Communication environnementale : quels freins et quels leviers pour sensibiliser efficacement… et mobiliser (enfin) pour la planète ?

C’est un « pavé dans la mare communicante », mais aussi dans le jardin de l’écologie, que vient d’envoyer en cette rentrée Thierry Libaert…

Dans un ouvrage passionnant et brillant, nourri de plus de 20 ans d’engagement personnel, ce grand expert de la communication sensible et de la communication environnementale nous offre un constat sans concession : celui de l’échec de plus de 40 ans de discours écologiques et des tentatives de sensibilisation aux grands enjeux climatiques et environnementaux.

Alors que la « maison brûle » et que tous les indicateurs du dérèglement climatique et écologique ont viré au rouge écarlate, nous n’avons en effet jamais été autant « informés » des catastrophes à venir. Pourtant, rien ne bouge… ou si peu. Tout se passe comme si les alertes répétées de la communauté scientifique ne produisaient plus qu’un lointain brouhaha à nos oreilles. Et même la pratique des « écogestes », loin d’être anodine, a régressé parmi nos concitoyens. Nous demeurons plus que jamais spectateurs de l’emballement d’un train fou, dont nous nous résignons à n’être que les passagers.

Pourquoi une telle inaction, quand tous les sondages nous disent que nous n’avons jamais été aussi préoccupés par la cause environnementale, et déterminés à modifier nos comportements ?

Avec finesse, Thierry Libaert décrypte sans concession le décalage entre nos belles déclarations de citoyens responsables et nos comportements de consommateurs, souligne nos paradoxes et ceux des acteurs politiques et des entreprises, et nous dévoile les 4 freins à une véritable prise de conscience individuelle, préalable à tout changement.

De fait, nous dit le membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot et du Earth & Life institute, les scientifiques, les écolos et les communicants se sont trompés de combat, car ce n’est ni en abreuvant le grand public de chiffres et d’images d’ours sur la banquise, ni en effrayant et culpabilisant la population que nous pourrons sortir de notre mortiphère inertie… Il s’agit de repenser l’ensemble des discours de sensibilisation, de relier les enjeux climatiques et écologiques à nos vies quotidiennes, mais aussi de modifier nos représentations en produisant un nouveau récit beaucoup plus motivant et mobilisateur… Tout un programme, certes, mais qui requiert en particulier le talent et une vraie implication des communicants que nous sommes !

Biais des sondages, contradictions et paradoxes comportementaux, freins et leviers psychologiques à une véritable prise de conscience et à l’action, responsabilité et appétence au changement des différentes générations, rôle de la publicité et de la communication pour réenchanter nos imaginaires… Thierry Libaert* a accepté pour le BrandNewsBlog d’évoquer ces différentes dimensions d’une communication environnementale plus efficace et de répondre à mes questions.  

Qu’il en soit remercié, en le félicitant encore pour la qualité de son ouvrage… et en espérant que non seulement « Des vents porteurs » trouvera son public, mais qu’il contribuera aussi à mobiliser la communauté des marketeurs et des communicants, en premier lieu…

Le BrandNewsBlog : Bonjour Thierry. Félicitations à vous pour cet ouvrage particulièrement bien documenté, clair et pédagogique. Il conjugue deux sujets qui vous sont chers : la communication et la cause sociétale et environnementale, dans laquelle vous êtes investi depuis de nombreuses années. A ce titre, est-ce le plus important que vous ayez écrit : on sent qu’il vous tenait particulièrement à cœur ? 

Thierry Libaert : C’est le livre dans lequel je me suis le plus investi. J’ai écrit une bonne trentaine d’ouvrages, mais c’est la première fois que je m’exprime à la première personne, que je relate des expériences vécues. J’ai eu la chance de participer à des événements comme le Grenelle de l’environnement, la mise en place de la communication climatique par le GIEC et je voulais en tirer des leçons pour la pratique de la communication. 

J’ai déjà écrit sur le sujet Communication et transition écologique. Mon tout premier ouvrage, La communication verte¹ (1992), avait d’ailleurs ouvert le champ de la communication environnementale. En 2010, peu après que je sois nommé professeur à l’Université de Louvain, j’avais cherché à synthétiser l’ensemble des recherches sur le sujet dans un livre assez académique². 

Après une vingtaine d’années passées dans une ONG environnementale, j’ai voulu concilier mon engagement environnemental et mes connaissances en communication. Une de mes idées centrales était d’interpeller clairement la fonction communication dans sa responsabilité face aux grands enjeux de l’érosion de la biodiversité ou de l’accélération du dérèglement climatique. Notre métier ne peut rester à l’écart de ces interrogations et je crois nécessaire qu’il s’engage plus profondément. 

Le BrandNewsBlog : Vous avez choisi d’intituler cet essai « Des vents porteurs – Comment mobiliser (enfin) pour la planète ». N’est-ce pas plutôt « Des vents contraires » voire « Un ouragan contraire » que vous décrivez dans les 9 premiers chapitres de l’ouvrage ? Au regard de l’ampleur des enjeux environnementaux, de l’accélération des dérèglements climatiques et de l’inefficacité des politiques publiques et des démarches de sensibilisation (sans parler de l’inertie des comportements des citoyens), on a l’impression que la cause est très mal engagée… voire déjà perdue ? 

Thierry Libaert : Je commence le livre par une anecdote au moment de la clôture du Grenelle de l’Environnement en 2007. Nous étions alors réunis dans le grand salon de l’Elysée, le moment était un peu solennel autour de Nicolas Sarkozy, d’Al Gore, de José Manuel Barroso et de bien d’autres. J’étais très fier d’être là avec le sentiment d’avoir pu, un peu, contribuer aux décisions finales. Et Jean-Pierre Raffin, un militant environnemental de la première heure en France, Président d’honneur de France Nature Environnement, m’avait alors fait remarquer que la plupart des engagements que nous venions d’acter se retrouvaient presque intégralement dans un rapport commandité par Jacques Chaban-Delmas en 1970. Autant dire que le choc fut rude !

Plus tard, en travaillant sur la communication climatique, j’ai pu faire la même constatation. La quasi-totalité de ce que nous savons aujourd’hui sur le dérèglement climatique, nous le savions déjà il y a 30 ans. Et si vous relisez les ouvrages fondateurs de l’écologie rédigés dans les années 60, vous serez surpris de l’extraordinaire similitude avec les discussions actuelles sur la qualité de l’air, les pesticides, la déforestation, la biodiversité. 

En communication de crise, il est souvent répété qu’il faut prêter une extrême attention aux signaux faibles. En matière environnementale, les signaux sont pour la plupart tous allumés, et pourtant les actes sont loin d’être à la hauteur des enjeux. 

C’est un magnifique défi pour les communicants car on s’aperçoit vite que la communication est au cœur des enjeux. Mon point de départ réside dans cette interrogation : pourquoi, alors même que toutes les informations existent sur l’état de la planète, sommes-nous si peu à  agir ? On le voit, ce n’est pas un problème d’information puisque les données sont sur la table et elles ne sont plus contestées. Il y a peut-être un problème dans la manière avec laquelle ces grands enjeux nous ont été communiqués. Il fallait donc analyser plus précisément l’ensemble de la communication autour de la transition écologique, c’est ce que j’ai essayé de faire.

Le BrandNewsBlog : En expert des combats écologiques et en historien de la cause environnementale, vous dressez dès le premier chapitre un constat très sombre : tandis que la détérioration de la quasi-totalité des indicateurs s’accélère (réchauffement climatique, déforestation, appauvrissement des sols, dégradation de la qualité de l’air, érosion de la biodiversité…), la liste des publications et rapports dénonçant depuis des décennies ces phénomènesa liste des publications et rapports dénonçant depuis des décennies ces phénomènes s’allonge… sans aucune amélioration tangible. Pourquoi un tel aveuglement et aussi peu de mobilisation de la part des différents acteurs (pouvoirs publics, entreprises, citoyens) et de qui viendra notre salut ? 

Thierry Libaert : Je cite par exemple l’ouvrage de Roger Heim, Destruction et protection de la nature, que je considère comme le premier livre d’alerte environnementale. Il date de 1952 et l’auteur n’est pas un militant, c’est un spécialiste de botanique qui fut président de l’Académie des Sciences. Il met en garde contre la dégradation de notre planète qui est selon lui « aussi grave pour l’avenir de l’humanité que d’éventuelles nouvelles guerres ou l’extension de quelques épidémies foudroyantes³ »

Je suis persuadé que nous avons trop eu tendance à considérer que la dégradation de la planète était un sujet environnemental et cela a conduit à cataloguer la défense de l’environnement dans une sphère de militance écologiste. Selon moi, un sujet comme le dérèglement climatique est d’abord un problème de santé publique avec les vagues de chaleur ou l’extension des maladies tropicales, c’est un problème géopolitique avec l’accélération des migrations en raison de l’augmentation des événements climatiques extrêmes, un problème militaire avec les conflits qui risquent d’apparaître pour l’accès à de nouveaux territoires, et bien sûr un problème économique.

Tant que la communication sur la défense de la planète sera perçue comme un sujet strictement du domaine de l’écologie, nous pouvons nous attendre à des progrès limités. 

Ce qui vient de se passer le week-end dernier dans la vallée de la Vésubie apporte une nouvelle illustration de notre difficulté à affronter les risques. Je raconte qu’en 2011, j’avais été auditionné par une mission d’enquête parlementaire sur des inondations qui s’étaient produites dans le Var. On sent que les politiques eux-mêmes sont désabusés, sans illusion sur leur capacité à éviter que de nouvelles catastrophes ne se produisent en matière d’inondations, ils écrivent même dans leur rapport final que toutes les recommandations ne serviront à rien et que « d’autres urgences aidant, le temps les recouvre jusqu’à la prochaine émotion collective* ». 

Evidemment, tout cela est loin des effets d’annonce et des grandes exhortations politiques au moment des catastrophes. J’ai d’ailleurs retrouvé cette déclaration de Napoléon III au moment des grandes inondations dans la région d’Arles en 1857 : « Je tiens à l’honneur de la France que les fleuves rentrent dans leur lit et qu’ils n’en puissent plus sortir ». On voit qu’il y a une certaine constance en matière de déclaration chez les politiques ! 

