valeur ?

En annonçant le 10 août dernier qu’elle allait fermer quelques 254 meublés loués sans autorisation et qu’elle infligerait à chaque propriétaire une amende de 30 000 euros, la mairie de Barcelone a fait un buzz mondial. Il s’agissait certes, en premier lieu, de répondre à cette priorité qu’est devenue pour la municipalité la régulation de son activité touristique, de plus en plus débordante. Mais incidemment, c’est bien l’activité et le business model des plateformes telles qu’Airbnb ou HomeAway qui étaient directement visés par ces mesures.

Au-delà des loueurs indélicats, qui ne disposaient d’aucune licence pour proposer leurs meublés à la location, c’est en effet au détournement de valeur auquel les plateformes de location procèdent que la très dynamique maire de Barcelone, Ada Colau, a décidé de s’attaquer. Elue en juin 2015, elle a lancé depuis 1 an une grande campagne d’inspection des logements illégaux, aboutissant à la fermeture de plus de 400 d’entre eux et a réussi à faire condamner Airbnb et HomeAway à 30 000 euros d’amendes chacun pour avoir publié des offres de logements sans numéro de licence au registre du tourisme de la ville.

Pour cette élue opiniâtre, si ces nouveaux acteurs du tourisme que sont les plateformes ont bien créé un nouveau business model et une valeur réelle pour leur utilisateurs, elles exploitent indûment le patrimoine touristique des villes et sites sur lesquels leur succès s’appuie, sans leur rétrocéder la moindre fraction de la valeur ainsi créée.

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Les arguments des détracteurs des plus grands sites d’hébergement en ligne, tels que Booking.com rejoignent quant à eux les critiques adressées traditionnellement aux plus grandes plateformes. Sous prétexte qu’elles sont désormais devenues incontournables sur leurs marchés respectifs, elles sont accusées de spolier les professionnels d’une partie non négligeable de la valeur (de 3 à 15 % des transactions réalisées en général), contre un service limité dont ils ne peuvent en réalité se passer. Ce faisant, il est également reproché à ces plateformes d’imposer leurs conditions d’utilisation (et tout éventuel changement) à leurs abonnés et d’exercer, à travers la menace permanente du déréférencement, un pouvoir de nuisance considérable sur l’activité et le sort des professionnels en question.

Dixit Mathieu Weill : « La visibilité sur Internet d’un restaurateur périgourdin dépend fortement de  ce qu’il débourse auprès de Booking.com ou de Google pour être référencé et accessible, même à des personnes habitant dans son propre département. Un lycéen breton, lui, s’adresse essentiellement sur Facebook ou Snapchat à des amis proches. Plus tard, il s’adressera à des recruteurs, dans un environnement qui restera local. Dans ces deux cas, l’utilisateur, faute de maîtriser son identité numérique, la laisse construire par les plateformes [américaines en général]. Il se soumet donc à des conséquences économiques et sociales directes et perceptibles, alors que les causes lui en restent inaccessibles. Si les plate-formes changent leur politique commerciale, notre restaurateur ne pourra que se plier à leurs conditions, faute de quoi il deviendra invisible. Quant au lycéen, c’est la permanence de la visibilité de ses échanges avec ses camarades qui est susceptible de poser problème à l’avenir. »

Ainsi, on le voit, création et confiscation de valeur sont la plupart du temps étroitement mêlés dans la proposition de la plupart des e-brands que nous connaissons. Et dans ces derniers exemples, c’est une fois encore le statut « hors-sol » de ces grandes marques mondiales qui pose le plus de problème, les impacts de leur activité et de leur moindre décision étant principaux locaux, tandis que leur modèle juridique l’implantation de leurs sièges sociaux les protège le plus souvent de tout recours de la part de leurs utilisateurs.

Promouvoir un triple contrat de marque harmonieux : première recette de succès durable pour les marques…

C’est Florence Touzé, grande experte du branding et chantre du marketing implicatif*, qui résume le mieux à mon avis le nouveau paradigme dans lequel sont aujourd’hui entrées les marques… et les obligations inédites qui en découlent. Dans un article de référence** publié en début d’année dans la Revue des marques, celle-ci nous explique comment la défiance s’est emparé des consommateurs, lassés par les propositions artificielles et interchangeables des marques. De plus en plus soucieux de leur environnement et sensibles aux conditions dans lesquelles les entreprises et leurs salariés conçoivent et fabriquent leurs produits et services, ils réclament une transparence accrue et se montrent particulièrement réactifs aux crises et autres bad buzz qui viennent ternir la réputation des marques dans ce domaine.