Le BrandNewsBlog : Vous évoquez en premier lieu 4 freins à la prise de conscience et à une véritable mobilisation de nos concitoyens en matière environnementale : 1) la dimension spatiale (éloignement des conséquences du dérèglement climatique) ; 2) la dimension temporelle ; 3) la croyance/le mythe d’un progrès technique salvateur ; 4) le biais psychologique qui pousse chacun de nous à nous dégager spontanément de tout sentiment de responsabilité… Pouvez-vous nous en dire plus sur chacun de ces freins et lequel/lesquels sera/seront les plus difficiles à surmonter  ?

Thierry Libaert : Faites le test. Tapez « réchauffement climatique » sur un moteur de recherche et je vous parie que les premières images qui vont apparaître seront celles d’un ours polaire sur un morceau de banquise. En dehors de l’événement que nous venons de vivre dans le Sud-Est, la majeure partie du traitement médiatique sur le dérèglement climatique nous montre des territoires très éloignés, la fonte des glaces au pôle nord, des tempêtes de neige ou des cyclones en Amérique, des pluies diluviennes et des inondations dans le Sud-Est asiatique, des îles commençant à être submergées dans l’Océan indien. Tout concourt à renforcer notre perception que la menace climatique s’appliquera essentiellement dans des zones très éloignées. 

La dimension temporelle accentue ce phénomène. Tout le discours climatique est construit  sur un éloignement temporel. L’objectif est de ne pas dépasser une élévation de température de 2 degrés d’ici à 2100 et d’atteindre une neutralité carbone en 2050. Tout cela est louable, mais la difficulté est qu’avec l’accélération du temps que chacun ressent dans sa vie quotidienne, personne n’est capable de se projeter à des horizons lointains… Nous avons le sentiment que bien des choses peuvent arriver d’ici là et que le progrès technique pourra apporter les solutions nous permettant d’éviter toute remise en cause de nos modes de vie. Cela est particulièrement vrai dans la culture américaine, mais la croyance en un progrès technique salvateur existe également en France et en Europe. 

Le dernier paramètre porte sur la question des responsabilités. Je suis toujours frappé par les questionnaires relatifs aux responsabilités en matière de dégradation de l’environnement. A chaque fois, ce sont les mêmes responsables qui sont pointés, les entreprises et les gouvernements… Et pour avoir participé à quelques focus group, lorsque les répondants désignent « les citoyens » ou « les consommateurs », ils font toujours référence aux « autres » citoyens ou consommateurs.

Lorsque je travaillais au cabinet du ministre de l’environnement en 2004, j’avais rencontré la personne en charge de la communication sur la sécurité routière, il testait l’efficacité comparée des campagnes pédagogiques par rapport aux campagnes chocs montrant des accidents graves. L’essentiel, me disait-il, résidait dans la personnalisation des messages puisque le constat était que chacun se reconnaissant comme un bon conducteur, personne ne se considérait comme récepteur du message. Il en est de même au niveau environnemental : puisque chacun se perçoit comme un bon éco-citoyen, nous ne recevons que faiblement les messages de sensibilisation. Il est donc grand temps d’en finir avec les messages trop globaux en matière environnementale. 

Le BrandNewsBlog : Pourtant Thierry, si l’on en croit les nombreuses enquêtes et sondages menés ces dernières années, une écrasante majorité de nos concitoyens se déclare à la fois informée, vigilante en matière environnementale et prête à changer ses comportements… quand ce n’est pas déjà fait. Serions-nous tous devenus vertueux et écolos ? Ou bien les sondages sont-ils à prendre avec de grosses pincettes ? Et si c’est le cas, quels en sont les biais ? 

Thierry Libaert : Je me souviens d’un sondage sur l’hygiène buccale qui avait amené un fabricant de dentifrice à déclarer que si les français avaient répondu honnêtement, il serait obligé de multiplier par 10 la production de tubes de dentifrice ! Personne ne va jamais déclarer qu’il ne se lave jamais les dents et que cela ne le dérange pas d’avoir une haleine fétide. 

Les spécialistes des sondages savent très bien qu’entre le déclaratif et le comportemental il peut y avoir un gouffre. Dans un sondage environnemental, nous avons tendance à projeter une image de ce que nous souhaiterions être, c’est la raison pour laquelle j’ai toujours essayé de construire mes travaux sur l’observation des pratiques plutôt que sur les déclarations d’intention. Ainsi, en matière de consommation responsable, si vous prenez l’exemple du commerce équitable, vous avez une excellente perception du commerce équitable dans les sondages, des déclarations de consommation équitable très élevée et si vous observez les courbes de consommation équitable en France, cela s’avère plutôt négligeable…

Je cite une contradiction assez frappante à propos d’un sondage réalisé en Grande-Bretagne par le journal The Guardian, qui montrait que 83 % des britanniques déclaraient prendre en compte la politique sociale et environnementale des entreprises au moment d’acquérir de nouveaux produits. Et lorsqu’ensuite on interrogeait ces mêmes personnes à la sortie d’un supermarché, elles avaient quelques difficultés à expliquer pourquoi leur caddy était désespérément vide de tout produit « responsable ». 

Pour résumer, l’idée de se fonder sur des résultats de sondages pour bâtir une politique de transition écologique me semble très dangereuse pour trois raisons. 1) D’abord en raison de ce décalage entre ce que nous disons et ce que nous faisons, 2) ensuite parce que derrière les déclarations sur notre niveau élevé de préoccupation environnementale, nous avons des obstacles psychologiques que nous venons d’évoquer ci-dessus : « les problèmes d’environnement, ce n’est pas ici, ce n’est pas maintenant, et surtout ce n’est pas à cause de nous ». 3) Enfin, parce que nous avons toujours tendance, et c’est bien compréhensible, à sélectionner les bonnes nouvelles, les résultats porteurs d’espoir. C’est ainsi que nous sommes tous persuadés que la sensibilisation ne peut que progresser.

Malheureusement, c’est plutôt l’inverse qui s’opère et le dernier rapport de l’ADEME le confirme : « Depuis 2006, la tendance est plutôt à la baisse ou à la stagnation sur un ensemble de gestes vertueux en matière de climat**». Si l’on veut vraiment lutter contre la dégradation de notre planète, nous devons d’abord commencer par ne pas nous bercer d’illusions ! 

Le BrandNewsBlog : Dans votre chapitre 3, vous évoquez en chacun de nous des attitudes et comportements « schizophrènes », entre nos convictions de citoyens (plutôt responsables) et nos comportements de consommateurs, qui demeurent généralement beaucoup plus irrationnels et opportunistes. Pouvez-vous nous en donner des illustrations ? Contrairement aux belles intentions relevées dans les sondages, vous indiquez notamment que le « respect de l’environnement » arrive seulement en 9ème position parmi les critères de choix des Français au moment de faire leurs achats, loin derrière le prix, la SAV, la durée de garantie… Ce n’est pas très glorieux ?

Thierry Libaert : Nous avons au moins deux personnalités en chacun de nous, notre rôle de citoyen permet de nous situer dans nos relations sociales et dans un monde de valeurs, et notre rôle de consommateur qui lui nous situe dans un monde plus pratique.

En tant que citoyens, nous sommes tous contre le gaspillage, mais comme consommateurs, il est difficile de résister au moment des soldes à cette enceinte bluetooth vendue initialement à 200 € et qui nous tend les bras à 49,90 €. Nous sommes évidemment tous séduits par cette belle idée de « consommer moins, consommer mieux », mais le docteur Jeckyll de notre attente citoyenne entre souvent en contradiction avec le mister Hyde de nos désirs d’acquisition.

Pour prendre l’exemple des produits électriques, l’ADEME a montré il y a deux ans que nous avons en moyenne près d’une centaine de produits électriques ou électroniques à notre domicile alors que nous déclarons en avoir beaucoup moins(4).

Rien que cet ensemble de produits que nous avons à notre domicile occasionne un équivalent d’émissions de gaz à effet de serre de 6 allers-retours entre Paris et New York, soit 6 tonnes de CO2…

Dans ce domaine, il ne faut jamais se poser en donneur de leçons. D’abord parce qu’il ne faut pas oublier que si la crise des gilets jaunes a éclaté, ce n’est pas par opposition à la transition écologique, mais d’abord en raison de difficultés financières de beaucoup d’entre eux. 14 % des français font leurs courses à l’euro près et 58 % à 10 euros près. On peut comprendre que le prix soit un déterminant majeur avant même les incidences environnementales.

Ensuite, il faut reconnaître que les balises de l’éco-responsabilité ne sont pas évidentes. Regardez le nombre de personnes qui ont dans leur signature électronique le message « N’imprimez ce mail que si nécessaire ». En fait, on s’aperçoit que si le document fait plus de 4 pages, vous avez intérêt à imprimer.

On vous répète partout qu’il faut consommer local, mais en termes d’émission de gaz à effet de serre, il est préférable de considérer le type de produit que vous mangez plutôt que sa provenance. Etre un consommateur responsable nécessite quand même une bonne motivation et des connaissances pointues, il serait grand temps de simplifier les informations en la matière pour permettre au consommateur de mieux se repérer.

Le BrandNewsBlog : Autre paradoxe étonnant sur lequel vous revenez dans le livre, vous indiquez que les individus les plus sensibilisés à la protection de l’environnement sont aussi in fine les plus gros pollueurs, à l’image des classes sociales favorisées qui adoptent volontiers des écogestes quotidiens… mais sont les plus consommatrices de voitures 4×4 et de vols longs courriers. Comment expliquer de telles contradictions, récurrentes dans notre rapport à la consommation ?

Thierry Libaert : C’est le monde à l’envers, les personnes les plus sensibilisées à la cause environnementale sont en effet celles qui génèrent l’impact environnemental le plus élevé.

Cela semble paradoxal, mais c’est assez facile à expliquer et une enquête récente du CREDOC(5) en démontre bien le mécanisme. Notre impact environnemental est très lié à notre capital économique et culturel. Sociologiquement, la sensibilité environnementale élevée se retrouve majoritairement chez les plus diplômés.

Ceux-ci sont clairement en avance au niveau de la pratique d’un mode de vie éco-responsable, ils préfèrent prendre une douche plutôt qu’un bain, réduisent la consommation de viande, recyclent leurs emballages, achètent bio, font réparer leurs appareils en panne, mais l’aller-retour annuel au temple d’Angkor, au Machu Picchu ou aux Seychelles a tôt fait de réduire à néant en termes d’impact global l’ensemble des petits efforts quotidiens, surtout si l’on y ajoute l’achat des derniers modèles de tablette, de smartphone ou d’enceinte connectée.

Quant aux éco-gestes, je reconnais que je suis devenu beaucoup plus prudent sur leur efficacité. J’ai longtemps préconisé leur développement en me basant sur les théories de l’engrenage. Selon celles-ci, vous seriez beaucoup plus enclins à accomplir des actes importants dans votre vie quotidienne si vous avez déjà pris l’habitude de réaliser des actions d’un niveau inférieur. L’objectif est d’amener chacun sur une trajectoire vertueuse par l’accomplissement de petits pas progressifs.

Force est de reconnaître que cette stratégie n’a pas fonctionné, du moins pas au niveau que nous pouvions espérer. L’éco-geste est devenu une incantation parfaitement bien illustrée par Régis Debray : « Au « Ah, ça ira ! ça ira ! » succède le « Ah, ça triera, ça triera »(6).

L’éco-geste m’apparaît souvent plus un alibi de bonne conscience qu’il ne traduit un engagement pouvant s’amplifier. Le paradoxe est que les actions que nous déclarons faire en matière d’éco-gestes se révèlent aussi celles qui ont la plus faible efficacité dans la lutte contre le dérèglement climatique. Comme je l’écris dans le livre, la belle et généreuse idée des petits ruisseaux d’éco-gestes s’agrégeant dans le grand fleuve de la transition écologique se révèle un échec. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille arrêter tout effort en ce sens, mais seulement s’interroger sérieusement sur les pratiques de communication en la matière.

Le BrandNewsBlog : A celles et ceux qui seraient tentés de croire que le salut environnemental viendra de la jeunesse, vous rappelez que l’arbre Greta Thunberg ne saurait cacher la forêt… et que la conscience environnementale des plus jeunes est souvent à géométrie variable, leur choix professionnels, politiques, leurs modes de vie et de consommation étant hétérogènes et souvent assez éloignés de la représentation idéalisée que les médias en ont donnée. Ce faisant, vous renvoyez finalement « boomers » et « millenials » dos à dos sur les questions environnementales ?

Thierry Libaert : Oui, et pour faire le lien avec votre question précédente, comme nous n’en sommes pas à un paradoxe près, les jeunes qui se déclarent les plus préoccupés par l’impact du tourisme sur l’environnement sont aussi ceux qui prennent le plus l’avion pour partir en vacances.

Je ne remets bien sûr pas en cause la mobilisation des jeunes pour le climat et les très nombreuses initiatives en ce sens. Je mets seulement en garde contre l’effet de loupe qui inciterait à croire que les jeunes – disons la tranche 18-24 ans – seraient plus sensibilisés, plus engagés et plus actifs dans la protection de l’environnement.

C’est non seulement inexact, mais on observe même l’inverse. Pour ne prendre qu’un exemple, à la question « Selon vous, le dérèglement climatique est-il une réalité ? », les 18-24 ans répondent oui à 85 %, 5 points derrière les 65 ans et plus.

Ce n’est d’ailleurs pas propre à la France puisque nous avons le même type de résultats au niveau européen. Une étude sur les comportements environnementaux vient d’ailleurs de sortir il y a quelques jours (7), elle indique que sur de nombreux critères comme la gestion des déchets, les produits d’occasion, les achats en circuit court, les jeunes sont nettement moins bons que leurs aînés. La majorité de notre jeunesse a également un mode de vie particulièrement carboné à base de streaming ou de fast fashion, et je note qu’ils sont de loin la catégorie d’âge la plus abstentionniste politiquement.

Je pense qu’il y a un réel et profond engagement d’une partie de la jeunesse pour combattre la dérégulation de notre planète, je suis toutefois très sceptique sur l’idée que la jeunesse sauvera le monde.

Le BrandNewsBlog : Dans votre analyse des causes et conséquences de la grave crise environnementale que nous traversons, vous soulignez le rôle délétère de cet « imaginaire de croissance » qui alimente depuis des décennies le modèle économique dominant. Cet imaginaire est largement alimenté par la publicité… que vous refusez néanmoins de condamner, malgré les nombreux travers que vous lui reconnaissez. En ce sens, comment rendre la publicité plus vertueuse, si cela est possible ? Et pourquoi parlez-vous de « bouc émissaire publicitaire » ?

Thierry Libaert : La publicité pose deux types de questions à la lutte contre le dérèglement climatique. D’abord par ses messages nous incitant à la consommation, cela, nous ne pouvons pas le lui reprocher, puisque la promotion des ventes est sa fonction même, mais plus insidieusement par cet imaginaire qu’elle véhicule.

Derrière l’incitation permanente à l’acquisition de nouveaux produits, c’est l’idée d’un bonheur qui s’exercerait principalement par la consommation. Dans un travail effectué en 2016 pour la Fondation Nicolas Hulot (8), nous avions observé que les mots qui revenaient le plus dans les messages publicitaires étaient ceux de bonheur et de plaisir. C’est évidemment très bien et nous procure un peu d’optimisme, mais au final cela peut contribuer à l’idée du bonheur par la consommation et l’on a vu quelques campagnes où la limite avec l’incitation à la surconsommation n’était pas très éloignée.

Mais il y a un second problème : nous évoquions à l’instant les messages de sensibilisation. Or, faites le calcul, combien recevez-vous de messages de sensibilisation aux grands enjeux planétaires ? En étant optimiste, vous pourriez dire 4 ou 5 par jour. En revanche, des messages publicitaires qui vous incitent à consommer, vous en recevez entre 400 et 3 000 quotidiennement, selon les différentes études. Avouez que le combat peut paraître un peu inégal..

Je refuse de faire de la publicité un bouc émissaire parce que je sais que c’est de cela que vivent les médias, qu’elle est un levier de croissance, qu’elle procure de nombreux emplois. Je sais aussi que l’essentiel des actions publicitaires se réalise sur la sphère numérique et que toute atteinte à la publicité traditionnelle ne pourrait qu’entraîner des flux exclusifs vers les GAFA.

Je mesure également que cet imaginaire de bonheur par la consommation n’est pas spécifique à la publicité puisque nous le retrouvons dans les séries télévisées, le cinéma hollywoodien et bien d’autres. Mais cela ne doit pas empêcher un vrai débat de s’instaurer sur cette question…

Ma conviction est que la publicité, loin d’être un obstacle, peut devenir un réel levier au service de la transition écologique. Elle le fera notamment en travaillant sur les représentations qu’elle véhicule, en réfléchissant aux méthodes pour permettre un meilleur accès aux produits et services éco-responsables. Elle a commencé à le faire, elle doit accélérer beaucoup plus rapidement.

Le BrandNewsBlog : Dans le début de polémique que nous avons vu naître cette semaine au sujet de nouveaux textes de loi susceptibles d’encadrer la publicité (voir notamment cette publication LinkedIn et les commentaires joints), les patrons d’agence et les annonceurs ont-ils eu raison de se mobiliser de manière aussi spectaculaire (via une tribune solennelle : cf ci-dessous), au risque de passer pour une profession refusant tout examen de conscience ? Et les publicitaires sont-ils vraiment crédibles quand ils mettent en avant leurs efforts pour la transition écologique : il semble que très peu ait été accompli en ce sens à ce jour ?

Thierry Libaert : Je suis très sceptique sur l’argumentation de nombreux publicitaires dans le débat actuel pour deux raisons. D’abord parce qu’il utilise beaucoup trop la stratégie de la contre-attaque en caricaturant les critiques du modèle publicitaire.

C’est ainsi que nous avons pu lire que la Convention Citoyenne sur le climat, celle qui a proposé des interdictions de publicités sur les produits les plus polluants, n’avait aucune légitimation, ou que les anti-publicitaires sont des écologistes fanatiques voulant nous imposer leur modèle de ce que peut être une « bonne » consommation. C’est réducteur, caricatural et cela ne favorise pas la discussion. Ensuite, parce que leur posture est essentiellement défensive et se borne à dénoncer les menaces d’interdiction.

J’attends des publicitaires une posture plus ouverte et des engagements forts. Je ne comprends pas pourquoi le secteur de la publicité est un des rares secteurs économiques à ne s’être jamais engagé sur le respect des accords de Paris, sur des engagements de neutralité carbone. Je suis d’autant plus étonné que je connais bien ce domaine depuis de longues années, je sais que des associations comme l’Union des Marques, l’Association des Agences Conseils en Communication, Entreprises pour l’Environnement et bien d’autres, font un travail remarquable, il est temps pour elles de s’engager positivement, de prendre date, et de présenter leur nouvelle trajectoire. J’ai bon espoir que cela puisse se faire rapidement…

Le BrandNewsBlog : Vous analysez dans la deuxième partie de l’ouvrage les nombreuses erreurs commises dans la communication sur les risques environnementaux, qui se focalise souvent sur des explications et arguments purement rationnels et sur les dimensions cognitive et acceptative, au détriment des dimensions affectives et conative… Or informer ne suffit plus aujourd’hui, il faut aussi se montrer exemplaires en tant qu’émetteurs, être sincères et actionner des leviers et arguments plus sensibles et concrets, n’est-ce pas ?

Thierry Libaert : C’est bien là toute la difficulté. Alors même que la probabilité d’emballement est au plus haut et que l’intensité est maximale sur les échelles de gravité, le risque climatique semble n’effrayer réellement qu’un faible nombre d’individus.

Parce que les causes sont multiples et que les conséquences ne sont perçues qu’à long terme, le risque n’apparaît pas réellement. C’est toute la difficulté d’établir des causalités. Pour revenir aux inondations de la Vésubie, nous savons que ce type d’événements va se multiplier, mais il est impossible de conclure en la responsabilité du dérèglement climatique dans un événement particulier comme celui-là.

En matière de transition écologique, on a trop longtemps cru qu’il suffisait d’informer pour transformer les comportements. Dominique Wolton rappelle en permanence qu’informer n’est pas communiquer et qu’il ne suffit pas de transmettre une information pour modifier des habitudes. Informer est une étape nécessaire mais insuffisante, d’autres modalités de communication sont nécessaires pour le passage à l’action.

Je cite dans le livre cet exemple totalement ahurissant du matelas de Cap Cod. Un matelas s’était détaché du toit d’une voiture sur une route du Massachussets et le conducteur avait continué son chemin. Ce matelas tombé au milieu de la route a entraîné un gigantesque embouteillage car les conducteurs suivants devaient ralentir pour contourner l’obstacle. Il aurait suffi qu’une seule personne déplace le matelas sur le bas-côté après l’avoir dépassé pour que le problème soit résolu.