Consom’acteurs surinformés, hyperconnectés et méfiants, ils plébiscitent sondages après sondages les marques qui leur semblent les plus honnêtes et les plus sincères. Et ils sont de plus en plus nombreux à exiger, de facto, une cohérence accrue entre la proposition de valeur, les discours et le comportement de leurs marques de prédilection.

A ce titre, dans le « triple contrat transactionnel, relationnel et social » qui les relie à leurs publics, il est déterminant pour chaque marque d’être parfaitement alignée, faute de quoi les consommateurs le détectent et sont susceptibles de la sanctionner, en la délaissant in fine pour une de ses concurrentes.

Et Florence Touzé de rappeler la composition de ce triple contrat : la première dimension, transactionnelle, est celle par laquelle la marque réduit l’incertitude de l’achat et démontre en quoi elle apporte une réponse concrète à un besoin ou une envie. La dimension relationnelle du contrat est celle par laquelle la marque s’efforce de créer du lien avec ses publics, en mettant en avant des valeurs partagées ou en leur proposant une expérience commune. La dimension sociale  consiste enfin à donner du sens à la consommation d’un produit / service, en s’appuyant notamment sur des valeurs sociétales fortes.

Du point de vue de ce triple contrat, ainsi que le démontre Florence Touzé, toutes les marques ne performent pas de la même manière et n’ont pas forcément la même constance dans le temps… Ainsi, après avoir longtemps fait office de « cas d’école » comme LA marque par excellence ayant réussi à concilier qualité du produit, désirabilité et communauté de pensée, la réalité industrielle d’Apple (et maintenant sa réalité fiscale) l’ont rattrapée. Les mauvaises conditions de travail dans les usines de ses sous-traitants asiatiques, de même que les pratiques d’optimisation fiscale évoquées ci-dessus rendent son contrat de marque beaucoup plus dissonant, l’exposant de plus en plus à la concurrence de concurrents plus harmonieux tels que Samsung.

A contrario, Florence Touzé ne manque pas de faire l’éloge du triple contrat de marque du site Leboncoin.fr. Pour la titulaire de la chaire RSE Audencia Group, la marque norvégienne a su conserver ses atouts d’origine : simplicité d’utilisation, accessibilité et gratuité (contrat transactionnel) ; modestie et proximité (contrat relationnel) ; tout en développement un management humain et pragmatique et un fort engagement de ses collaborateurs et clients (contrat sociétal).

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Ainsi, on le voit : pour toute marque et a fortiori pour les GAFA et les e-brands, passer d’une logique purement produit-service à une logique de marque leur permettrait d’être sans aucun doute plus efficace et de moins transiger avec la richesse et la cohérence de leur proposition de valeur.

La création de valeur partagée plébiscitée par les consommateurs et source d’inspiration pour les marques…

Au delà des questions de cohérence et de la pression que les consommateurs ne manqueront pas de mettre, à terme, sur les entreprises dont les contrats de marque sont les plus « dissonants », la création de valeur partagée est une autre piste intéressante à explorer, pour pérenniser l’attractivité des marques.

De quoi s’agit-il et en quoi consiste cette valeur partagée ? Concept créé par Michael Porter, il s’agit en définitive d’aligner les intérêts de l’entreprise sur ceux de la société, en développant une activité créatrice de valeur pour un maximum d’agents économiques : collaborateurs, partenaires, clients et prospects, société environnante.

Loin d’être utopique, ce modèle influence déjà un certain nombre d’entreprises locales et multinationales, qui s’emploie à conjuguer efficacité économique et politique RSE active au quotidien. Parmi les plus grandes marques mondiales, le groupe Danone, mais également Nestlé ou Coca Cola, se sont lancées dans des programmes et des politiques ambitieuses, montrant ainsi l’exemple à un grand nombre d’acteurs du numérique, pour lesquels le chemin reste à faire.