Mais personne ne s’est arrêté. Chaque conducteur savait que ce matelas gênerait des centaines de personnes derrière lui, mais chacun trouvait une bonne raison pour accélérer aussitôt après avoir contourné l’obstacle. Pour moi, cette histoire est un peu emblématique de notre attitude face au dérèglement climatique. Comme on le voit, avoir l’information, même évidente, n’est pas un déterminant de l’action.

Le BrandNewsBlog : La communication sur les dérèglements climatiques et les enjeux environnementaux tombe également dans l’ornière lorsqu’elle devient anxiogène ou culpabilisante, dites-vous. Et elle peut même s’avérer totalement contre-productive quand elle prétend faire peur à ses publics. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Thierry Libaert : Prenez l’exemple des documentaires cinématographiques. Lorsque Nicolas Hulot, qui nous avait habitués à l’émerveillement de la nature dans son émission Ushuaia, réalise en 2009 le film Le syndrome du Titanic, basé sur un scénario très sombre, il ne réalisa que 250 000 entrées malgré une forte promotion.

A l’inverse, Cyril Dion, pourtant inconnu du grand public en 2015, dépasse le million d’entrées avec son film Demain, film qui met en avant de formidables réussites environnementales.

La réalité psychologique est que la peur paralyse, alors que l’espoir mobilise. Toutes les études disponibles mettent en évidence cet effet inhibiteur de la peur qui peut même entraîner un effet boomerang : si la situation laisse aussi peu d’espoir, à quoi bon s’engager dans des efforts d’éco-responsabilité ? C’est d’ailleurs un grand danger du discours de la collapsologie.

Pour être précis, la seule nuance permettant à un message alarmiste d’être performant est de l’accompagner d’indications relatives à l’efficacité de l’action individuelle. Si l’on contrebalance le message d’alerte par un message basé sur la responsabilité et la capacité d’action de chacun, le message peut produire des effets, à défaut la peur peut attirer l’attention sur une question mais n’entraîne aucune modification du comportement.

Le BrandNewsBlog : A contrario, vous citez des exemples de stratégies de communication environnementale réussies, comme celle que vous avez su mettre en place auprès de la Commission européenne concernant l’obsolescence programmée, ou bien la communication d’influence pour empêcher la construction de l’aéroport à Notre-Dame des Landes. Quels ont été selon vous les principaux ingrédients du succès, dans de tels cas ?

Thierry Libaert : Il y a des événements qui nous marquent fortement. Dans mes activités au Comité Economique et Social Européen, j’avais proposé en 2012 d’engager une action européenne résolue pour mettre fin aux pratiques d’obsolescence programmée.

J’ai alors reçu un refus assez brutal me signifiant que notre Comité, l’organe consultatif des institutions européennes, ne travaillerait pas sur ce sujet. Des collègues un peu plus aguerris que moi m’ont alors expliqué que si je voulais faire passer des textes importants, je devais commencer par éliminer tout ce qui pouvait apparaître conflictuel. Six mois plus tard, j’ai représenté mon projet d’initiative en le rebaptisant « Pour une consommation plus durable. La durée de vie des produits industriels et la restauration de la confiance grâce à une meilleure information des consommateurs ». C’est évidemment un peu plus long, mais cela procure une optique positive et constructive et au final, mon avis, le premier texte européen relatif au sujet de l’obsolescence programmée, fut voté en session plénière à l’unanimité des membres.

J’ai d’ailleurs apprécié quatre ans plus tard, que lorsque le député européen Pascal Durand proposa une résolution du Parlement européen basé sur mon avis, il nomma celle-ci : « Sur une durée de vie plus longue des produits, avantages pour le consommateur et les entreprises ». La question de la dénomination est déjà un excellent point de départ pour faire aboutir des projets.

Pour Notre-Dame-des-Landes, j’ai eu la chance d’avoir été choisi par la mission de médiation mise en place par le gouvernement pour un accompagnement en communication. J’ai donc pu observer le positionnement des acteurs. J’ai trouvé très intelligents les arguments des opposants qui avaient parfaitement compris qu’ils n’aboutiraient à rien s’ils restaient dans la posture de quelques paysans refusant le développement économique de leur région. C’est la raison pour laquelle ils ont déplacé la question du gaspillage des terres agricoles vers la problématique climatique et le type de société désirable.

La défense purement locale a glissé vers la promotion d’un intérêt général, ce qui a permis d’élargir les angles d’accroche du sujet et au final de faire de cet aéroport un combat emblématique, apte à mobiliser d’importants soutiens.

Dans les deux cas, on peut observer qu’il ne s’agirait pas d’un combat « contre » (l’obsolescence, l’aéroport) mais pour un projet positif (des produits plus durables, une société moins énergivore).

Le BrandNewsBlog : Dans votre chapitre 9, « Et maintenant, on fait quoi ? », vous évoquez les pistes d’amélioration pour une communication environnementale plus efficace : accompagner les alertes d’une perspective d’espoir ; expliquer clairement comment agir ; éviter les messages globalisants et « cibler » davantage ; diversifier les canaux pour diffuser la connaissance d’une part et impliquer localement d’autre part ; conjuguer systématiquement les objectifs de prise de conscience et d’attribution à soi-même de la responsabilité… Mais vous évoquez également un problème de langage, à travers l’emploi de nombreux termes et expressions malheureuses, comme « réchauffement climatique », « climato-sceptiques » ou « effet de serre » : quel est le problème à ce sujet ?

Thierry Libaert : J’aime bien la citation d’Albert Camus « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde ». Je suis persuadé que nous ne pourrons résoudre le problème du dérèglement climatique si nous ne sommes pas capables de le nommer correctement.

Nous utilisons trop souvent le terme de « réchauffement » qui est selon moi à proscrire parce qu’il passe à côté de la réalité du problème. La gravité de celui-ci réside d’abord dans des événements météorologiques extrêmes. Dans l’absolu, le fait d’accroître d’ici à la fin du siècle la température de 2 à 3 degrés ne peut faire réagir personne. De la même manière, je demande de renoncer au « changement » climatique parce que le changement nous apparaît en lui-même comme un phénomène constitutif de nos sociétés.

En Angleterre, le journal The Guardian a procédé à un changement de dénomination en la matière, il évoque plutôt « la crise climatique », « l’urgence », voire la « surchauffe climatique ». En anglais, on peut également remplacer « Global warning » par « Global heating » qui évoque davantage un phénomène provoqué techniquement.

Mais le travail sur les termes n’est pas propre au dérèglement climatique, l’ancien Vice-Président du GIEC, Jean-Pascal van Ypersele, celui qui a vraiment permis au GIEC de se doter d’une stratégie de communication, ne parle plus de « climato-sceptiques », puisque selon lui, le scepticisme est consubstantiel à la démarche scientifique. Il évoque de préférence « les négateurs de la science du climat ».

« L’effet de serre » nous renvoie à la perception d’une serre, c’est-à-dire d’un lieu parfaitement sous contrôle, harmonieux, propice à la production de végétaux et où règne une température constante. La réalité des conséquences du dérèglement est très éloignée de cette image.

De même, en matière « d’érosion de la biodiversité », expression que je préfère remplacer par sa réalité immédiate, la disparition des espèces animales et végétales, je pense qu’il faut arrêter de parler de « stocks de poissons », mais évoquer plutôt les populations de poissons. La notion de « stock » ne me semble pas propice à une conscientisation émotionnelle forte.

Le BrandNewsBlog : Utiliser les techniques du « nudge » (en recourant à ces leviers que sont la paresse, la cohésion sociale, la saillance de l’information ou la gamification) ; valoriser les comportements vertueux ; réhabiliter la science et réduire la distance psychologique avec les victimes du dérèglement climatique sont quelques-unes des autres pistes que vous évoquez, avec l’importance de bâtir un nouveau storytelling environnemental. Pouvez-vous nous en parler ?

Thierry Libaert : La question du récit est pour moi la plus fondamentale. J’essaie d’expliquer pourquoi le combat contre le dérèglement climatique n’est pas le bon.

Quand j’observe la communication climatique, je vois une communication linéaire, descendante, informationnelle, incantatoire, lointaine, technique et alarmiste. Comment voulez-vous qu’elle atteigne ses objectifs ? Surtout si elle nous annonce comme objectif de société la neutralité carbone en 2050 et une hausse contenue à 2 degrés en 2100. On a connu des discours de mobilisation plus efficaces.

Je pense qu’il faut réorienter notre objectif ; l’objectif n’est pas la lutte contre le CO², il est d’envisager un futur où l’énergie sera plus propre, l’air plus pur, le mode de vie moins stressant, les produits plus sains. La lutte contre le dérèglement climatique nous apparaîtra alors pour ce qu’elle n’aurait jamais cessé d’être, non pas l’objectif d’une civilisation mais un simple moyen.

Et qu’on arrête de mettre en avant la neutralité carbone comme l’avenir radieux de notre humanité.

C’est pour cela que j’ai appelé mon livre « Des vents porteurs », en référence à la célèbre citation de Sénèque. Si nous parvenons à délimiter un cap, une vision positive qui rassemble le maximum d’entre nous, nous devrions ensuite pouvoir trouver plus facilement les vents porteurs.

 

 

 

Notes et légendes :

* Professeur des universités, président de l’Académie des controverses et de la communication sensible, vice-président du groupe de réflexion La fabrique écologique, membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot et du Earth & Life Institute, administrateur de l’Institut des futurs souhaitables, Thierry Libaert est conseiller au Comité économique et social européen.

(1) La communication verte. L’écologie au service de l’entreprise  Thierry Libaert, Editions Liaisons, 1992. Médaille de l’Académie des Sciences Commerciales.

(2) Communication et Environnement, le pacte impossible – Thierry Libaert, Presses Universitaires de France, 2010.

(3) Destruction et protection de la nature – Roger Heim, Armand Colin, 1952.

(4) ADEME, La face cachée des objets – Septembre 2018.

(5) Credoc, « Consommation durable : l’engagement de façade des classes supérieures », Consommation et modes de vie – Mars 2019.

(6) Régis Debray, Le siècle vert – Gallimard Tracts, 2020.

(7) La Réclame, « Enfin une étude qui déjoue les clichés sur les 18-34 ans », 5/10/2020.

(8) Thierry Libaert. La Publicité est-elle compatible avec la transition écologique ? FNH – 2017.

** « Les leçons des inondations dans le Var et le Sud-Est de la France » – Pierre-Yves Collombat, Rapport du Sénat, n° 775, 2012.

*** « L’opinion sur le climat en France » – Solange Martin, Futuribles, n° 435, mars-avril 2020, p. 38. 

 

Crédit photos et illustrations : Thierry Libaert, The BrandNewsBlog 2020, X, DR

 

 

Entre profil bas, empathie, solidarité et activisme : quelle attitude adopter et quels enjeux pour les marques aujourd’hui ?

Il y a quelques semaines, alors que nos concitoyens et les entreprises commençaient à peine à découvrir les contraintes du confinement, je m’étais permis d’interroger quelques experts de la communication de crise et des directeurs de la communication sur les mesures à mettre en place pour conserver le lien avec leurs collaborateurs et leurs clients¹.

De fait, l’accompagnement des mesures de chômage partiel ou de télétravail mises en place, le souci premier de la sécurité et la santé des équipes et l’application des modalités du travail à distance, de même que l’animation de la relation avec les collaborateurs distants étaient au premier rang des préoccupations, avec une attention toute particulière accordée à la communication interne, qui demeure plus que jamais une priorité dans la période actuelle.

Depuis lors, les entreprises et les marques se sont naturellement remises en ordre de marche, avec une réactivité et une capacité d’adaptation souvent remarquables. Mais passé le temps de la sidération et de la réorganisation opérationnelle, passé le temps des annulations et des reports d’évènements, la question de la communication externe et de la posture à adopter par les marques est revenue se poser avec acuité…

Fallait-il / faut-il comme Coca-Cola, annuler l’intégralité de ses campagnes publicitaires, pour en flécher les budgets vers la lutte contre le Coronavirus Covid-19… au risque de mettre en péril l’écosystème fragile des médias et de la communication ? Fallait-il / faut-il renoncer – par attentisme, décence ou prudence – à toute campagne et démarche de communication externe, comme l’ont fait depuis lors un nombre croissant d’entreprises ? Et sur quel ton communiquer, dans quel but et avec quel message, pour les marques qui s’y sont risquées ?

De fait, dans cette période de crise sanitaire mondiale, les marques ont su dans leur grande majorité faire preuve de responsabilité et ont démontré une solidarité remarquable et assez inédite, par son ampleur et sa réactivité.  Dons ou fabrication de masques et de gel hydro-alcoolique, donations aux hôpitaux et aux personnels soignants, hébergement et nouveaux services gratuits pour les travailleurs en première ligne de la lutte contre le Covid-19, soutien aux consommateurs et aux populations les plus fragiles…

Ce faisant, les marques ont répondu à cette aspiration croissante de nos concitoyens qu’elles s’impliquent davantage dans leur vie quotidienne et dans la résolution des grands problèmes sociétaux, environnementaux et de santé.

Pour autant, ce bel élan de solidarité perdurera-t’il ? Comment concilier solidarité, nécessité de la reprise d’activité et redéploiement de la communication externe ? Et au-delà des mesures et stratégies ponctuelles dans le cadre de cette grande cause commune de la lutte contre le Coronavirus, quelle nouvelle posture et quelle attitude adopter pour les marques, dans les prochaines semaines et les prochains mois ?

Voici quelques-unes des questions que j’ai souhaité poser cette semaine à ces éminents experts de la communication et des marques que sont Marion Darrieutort, Présidente de l’agence Elan Edelman ;  Elise Ginioux, Membre du Comité exécutif en charge de la communication, de la RSE et des affaires publiques de Generali France ; Thomas Kolster, expert internationalement reconnu de la communication responsable et fondateur de l’agence Goodvertising ; et enfin Georges Lewi, mytholoque et grand expert des marques et du branding.

Qu’ils soient tous remerciés, très chaleureusement et sincèrement pour le temps qu’ils ont bien voulu m’accorder et la grande qualité de leurs réponses et de leurs éclairages ! Et très bonne lecture à toutes et tous de ce dossier, que publierai comme souvent en deux temps : ce dimanche pour la première partie, jeudi prochain pour la suite et fin…

Le BrandNewsBlog : Bonjour Marion. En complément de votre grande étude annuelle « Trust barometer », dont vous avez révélé les résultats en janvier, Edelman vient de publier il y a quelques jours un rapport spécial « Brand Trust and the Coronavirus » ²dont les résultats démontrent que les marques sont très attendues au tournant de la crise Covid-19. Auprès de qui cette étude a-t-elle été réalisée et quels en sont les principaux enseignements ?

Marion Darrieutort : Cette étude s’appuie sur la méthodologie du Trust Barometer que le Groupe Edelman conduit depuis 20 ans. C’est une édition « spéciale Covid » conduite du 23 au 26 mars auprès de 12 000 personnes, dans 12 pays dont la France.

Le principal enseignement de l’étude est une forme de call to action des consommateurs, qui plébiscitent l’émergence de ce que j’appelle des « marques soignantes », qui prennent soin de leurs parties prenantes et dont le leitmotiv serait « Solve don’t Sell », c’est à dire participer à résoudre les problèmes avant de chercher à vendre. Durant cette période de crise, les marques sont et seront en effet jugées sur leur aptitude à être pleinement à l’écoute. Au-delà d’une simple posture d’écoute clients traditionnelle, elles se doivent d’être en empathie et d’entrer en résonance avec les consommateurs et plus largement avec la Société.

Le BrandNewsBlog : Vous indiquez dans votre rapport que 20% des Français déclarent avoir d’ores et déjà orienté leurs décisions d’achat en fonction du comportement des marques durant cette crise… le comportement des marques dans cette période pouvant même déterminer à terme 50% de leurs décisions d’achat. Une fois la crise sanitaire terminée, nos concitoyens n’auront-ils pas tendance à revenir néanmoins vers leurs habitudes d’achat passées et vers les marques auxquelles ils accordaient déjà leur confiance avant la crise, si tant est qu’ils en aient délaissées certaines ?

Marion Darrieutort : L’issue de cette crise est encore difficile à prévoir. Il est en effet plausible que les consommateurs privés de leurs marques fétiches retournent vers elles rapidement et très spontanément. Un peu à l’image de ces consommateurs chinois qui ont fait la queue devant les boutiques Hermès une fois les mesures de confinement levées.

Mais 1 consommateur sur 2 déclare aujourd’hui réfléchir à ses prochaines décisions d’achat, ce qui est beaucoup. Et 20% des consommateurs interrogés nous disent avoir récemment commencé à acheter une marque, motivés par la manière dont elle s’est comporté durant l’épidémie. Nous risquons par conséquent de rentrer dans une ère d’infidélité un peu plus forte qu’auparavant pour les marques. L‘enjeu pour elles est vraiment, durant la période actuelle, de préserver leur capital confiance en démontrant ce qu’elles font très concrètement pour participer à la résolution de la crise.

Le BrandNewsBlog : En cette période, votre étude souligne en effet que les marques doivent faire preuve d’une empathie sincère dans leurs messages et leur communication, mais avant tout s’inscrire résolument dans l’action et la résolution des problèmes que rencontrent les soignants et les Français. C’est l’émergence d’un nouveau modèle, celui de la « marque soignante » dont vous venez de parler et que vous appelez de vos voeux. Mais qu’entendez-vous par là ? Toutes les marques ont-elles vocation à devenir des « marques soignantes » ? Démontrer leur utilité (brand utility) n’est-il pas un engagement au demeurant suffisant, plutôt que de tomber dans une forme de « sur-promesse » ? 

Marion Darrieutort : Nous avons utilisé volontairement le concept de « marque soignante » pour provoquer la réflexion et exprimer cette conviction, étayée par notre étude, que le marketing traditionnel qui consiste à vendre des produits et des services sans prendre en compte les insights sociétaux sera fortement bouleversé par cette crise.

Nous entrons aujourd’hui dans une ère où le marketing doit être plus responsable que jamais, être porteur de sens et viser un impact sociétal. C’est une révolution pour les marques qui n’en ont pour la plupart pas suffisamment pris la mesure. Cette crise nous montre que la posture « business as usual » n’est plus acceptable, car les Français en demandent davantage aux entreprises et aux marques.

Et je pense que cette attente forte perdurera après la crise, car elle correspond à une mutation assez profonde. Démontrer leur utilité est une étape majeure pour les marques, qui se rapproche de la notion de « care » dont nous venons de parler au sens de « prendre soin ».

Et pour répondre à votre question, il s’agit de ne pas verser dans la sur-promesse en effet. Les consommateurs et les parties prenantes des marques exigent d’abord des faits, des actions et du reporting en toute transparence sur les progrès réalisés.

Le BrandNewsBlog : De manière très claire et intéressante, vous identifiez 4 attitudes plébiscitées de la part des marques en cette période : 1) le fait de se positionner en « solution solver » et de proposer des solutions concrètes plutôt que de chercher à vendre leurs produits/services ; 2) le fait d’adapter leur communication ; 3) le devoir le contribuer concrètement à lutte contre le Covid-19, le passage à l’action n’étant pas une option ; 4) Le fait de ne pas agir seules, mais de rechercher des synergies d’actions… Pouvez-vous expliciter chacun de ces points : les principales attentes des consommateurs et la bonne « réponse » attendue des marques ?

Marion Darrieutort : En ce qui concerne l’attitude n°1 (proposer des solutions), cela peut se traduire concrètement par le fait de fabriquer des produits qui vont permettre aux gens de résoudre leurs difficultés, mais également par le fait d’offrir ou de baisser le prix de produits destinés aux soignants, aux professionnels en première ligne de la crise sanitaire ou à ceux dont les emplois ont été affectés.

Pour l’attitude n°2 (savoir adapter sa communication), il s’agit en premier lieu de trouver le bon ton et les messages adaptés, c’est à dire « sociétalement corrects ». Le ton humoristique ou trop léger, par exemple, doit être manié avec grande précaution. Les marques sont aussi amenées à éviter les publicités invitant à l’évasion ou montrant des personnes en groupe utilisant leurs produits et passant un bon moment. En cette période de confinement – c’est du bon sens – ce type d’images pourrait en effet se retourner contre elles.

Pour l’attitude n°3 (contribuer concrètement à la lutte contre le Covid-19), une des plus fortes attentes exprimées est de rompre l’isolement par la création de communautés. 77 % des Français attendent des entreprises qu’elles leur permettent de rester proches les uns des autres, au moins d’un point de vue émotionnel. 70 % attendent qu’elles favorisent un esprit de communauté en utilisant les réseaux sociaux, pour faciliter et renforcer ce sentiment d’appartenance et qu’elles offrent une véritable « entraide sociale » aux personnes.