Parmi les GAFA, Google est certainement l’acteur le plus avancé sur ce plan : on soulignera ainsi les nombreuses initiatives initiées par le groupe pour aider les entrepreneurs à se développer (exemples : « Google for Entrepreneurs » et « Google Campus« , qui visent à soutenir les initiatives d’entrepreneurs du monde entier), mais également l’initiative engagée localement par l’excellente Anne-Gabrielle Dauba : « Google Moteur de Réussites Françaises » qui récompense les entreprises et associations ayant réussi et innové grâce au numérique.

Au-delà de la valeur d’usage de leurs produits / services / plateformes, dont chacun s’accorde à dire qu’elle est à la fois élevée et novatrice, il reste, pour la plupart des géants du numériques et des plateformes, à compléter leur proposition de valeur par une réelle plus-value sociale et sociétale. Si c’est encore là que le bât blesse le plus souvent (et je n’ai pas mentionné, jusqu’ici, les conditions de travail dans les centres logistiques d’Amazon…), ces grandes marques ont vraiment tout à gagner à soigner cette dimension… Faute de quoi, tôt ou tard, les consommateurs pourraient bien ouvrir les yeux et décider d’aller chercher ailleurs, ce supplément d’âme sociétal qui manque si cruellement à certains de ces nouveaux champions du commerce.

 

 

Notes et légendes :

(1) Les « e-brands » correspondent à une nouvelle génération de marques, nées d’abord sur Internet, et dont le business model s’appuie essentiellement sur une commercialisation ou une diffusion via le web.

(2) « La souris Apple, le chat Treasury et le rat européen », chronique de Jean-Marc Vittori – Les Echos, mardi 6 septembre 2016

(3) « Les entreprises numériques globales doivent aussi penser local », tribune de Mathieu Weil, directeur général de l’Afnic (Association Française pour le Nommage Internet en Coopération) – Les Echos, vendredi 2 septembre 2016

* Le « marketing implicatif », dont Florence Touzé défend les valeurs dans son ouvrage « Marketing, les illusions perdues » (Editions La Mer salée / mars 2015) se définit comme un « marketing positif et constructif qui puisse satisfaire aux nouvelles aspirations humaines, un marketing soutenable et porteur de valeur pour les entreprises »

** « Revendiquer son nom pour revendiquer sa marque », article de Florence Touzé – Revue des marques n°93, janvier 2016.

 

Crédit photos et illustrations : 123RF, X, DR

Réseaux sociaux : amis pour la vie… et au-delà ?

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Décidément, que ne feraient pas les GAFA (Google, Amazon, Facebook et autre Apple) pour les internautes ? Non contents d’être de plus en plus omniprésents dans nos vies, voici qu’ils nous promettent fidélité jusque dans l’au-delà…

Il y a quelques jours, Facebook annonçait offrir à chacun de ses membres la possibilité de disposer d’une sorte de « légataire » universel. Sous réserve que vous l’ayez désigné au préalable, ce légataire aurait / aura le droit d’administrer votre compte, en votre nom, après votre mort.

Ne souriez pas : après vérification, cette annonce est on ne peut plus sérieuse. Alors que le premier réseau mondial se bornait jusqu’ici à créer une page commémorative, lorsqu’il était informé du décès d’un de ses membres (cette page ne pouvant être gérée par une tierce personne), cette « impardonnable lacune » est désormais comblée.

Peu regardant sur les questions d’éthique et sur le devenir de ces morbides avatars numériques, Facebook a pensé à tout. Non seulement le « légataire » aura la possibilité de publier des messages et des photos en votre nom… mais il pourra aussi répondre aux nouvelles demandes « d’amitié » !

Ouf, je vous sens soulagés. Dans la check-list du parfait petit défunt, voilà déjà un souci de réglé. Que ceux qui tremblaient à l’idée de voir leur score Klout s’effondrer post mortem soient donc rassurés : les réseaux sociaux pensent à votre postérité, à commencer par votre immortalité numérique.

Humanistes et désintéressés jusqu’au dernier like, les responsables de Facebook confirment : « Après avoir parlé avec des gens qui ont vécu la perte d’un proche, nous avons réalisé que nous pouvions en faire davantage pour les personnes endeuillées et pour ceux qui veulent garder le contrôle sur leur compte après la mort ». (sic)

… Et oui, vivre éternellement est enfin possible, même par procuration et par administrateur interposé. Il suffisait qu’un géant de la Silicon Valley, armé de bonnes intentions, l’ose. A ce propos, n’est-ce pas Michel Audiard qui disait : « Les c_ _ _ , ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît » ? Pure médisance sans doute, car je suis sûr que ce Michel-là n’a même pas sa page Facebook ;-)

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Sources :

– Facebook,

Stratégies n°1802, 19/02/2015

 

Crédit photos : Facebook, TheBrandNewsBlog, X, DR

5 bonnes raisons de vous intéresser à la « polarisation » de votre marque

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La semaine dernière, avec la leçon de branding de Mercedes Erra, j’évoquais l’opportunité pour les marques d’exprimer une « vision » sur le monde qui les entoure.