Enfin, attitude n°4 (ne pas agir seules), 79 % de nos concitoyens attendent des entreprises qu’elles représentent un « filet de sécurité », capable de prendre le relais du gouvernement ou de pallier ses insuffisances. En coordination avec les autorités nationales ou locales, leur contribution peut porter sur la fabrication de produits d’urgence, la diffusion de messages sur les soins de santé ou la prestation de services de soutien, comme la nourriture ou le transport, notamment.

Le BrandNewsBlog : Outre le passage obligatoire à l’action, la communication des marques doit aussi se montrer responsables, en somme. Les marques sont invitées à se départir de leur posture et registres commerciaux, à capitaliser sur les preuves d’action plutôt que les grands discours… mais également à trouver le ton « sociétalement correct » nous dites-vous : « chaque fausse note ou mésaccord étant susceptible d’induire un rejet durable ». N’est-ce pas là un chemin très étroit ? Que la plupart des marques, à l’exception de notables faux pas (cf ci-dessous la pub Polette) ont globalement suivi au demeurant, jusqu’à verser dans la surenchère d’empathie parfois, en dupliquant les mêmes messages et courriers types ?

Marion Darrieutort : Oui, c’est  vrai, le chemin à suivre idéalement est relativement étroit. Nous traversons aujourd’hui une crise majeure qui entraîne une forte déstabilisation, une grande perte de repères et un besoin de réinvention.

Alors bien entendu, trouver la bonne réponse dès les premiers jours est difficile. Cela nécessite pour les marques de faire évoluer leur lecture des insights consommateurs en s’ouvrant à des insights plus sociétaux. De se procurer et se savoir interpréter les bonnes données, de tester des messages et des campagnes auprès des bonnes personnes, les consommateurs certes mais également des experts capables de décrypter les mutations sociétales que nous vivons et leur impact sur les déclinaisons de communication.

Le BrandNewsBlog : Vous l’indiquez dans votre rapport Marion, 58% des Français estiment que la France sortira de la crise si les marques jouent un rôle majeur dans la résolution des problèmes actuels, et ils sont 49% à penser que les marques réagissent plus efficacement et réactivement que les gouvernements… Cette image un brin héroïque reflète-t-elle la réalité ? A l’image de la filière alimentaire et des acteurs de la grande distribution, soudain revalorisés, quels sont les secteurs et marques qui tirent le mieux leur épingle du jeu et se sont montrées à votre sens les plus exemplaires ?

Marion Darrieutort : Depuis quelques années maintenant, notre Trust Barometer décrypte la baisse de la confiance dans les gouvernements et la montée de la confiance dans les entreprises et les marques. Et cette crise ne fait que renforcer cette tendance car dans un moment de déstabilisation, les gens se tournent vers les « visages de la confiance ».

Personnellement, je trouve que dans cette période, les marques et les entreprises se montrent plutôt héroïques, en effet ! Certaines se sont mobilisées pour produire des gels, des masques, soutenir les soignants, mobiliser leurs équipes pour aller aider ou tout simplement remercier les soignants… Une majorité d’entreprises a fait la démonstration de sa contribution sociétale, et le mouvement est assez massif.

Je suis engagée depuis plus de 10 ans pour encourager les marques à développer leur empreinte sociétale. Durant cette dernière décennie, les choses avaient déjà bougé mais cette fois ci, l’accélération est majeure, profonde et concrète. Les entreprises font la démonstration de leur impact positif à la société. Espérons que cela dure quand nous serons de retour dans le « New Normal ».

Le BrandNewsBlog : Fabrication et dons de masques ou de solution hydro alcoolique, fourniture de respirateurs, aides et avantages pour les personnels soignants, rétrocession de primes d’assurance aux conducteurs, baisse de la rémunération des dirigeants… De nombreuses marques ont en effet montré l’exemple ces dernière semaines, faisant preuve de solidarité et d’une grande responsabilité. Mais cette posture de « marque soignante » et la démonstration de leur « brand purpose » face à ce test grandeur nature que représente la crise… a-t’elle des chances de résister aux conséquences de « l’après » et aux réalités économiques ? Quand les difficultés financières auront rattrapé jusqu’aux plus grands groupes, dans les secteurs sinistrés (tourisme, hôtellerie  restauration, industrie…), ne risque-t-on pas d’assister à de douloureux atterrissages au « business as usual » dont vous parliez, plutôt qu’à l’envol des marques « héroïques » ? Et quid des PME et marques déjà en difficulté en ce moment ?

Marion Darrieutort : On le sait, nous vivons une crise sanitaire mondiale et la crise économique qui s’annonce sera sans doute majeure. Il serait donc normal que l’urgence du business, l’impératif de vendre et de faire repartir rapidement la machine dominent les premières décisions et comportements des marques une fois cette crise terminée.

Sauf si celles-ci réalisent pleinement que pour vendre, il faudra désormais engager les consommateurs dans d’autres dimensions que les seuls attributs produits. Je pense que cette prise de conscience est déjà en train de se faire et que les marques ont compris, ces dernières années et encore davantage au travers de la crise actuelle, qu’elles peuvent être dans le « ET » et non le « OU ». Ce serait là une des premières leçons positives de la crise et une bonne nouvelle pour la suite.

Le BrandNewsBlog : Elise, vous êtes membre du Comité exécutif, en charge de la communication, de la RSE et des affaires publiques de Generali France, une des plus grandes marques du secteur de l’assurance. A l’heure où les marques se posent tant de questions sur leur communication, quelle est à votre avis la bonne attitude à adopter ? Doivent-elles faire « profil bas » (certaines ont arrêté toute communication externe), continuer comme avant en se contentant de reporter des campagnes… ou tout revoir ? Et qu’en est-il dans les secteurs de la banque et l’assurance décriés : y-a-t’il un sens à communiquer dans une telle période ?

Elise Ginioux : Les temps de crise sont des moments très révélateurs du positionnement des secteurs et des marques et de la manière dont ils sont perçus.

Banques et assurances sont fortement attaquées dans cette crise sanitaire qui se transforme, pour ces secteurs, en véritable crise de communication. Il est plus que jamais important de communiquer pour répondre à ce sentiment légitime de détresse ressenti par certains, ou pour répondre à une certaine mauvaise foi – pour ne pas dire un certain poujadisme – mis en œuvre par d’autres pour servir leurs propres intérêts.

De nombreuses incompréhensions du modèle assurantiel existent. Et il est vrai que les mécanismes de l’assurance ne sont pas toujours simples à comprendre et que le secteur de l’assurance a parfois pêché par défaut de pédagogie.

D’abord, et c’est un réflexe classique, on oppose en ce moment les plus de 200 milliards d’euros de chiffre d’affaire des assureurs aux 50 ou 80 milliards d’euros de pertes d’exploitation estimées des commerçants ou entreprises. Une situation qui se résumerait au traditionnel « pot de fer contre pot de terre ».

Sauf que ce chiffre d’affaire correspond avant tout à la consolidation de l’épargne des français et de leurs livrets d’assurance-vie qui contribueront à payer leur retraite ou d’autres projets de vie à long terme. Il est donc impossible de mobiliser cette somme pour dédommager des pertes d’exploitation. D’autant plus que l’assurance est un secteur extrêmement supervisé et que nos autorités de contrôle veillent au grain, notamment en matière de liquidité et de solvabilité – expliquant d’ailleurs la forte résilience des assureurs lors des grandes crises financières ou économiques des dernières décennies, au plus grand bénéfice des assurés et de la vie économique française.

Enfin, il est important d’expliquer que si les pandémies et les interdictions d’exploitation ne sont pas couvertes par les assurances c’est parce qu’une telle garantie n’a pas fait l’objet de cotisations préalables, n’est pas provisionnée et rend la mutualisation propre à l’assurance non fonctionnelle.

Si une telle garantie était généralisée dans les conditions actuelles, cet événement représenterait à lui seul un coût supérieur à l’ensemble des cotisations annuelles perçues par toutes les compagnies d’assurance françaises sur une année, pour tous types de clients et pour tous types de risques (accidents, événements naturels, vols, dégâts des eaux, etc.) Ces 50 ou 80 milliards d’euros dépasseraient largement la totalité des fonds propres de l’ensemble des entreprises d’assurance. On ajouterait donc un nouveau problème – la banqueroute des assureurs dommages – à un autre problème.

C’est la raison pour laquelle le secteur entier de l’assurance se mobilise pour travailler avec les pouvoirs publics à la création d’un régime d’assurance des catastrophes sanitaires : seule une réponse public-privé est envisageable dans de telles circonstances, à la manière d’un régime de solidarité national de catastrophes naturelles. Les premières recommandations devraient arriver à l’été.

Nos directions de la communication ont donc un rôle clé à jouer, qui est celui de la pédagogie pour accompagner clients, médias, pouvoirs publics, élus, collaborateurs, réseaux commerciaux et autres leaders d’opinion dans leurs différents rôles.

Le BrandNewsBlog : Dans une tribune accordée récemment au site l’ADN³, Laurent Habib, Président de l’AACC et Laurence Bordry, Présidente du Club des Annonceurs, ont tous deux déploré la décision d’un grand annonceur* d’annuler purement et simplement toutes ses campagnes pour faire don du budget correspondant à la lutte contre le Covid-19. Même si les marques sont « souveraines » dans leurs décisions, ils redoutent que cet exemple fasse tache d’huile et mette en péril l’économie déjà fragile du secteur des médias et de la pub. Qu’en pensez-vous ? La mobilisation des marques face au Coronavirus est-elle incompatible avec le maintien des budgets com’ et des investissements prévus ?

Elise Ginioux : Les conséquences macro et micro-économiques de cette crise sanitaire seront considérables et restent encore difficile à chiffrer précisément. Les conditions de la reprise économique, les comportements des consommateurs, les équilibres offres-demandes, le niveau de chômage, d’inflation ou de récession sont encore incertains.

Il est donc à mon sens inévitable, pour ne pas dire responsable, que les entreprises étudient avec le plus grand soin leurs dépenses, notamment en matière de frais généraux.

Certaines de nos dépenses ont été orientées, très rapidement, vers l’urgence : cela relève de la responsabilité citoyenne que chaque entreprise doit avoir, à proportion de ses moyens.

La ligne de crête en matière de budget de communication est toujours ténue dans ce genre de circonstance : il s’agit de garder une certaine responsabilité vis-à-vis de nos partenaires, de ne pas annihiler les investissements du passé, et de préserver une cohérence entre notre identité de marque, nos déclarations et nos actions. En ce qui nous concerne, nous nous sommes tournés en priorité vers les indépendants et petites entreprises (notre cœur de cible), le personnel médical, et notre travail de communication et de pédagogie.

Nous n’avons pas eu à faire d’arbitrage en matière d’investissements publicitaires, puisque nous sommes très discrets depuis une dizaine d’année en la matière. Mais nous y travaillons et cela devrait se concrétiser dans les mois à venir.

Le BrandNewsBlog : En ce qui vous concerne, chez Generali, comme d’autres grandes marques mondiales, vous n’avez pas tardé à réagir à la crise et à faire preuve d’une grande solidarité, en multipliant et en alternant les initiatives locales de dons de masques et d’équipements de protection et des donations de beaucoup plus grande ampleur. Pouvez-vous nous en parler ? Je crois que cette mobilisation s’exprime en dizaines de millions d’euros, avec notamment la création d’un fond international pour la gestion de l’urgence de la crise Covid et des dons de plusieurs millions aux hôpitaux et systèmes de santé en France et en Italie ? Une telle mobilisation était-elle évidente pour votre marque ?

Elise Ginioux : Dès les premiers jours de la crise, et a fortiori dès le début du confinement, nous avons lancé en effet des initiatives fortes. Comme je l’évoquais à l’instant, nous nous sommes tournés en priorité vers les indépendants, les petites entreprises, et le personnel médical et hospitalier engagés en première ligne.

Aujourd’hui, l’ensemble des impacts et des engagements portés par Generali dans la lutte contre le Covid-19 en métropole et en outre-mer s’élève à 300 millions d’euros – ce qui correspond pour tous les acteurs de l’assurance à 3,2 milliards d’euros de mesures exceptionnelles. Un effort salué par Matignon en début de semaine.

Nos engagements portent pour moitié dans notre contribution au fonds gouvernemental de solidarité pour soutenir les indépendants et entrepreneurs impactés par la crise, ainsi que dans la mobilisation de nos capacités d’investissement au service de la relance de l’économie française via le programme d’investissement de 1,5 milliard d’euros lancé par la profession assurantielle. Il est tout même important de préciser que les assureurs, bien qu’eux-mêmes impactés par la crise, sont les seuls représentants du secteur privé à contribuer à ce fonds gouvernemental, et cela à hauteur de 400 millions d’euros !

Les 150 millions d’euros restants consistent en des engagements spécifiques à Generali. Ainsi, nous mettons en œuvre des mesures extra-contractuelles de maintien et d’extension de garanties au bénéfice de nos assurés, dont 80 millions d’euros de gestes commerciaux à l’attention de nos clients professionnels, entreprises et indépendants. Enfin, nous avons lancé plusieurs initiatives de solidarité adressées notamment au personnel soignant et au secteur de la santé.

Par exemple,  nous avons supprimé les franchises en cas d’arrêt maladie des professionnels de santé libéraux travaillant en première ligne dans la lutte face à l’épidémie. Nous avons également effectué une donation de 3 millions d’euros à destination de la Fédération Hospitalière de France pour contribuer aux besoins d’urgence des 38 hôpitaux publics de métropole et d’outre-mer ; et nous avons lancé avec la FHF une plateforme spéciale pour collecter les contributions additionnelles de nos collaborateurs. Nous mettons aussi à disposition des pouvoirs publics 15 appartements vacants à Paris (pour un total d’environ 50 chambres) afin de loger les personnels soignants appelés à travailler en Île-de-France tout au long de la crise sanitaire.

Par ailleurs, comme vous le précisez, notre Groupe a lancé un fonds de solidarité de 100 millions d’euros pour soutenir les mesures sanitaires d’urgence et les entreprises en difficulté. De nombreux dons en nature, tels que des respirateurs médicaux, ont également été effectués dans des hôpitaux du monde entier, notamment par notre filiale Europ Assistance.

L’ensemble de ces engagements fait sens au regard de notre positionnement stratégique de « Lifetime partner » : être partenaire de nos clients tout au long de leur vie. Et cela doit être d’autant plus vrai dans les moments difficiles.

Le BrandNewsBlog : Pour autant Elise, en complément de ces démonstrations de solidarité et de votre mobilisation, je crois que votre entreprise a mis un point d’honneur à ne pas avoir recours au chômage partiel dans cette période, à garantir la rémunération de ses salariés, dont la quasi-totalité travaille aujourd’hui à distance, et à payer rubis sur l’ongle ses partenaires et fournisseurs. Comment cela se traduit-il au niveau de vos plans et de vos investissements en communication, notamment en matière de pub et d’évènementiel ? Quels ont été / quels vont être vos arbitrages ?

Elise Ginioux : Oui, en effet. Bien que certaines de nos équipes soient en sous-charge, nous avons décidé en Comité exécutif de ne pas mettre en place de chômage partiel pour nos collaborateurs. Cela représente plusieurs dizaines de millions d’euros de coûts évités aux pouvoirs publics.

De la même manière, conscient que les priorités de l’Etat sont de gérer la crise sanitaire et d’aider les entreprises en difficulté, nous n’avons pas demandé de report d’impôt sur les sociétés ni de report de cotisations sociales.

Nous avons également répondu à l’appel de l’Etat visant à soutenir les fournisseurs et sous-traitants, et nous accélérons le paiement sans délai de l’ensemble des prestations en cours, même celles non réalisées actuellement pour des raisons évidentes. La direction financière y veille particulièrement, et nous recevons chaque semaine un état d’avancement très précis sur ce sujet.

En matière d’évènementiel, nous ne pouvons pas nous soustraire aux règles obligatoires de distanciation sociale. Nous devons mettre en place de nouveaux moyens, dans des délais courts, tels qu’audiocasts et transmissions vidéos, le tout avec le souci d’économie de notre bande passante. Nous ne pouvons en effet dégrader les conditions de télétravail de nos collaborateurs et commerciaux. Et nous reportons ce que nous pouvons : lors de la reprise, il y aura des rites internes ou des moments-clés commerciaux inévitables qui aideront à la bonne relance de notre activité.

Le BrandNewsBlog : Dans l’étude réalisée par Edelman sur les marques face au Covid-19, dont vient de nous parler Marion Darrieutort, on évoque l’émergence de « marques soignantes », dont la vocation ne serait pas seulement de prendre soin de leurs clients, mais aussi de leurs collaborateurs et leurs autres parties prenantes. Ce concept vous paraît-il intéressant / pertinent ? Il me semble qu’avec les initiatives de votre Fondation The Human Safety Net et vos engagements en matière de RSE, votre marque n’a pas attendu la crise du Covid-19 pour prendre conscience de son rôle sociétal et environnemental… Quel intérêt pour votre marque d’investir ces champs et « d’agir pour le bien commun », pour reprendre la formule de Thomas Kolster ?

Elise Ginioux : Cela semble en effet une véritable tendance de fond. Nous vivons dans un pays empli de paradoxes à l’égard notamment de l’Etat et des entreprises. Force est de constater que l’image de l’Etat-Providence reprend des couleurs dans une telle crise, sans oublier que la séquence précédente « gilets jaunes » n’était pas complètement fermée…

Chacun doit jouer sa partition. C’est une question de citoyenneté, de responsabilité, d’attractivité et de fierté interne. Et la capacité des entreprises à accompagner leurs clients et leurs parties prenantes est d’autant plus attendue en de telles circonstances.

J’évoquais notre positionnement stratégique de « Lifetime partner ». Il s’inscrit parfaitement dans cette tendance du soin et de l’attention. Pour Generali, il s’agit de ne pas vendre des « commodités », ces produits qui relèvent de l’indispensable, voire de l’obligatoire, mais qui ne sont jamais appréciés et toujours vécus comme subis par le client. Nous devons passer d’une relation purement transactionnelle à une relation de « care » et d’accompagnement des moments-clés de vie de nos clients.

A titre d’exemple, nous avons lancé au début du mois « Covid Protection Salariés » auprès des entreprises. Il s’agit d’un ensemble de garanties d’assurance et d’assistance pour accompagner les salariés d’entreprises et leur famille à traverser l’épreuve de la maladie (soutien psychologique, assistance sociale, indemnisations journalières en cas d’hospitalisation et de convalescence, livraison à domicile des médicaments et de repas…) Ces garanties sont à but non lucratif : à l’issue de la période de garantie, nous restituerons toutes les cotisations d’assurance potentiellement non consommées à nos associations partenaires impactées par la crise sanitaire. A l’inverse, s’il y a un excédent de dépenses, nous l’assumerons.

Autre exemple : nous avons en effet créé fin 2017 une fondation à destination des familles vulnérables et entrepreneurs réfugiés : « The Human Safety Net ». Manque de produits de première nécessité, problèmes d’accès aux soins, isolement, exclusion numérique, risques de faillites… On le sait, les périodes de crise rendent toujours plus aigües les fragilités et les inégalités. En complément de nos engagements tout au long de l’année dans le cadre de cette fondation, nous avons donc débloqué récemment la somme de 230 000 euros, que nous redistribuons actuellement auprès de nos différentes structures, sous la forme de dons en nature ou d’aides financières ciblées.

C’est par ce type de garanties, de mesures et de d’actions que nous souhaitons être cohérents avec notre positionnement de Lifetime partner.

Le BrandNewsBlog : En dépit du degré d’incertitude et du grand manque de visibilité quant à l’issue et aux conséquences – notamment économiques – de cette crise, votre entreprise a-t-elle vocation à maintenir ses engagements sociétaux, dans les prochaines années ? Considérez que cela fait maintenant partie de « l’ADN » de votre marque et que la crise est finalement un grand moment de vérité, pour toutes les entreprises qui proclament une raison d’être et une ambition sociétales, comme Generali France ? Si tant est qu’il en existe, quelles leçons positives retirer d’ores et déjà de cette crise, pour les marques ?

Elise Ginioux : Nous avons évoqué les réflexions inévitables en matière budgétaire. Mais il est clair que nos engagements RSE sont sanctuarisés. Qu’il s’agisse de notre Fondation The Human Safety Net dont j’ai parlé, de notre partenariat avec le « Ballon Generali » à Paris, véritable outil de santé publique et de surveillance de l’air, ou de notre mécénat culturel : nous ne remettrons en cause aucun de ces engagements.

Ainsi, nous sommes très fiers d’être partenaire de la grande exposition « Sculpture italienne : de Donatello à Michel-Ange » qui devait s’ouvrir en mai au musée du Louvre. De grandes incertitudes demeurent quant au planning et à la possibilité même d’organiser cette exposition. Quelles que soient la décision du musée et ses contraintes, nous maintiendrons notre engagement de mécénat et travaillerons ensemble à la meilleure solution possible. Nous saurons être créatifs !