Que cette vision soit assez consensuelle (comme l’engagement de Danone pour la santé) ou plus militante (comme celle de Benetton notamment), l’adhésion des publics n’est pour autant jamais acquise. Et d’une marque à l’autre, quelle que soit la nature de ces engagements, force est de constater que la « cote d’amour » exprimée par les consommateurs peut varier de manière significative…

Adorées d’une partie du public et abhorrées par d’autres, certaines marques éminemment « clivantes », comme McDonald’s par exemple, suscitent des sentiments étonnamment forts et ambivalents. A contrario, les études démontrent que la perception de marques comme Intel semble beaucoup plus lisse et uniforme parmi les consommateurs.

C’est à la compréhension de ce phénomène et surtout aux façons de tirer le meilleur parti d’une marque clivante que les chercheurs Xueming Luo, Michael Wiles et Sascha Raithel¹ consacraient récemment un passionnant article², qui m’a inspiré ce billet.

… Où l’on découvre, contrairement aux idées reçues, pourquoi mesurer précisément la « polarisation » de sa marque et en cultiver les attributs clivants peut s’avérer une stratégie gagnante. Et comment, à défaut de disposer d’une marque « naturellement » clivante, de plus en plus de marketeurs cherchent à accentuer cette polarisation, pour susciter le buzz notamment, au prix de stratégies parfois risquées.

En quoi mesurer la « dispersion » ou la « polarisation » de votre marque est intéressant…

C’est en étudiant les cas de marques aux perceptions contrastées et de personnalités politiques controversées que des équipes marketing sont arrivées à ce constat : pour évaluer l’attitude de consommateurs ou d’électeurs dans de tels cas, des moyennes ou scores « nets » s’avèrent beaucoup moins riches et pertinents qu’une mesure de la « dispersion » des opinions exprimées.

En d’autres termes, comme on le comprend bien sur le tableau ci-dessous, il s’agit simplement, pour mesurer la « polarisation » éventuelle de la marque, de mettre en regard de manière directe les attitudes les plus extrêmes : la proportion « d’amoureux » de cette marque, versus la proportion de ses « détracteurs ». Plus les pourcentages de fans et d’adversaires de la marque sont élevés, plus la polarisation est forte.

Assez souvent, la dispersion des opinions exprimées s’avère peu significative ou nettement positive pour la marque (Intel, Fedex, et à moindre échelle Apple ou Microsoft³). Dans les cas de McDonald’s, Starbucks ou BP en revanche, on voit que les opinions sont très polarisées, avec beaucoup d’opinions négatives. Un constat à mettre en perspective et à creuser, évidemment, en analysant en premier lieu quelles sont les populations aux attitudes les plus négatives et leurs motivations.

LA POLARISATION DE QUELQUES MARQUES :

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Mesurer régulièrement cette dispersion/polarisation des opinions exprimées par rapport à la marque revêt en résumé 5 avantages :

1 – Mieux connaître les attitudes et les comportements des consommateurs

=> « passer à côté » du caractère « clivant » d’une marque clivante peut exposer l’entreprise à de sérieuses désillusions, du point de vue de l’efficacité de ses actions marketing notamment, voire à un aveuglement stratégique préjudiciable ;

2 – Pouvoir suivre l’évolution des attitudes et des comportements de manière plus fine grâce à la mesure régulière de ce nouvel indicateur (la dispersion de la marque), et mieux juger des actions correctives ou des stratégies mises en place ;

3 – Mettre en œuvre une véritable stratégie de polarisation, soit en essayant de réduire la dispersion des opinions entre fans et adversaires, soit au contraire en jouant de la dispersion des opinions, voir en renforçant les attributs clivants (voir la suite de cet article) ;

=> compter dans son public des détracteurs peut être une bonne chose, car les différentes études de  X. Luo, M. Wiles et S. Raithel le prouvent : « certaines entreprises ont même dopé leurs ventes en augmentant le nombre de leurs détracteurs » ;

4 – Mieux adapter la communication vis-à-vis des « indécis » (cette fraction de la population étant parfois majoritaire, comme dans les cas des marques faiblement polarisées Acer, Air France ou Easy Jet) ;

5 – Mieux identifier les ambassadeurs et les opposants à la marque, pour pouvoir réagir plus rapidement et efficacement en cas de crise 2.0, via les réseaux sociaux en particulier.

Clivantes et fières de l’être…

Comme le prouvent le succès de McDonald’s et les exemples de nombreuses autres entreprises fortement « polarisées », être une marque modérément voire fortement clivante n’est pas nécessairement une mauvaise chose.

Si les études menées par Xueming Luo, Michael Wiles et Sascha Raithel sur la relation entre polarisation et performances boursières semblent indiquer que les marques les plus clivantes tendent à avoir de moins bons résultats que les autresles universitaires ont également pu démontrer que leur cours de Bourse enregistrait en général moins de variations.

De même, les success stories de marques fortement clivantes comme Miracle Whip (sauce à sandwich américaine, au goût sucré) qui ont su exploiter leur polarisation en termes de communiction le prouvent : il est tout à fait possible de doper ses ventes tout en augmentant, paradoxalement, le nombre de ses détracteurs…

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Les 5 stratégies pour tirer le meilleur parti de la polarisation de sa marque

> Plusieurs stratégies sont possibles en fonction du degré de cette polarisation… Ainsi, s’il apparaît que la dispersion de la marque est forte et que la marque est ASSEZ OU TRES CLIVANTE…

… la première stratégie possible consiste à apaiser les détracteurs : pour une marque connue et à forts enjeux réputationnels, en particulier, cette  option paraît souvent la plus simple et la moins risquée. Il s’agit de tout mettre en oeuvre pour essayer de faire changer d’avis une partie de ses détracteurs… En organisant par exemple, comme le firent à plusieurs reprises des entreprises comme EDF ou AREVA, des visites de sites sensibles réservées aux associations telles que Greenpeace, dans une volonté de dialogue et de transparence. Idem pour Coca Cola, marque relativement polarisante, dont la directrice marketing France nous expliquait il y a 15 jours les efforts entrepris depuis un an pour informer les jeunes sur la teneur en sucre de ses sodas, dans le cadre de campagnes de santé publique conçues et financées par la marque. Dans le cas de General Mills et de sa marque de préparations pour dessert Betty Crocker, accusée de favoriser l’obésité, il apparaît que le dispositif d’information et de dialogue mis en place à destination des détracteurs de la marque a permis d’en faire chuter la proportion de 4,5 à 2,8 % en 3 ans. Une baisse significative et un résultat bienvenu quand on sait qu’une poignée d’entre eux peut suffire à déclencher une crise 2.0 et à faire des ravages.

… la seconde stratégie, plus risquée, consiste à alimenter intentionnellement le désamour de ses détracteurs. Plus fréquemment utilisée qu’on ne le pense, notamment par les représentants de marques low-cost, c’est la ligne de conduite très clairement choisie par la compagnie aérienne Ryanair et son P-DG… mais également celle retenue par Xavier Niel et le trublion Free, au moment de l’introduction de son offre mobile notamment. Spécialiste de ces figures acrobatiques et hasardeuses en termes de réputation, mais payantes en termes de notoriété et de part de marché, Ryanair alimente régulièrement les critiques à l’encontre de ses services minimalistes à coups d’annonces tonitruantes de nouvelles suppressions d’équipements ou de services… dont la plupart s’avèrent être des canulars. On se souvient qu’en 2010, la compagnie low-cost avait annoncé qu’elle allait faire payer l’accès aux toilettes sur ses appareils, créer une section où les passagers seraient obligés de voyager debour et imposer aux passagers en surpoids une « taxe sur les gros ». De la pure provocation qui créa certes une forte émotion et un bad buzz (de plus), mais sans entamer les parts de marché de Ryanair, au contraire !

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…. la troisième stratégie vise à amplifier un ou les attributs clivants de la marque. Sur des marchés très concurrentiels, en particulier, il peut faire sens d’accentuer les points de différenciation de son offre, dans l’espoir de doper la loyauté de sa « tribu » d’inconditionnels (et donc son chiffre d’affaires). C’est ce que fit, en termes de communication, la marque Fisherman’s friend, avec la pub de sa petite pastille et son accroche mémorable « It’s a bit strong! ». Amusant, à ce titre, de lire sur ce forum les commentaires des premiers consommateurs français, tantôt séduits, tantôt dubitatifs, voire carrément hostiles : « Il y a plusieurs variétés, dont certaines qui arrachent vraiment » ; « En fait, moi je trouve que c’est très particulier! On aime ou on n aime pas! » ; « Merci du conseil mais moi rien que le nom me donne envie d’éviter ce produit »… Cette accentuation peut se traduire par la sortie de produits encore plus clivants ou au goût plus prononcé, comme la nouvelle gamme XO de la marque Marmite, déjà réputée pour le caractère « corsé » de ses condiments. Celle-ci a fait un carton plein avec ce lancement et un slogan qui résume bien l’approche : « On adore ou on déteste ».

> S’il s’avère que le / les produits ou la marque sont peu ou pas du tout clivants… il peut être également intéressant de rechercher la polarisation (pour se différencier de la concurrence) :

…. la quatrième stratégie vise donc à semer la zizanie sur un marché. Surtout pratiquée par des low costers et nombre de nouveaux entrants sur des marchés mâtures, elle vise à investir rapidement un segment de marché ou une niche, par le biais d’une polarisation sensée accélérer le développement et les ventes. Sur le marché très traditionnel du cidre, c’est le positionnement retenu par la marque irlandaise Magners, qui se démarqua de ses concurrentes en communicant sur le caractère « branché » et désaltérant de sa boisson, à boire l’été et glacée de préférence. Cette stratégie obligea les autres marques de cidre britannique à se repositionner, comme Strongbow, qui choisit dès 2009 de se repositionner sur un coeur de marché plus populaire, se détachant progressivement de la clientèle plus jeune sur laquelle elle était également positionnée. Moralité : la polarisation d’une marque entraîne souvent une segmentation accrue et, par rebond, la polarisation des concurrents (ou une stratégie de me-too product).

… cinquième et dernière stratégie : la polarisation par une pub provocatriceTout le monde n’est pas Ryanair, et à défaut d’être naturellement ou historiquement clivantes, des marques comme Darty ou Perrier (parmi d’autres) se sont lancées récemment sur ces sentiers peu balisés, voire sulfureux. En optant pour le machisme ou la gentille (voire moins gentille) provoc’ un peu lourdingue, la deuxième s’est fait récemment dézinguer pour une campagne pub d’un goût plus que douteux. Un vrai rappel à l’ordre pour tous les communicants et marketeurs tentés par la stratégie du « buzz à tout prix » et tentés d’oublier un peu vite « l’ADN » de leur propre marque. Pour se permettre de de telles transgressions, mieux vaut en effet avoir ses lettres de noblesse de trublion du marketing (cf Ryanair) ou plus simplement que la création reste de bon goût ou soit réalisée avec un minimum de talent. Un exercice que certaines marques feraient tout de même mieux d’éviter. N’EST PAS UN BAD BOY QUI VEUT ;-)

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Notes et légendes :

(1)  Xueming Luo est professeur de marketing à Temple University et professeur honoraire à Fudan University ; Michael Wiles est maître-assistant de marketing à Arizona State University ; et Sascha Raithel est maître-assistant à l’Université Ludwig Maximilian de Munich.

(2) « Marketing : tirer le meilleur parti d’une marque clivante », par Xueming Luo, Michael Wiles et Sascha Raithel – Harvard Business Review, décembre 2014 – janvier 2015.

(3) Dans le cas précis d’Amazon, marque considérée la moins clivante d’après l’étude Yougov Brandindex, il est à noter que les données de l’étude datent a priori d’une période antérieure aux problèmes de réputation que connaît Amazon depuis le printemps 2014 (conflit avec Hachette et les éditeurs, en particulier). A ce titre, il serait intéressant de pouvoir disposer des résultats de la prochaine enquête… Où l’on constaterait sans doute à quel point les données concernant la dispersion et la polarisation d’une marque peuvent évoluer rapidement, rendant nécessaire la mise en oeuvre d’une nouvelle stratégie.

 

Crédits photos et illustrations : Yougov, BrandNewsBlog, X, DR