The BrandNewsBlog : Thomas, merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à mes questions. Depuis plus de dix ans maintenant, vous êtes l’un des experts internationaux les plus renommés dans les domaines de la communication et de la publicité responsables, et vous avez lancé il y a 8 ans le concept de « goodvertising », dont nous allons bien sûr reparler. Que vous inspire cette crise mondiale du Covid-19 ? Est-ce, comme vient de le suggérer Marion Darrieutort, une période cruciale pour les marques, durant laquelle le moindre de leur comportement sera observé et jugé… mais en même temps une période riche d’opportunités et d’enseignements nouveaux ? 

Thomas Kolster : C’est incontestablement une période intéressante pour les marques, et il faut la considérer comme telle, en termes d’opportunité, car les crises ont d’abord cette vertu de nous pousser à réfléchir davantage et à nous remettre en question. Mon ouvrage de 2012 sur la publicité responsable est d’ailleurs né dans une large mesure de mes réflexions suite à la crise la crise financière de 2008…

Avec la crise actuelle, ce qui me semble vraiment frappant, c’est que nous sommes en train de vivre la plus grande expérience de déconsommation dont j’ai été témoin. Le contrainte du confinement, la fermeture de la plupart des magasins et le recentrage sur l’achat de produits de première nécessité représentent une opportunité inédite pour les entreprises de se projeter dans le « monde d’après », et de réfléchir aux nouvelles offres de valeur qu’elles pourraient proposer, de repenser aussi la façon dont elles pourraient construire et promouvoir différemment leur(s) marque(s). Voilà à mon avis la première et la plus grande des opportunités de la période actuelle.

A contrario, mais nous allons en reparler je crois, car c’est quelque chose que nous avons hélas déjà vécu après la crise de 2008 : le risque existe que les entreprises retombent dans une forme de court-termisme et un certain manque de vision, en pratiquant une course aux promotions pour redresser leurs ventes et leur chiffre d’affaire : le fameux « business as usual ». Ce serait humain, mais cela pourrait évidemment compromettre les enseignements positifs que nous venons d’évoquer…

The BrandNewsBlog : Beaucoup d’entreprises et de marques ont spontanément apporté leur soutien financier et technique aux systèmes et aux professionnels de santé, en fabriquant notamment des masques, du gel hydroalcoolique ou des éléments de respirateurs… Ce faisant, elles ont répondu à cette attente des consommateurs de voir les marques plus actives et plus impliquées socialement, beaucoup de nos concitoyens considérant d’ailleurs qu’elles ont été plus efficaces dans leur gestion de la crise que les gouvernements. Êtes-vous surpris de ces manifestations de solidarité, et considérez-vous comme Marion que la période actuelle représente en quelque sorte un « torture test » pour les marques dotées d’une raison d’être, dont elles sortent pour l’instant grandies ?

Thomas Kolster : Je ne serais sans doute pas aussi catégorique et définitif sur ce dernier point, car il me semble surtout que la période que nous vivons est tout à fait inédite et ne se rapproche de rien de ce que notre génération a connu. Toute proportion gardée, nous vivons un choc similaire à celui d’une guerre, durant laquelle l’union sacrée est de vigueur, si ce n’est parmi les citoyens, du moins parmi les entreprises. 

A cet égard, toutes les entreprises se doivent de dire ou de faire quelque chose, et de prouver leur solidarité : c’est une espèce de « minimum syndical » ou de minimum civique pour toute marque qui se dit citoyenne, qu’elle soit dotée ou non d’une raison d’être.

J’ai été davantage surpris, je vous l’avoue, par l’impressionnant élan de solidarité, d’attention, de créativité et d’ingéniosité dont ont fait preuve les citoyens face au Coronavirus et à la gestion du confinement. Dès les premiers jours de ce confinement, dans chaque pays, sont nées des milliers d’idées et d’initiatives individuelles ou collectives des uns et des autres pour créer du lien, échanger, divertir leurs communautés et surtout soutenir les soignants et les professionnels en première ligne de la lutte contre le Covid. Cela témoigne à mon sens d’une vraie « prise de pouvoir » des gens, qui veulent plus que jamais avoir leur mot à dire. Et les marques les plus intelligentes sont sans doute celles qui réussiront à capter ce mouvement et à accompagner ou faciliter cette expression collective et individuelle, en proposant les bons outils ou les bonnes idées au bon moment.

The BrandNewsBlog : Dans votre livre, Creative advertising that cares, traduit en français en 2015, avec l’aide de l’ADEME et de l’agence Sidièse, vous avez donné vie à ce nouveau concept de « goodverstising », avec l’ambition de servir les projets de marques plus responsables et impliquées sociétalement. Alors que la publicité et la communication devraient avoir une influence positive sur l’opinion et sur la prise de décision des consommateurs, vous aviez alors déclaré que 99% des pubs étaient vraiment mauvaises et ne faisaient la promotion d’aucune amélioration sociale ni environnementale… Est-ce encore le cas aujourd’hui ? Les agences ont-elles progressé aussi rapidement que certains de leurs clients ? Et comment pourraient-elles encore s’améliorer ?

Thomas Kolster : Oui, c’est évident. Beaucoup de choses se sont passées depuis 10 ans et le développement durable est progressivement devenue une thématique incontournable pour les entreprises et pour les agences, un peu comme la saveur Coca-Cola dans les chewing-gum des années 90. Parler du « care », proclamer son souci de l’environnement et sa responsabilité sociétale sont en quelque sorte devenus la norme.

Mais paradoxalement, plus les entreprises crient sur les toits leur souci de l’environnement et revendiquent leur engagement sociétal, dans une forme de surenchère, plus les consommateurs développent leur scepticisme, voire un certain cynisme, en voyant partout du « green-washing » ou du « woke-washing », ce qui est plutôt dangereux… et les faits leur donnent souvent raison.

La question de la confiance, et par ricochet celles de la sincérité, de l’humilité et de l’incarnation des marques dans leur approche des problématiques de la RSE sont donc essentielles. Voilà pourquoi il est nécessaire de changer complètement la façon de communiquer sur ces sujets, car si on continue à le faire de manière « top-down », comme on l’a fait ces dernières années, par de grandes déclarations voire déclamations, on risque de compromettre durablement la crédibilité des marques dans ce domaine. C’est d’ailleurs le sujet de mon deuxième ouvrage, « The Hero Trap », dans le quel j’explique qu’il est plus que temps de redonner le pouvoir aux consommateurs, y compris dans les domaines du marketing et de la communication.

The BrandNewsBlog : Une fois la crise Covid-19 terminée, ne pensez-vous pas que beaucoup d’entreprises et de marques seront tentées de revenir au « business as usual », notamment si elles sont contraintes de se battre pour leur survie ? Qu’en sera-t’il alors des préoccupations environnementales ? N’y a-t-il pas un risque (bien légitime) que les entreprises se concentrent davantage sur la santé, la sécurité et les préoccupations sociales (sauver les emplois, pour commencer), sacrifiant toute autre préoccupation ? Les marques ont-elles vocation (et les moyens) de relever tous les défis auxquels l’humanité est confrontée ?

Thomas Kolster : Oui, ainsi que je le disais, le risque existe toujours d’un retour à des approches purement promotionnelles et court-termistes, en cas de crise économique majeure et au nom de la survie des entreprises. Des initiatives ou des budgets pourraient être sacrifiés, et les belles initiatives autour de la « raison d’être » sociétale des marques être provisoirement voire définitivement laissées de côté.

C’est un peu le problème des approches RSE et des « corporate purposes » abstraits et complètement déconnectés des réalités du business : quand la raison d’être arrive comme une « couche supplémentaire » au-dessus de la dimension business, ou comme une « cerise sur le gâteau », cette cerise peut être sacrifiée en période de crise. Alors que lorsque la RSE et la dimension sociétale sont embarquées dès l’amont dans les projets business et résultent d’une observation et d’une compréhension fines des attentes et des besoins des publics, et de l’attention que la marque porte à longueur d’année à ses clients, en les impliquant idéalement, alors il y a beaucoup plus de chances que l’approche RSE soit pérenne et efficace à long terme.

Mais sur ce long chemin, la marque doit également rester humble, faire le plus souvent profil bas et savoir reconnaître qu’elle est loin d’être parfaite : à partir de l’identification initiale de ses impacts, elle doit reconnaître qu’elle essaie chaque jour de s’améliorer et communiquer sans effet de manche sur ce qu’elle a mis en place pour y arriver. Il n’est pas question d’essayer de résoudre toutes les problématiques de l’humanité, loin de là.

The BrandNewsBlog : Nous parlions de la responsabilité des marques, qui doivent changer leurs habitudes et réflexes pour oeuvrer davantage pour le bien commun. Mais qu’en est-il des citoyens et consommateurs que nous sommes ? Si les études montrent que nous attendons davantage des marques aux plans sociétal et environnemental, nous ne sommes pas exempts de contradictions et continuons souvent d’acheter des produits et services à des plateformes ou des entreprises qui ne respectent pas toujours le droit du travail ni l’environnement. Comment la communication et la publicité peuvent-elles modifier cela ? Et contribuer à un changement de mentalité commun ? Est-ce possible ou pure utopie ?

Thomas Kolster : C’est une conclusion à laquelle je suis en effet arrivé avant d’écrire mon dernier ouvrage, The Hero Trap. Les êtres humains sont souvent contradictoires, et le plus grand adversaire du changement, c’est toujours nous mêmes, c’est l’individu. C’est pourquoi il est si important de s’intéresser dès le départ et de très près aux sciences humaines et à tout ce qui nous permet de mieux comprendre la psychologie et les comportements humains, pour être en mesure de commencer à les étudier, avant de songer à les changer en commençant par travailler sur nos représentations et nos attitudes.

A cet égard, changer les habitudes de consommation et les comportements des individus, pour qu’ils deviennent plus citoyens et eco-responsables, est un travail de très longue haleine. C’est comme courir un marathon : il y a bien plus d’étapes et de passages obligés qu’on ne l’imagine au départ.

Et il ne s’agit pas simplement d’être « customer centric » en sachant capter l’expression des besoins actuels des clients, car on ne produirait sans doute aucun changement à partir de cela. Il faut aussi et surtout s’intéresser aux perceptions des gens, à leurs envies et et à leurs rêves, pour identifier dans ces projections les catalyseurs du changement et commencer à susciter le changement de mentalité dont vous parlez.

Cela n’a donc rien d’utopique, mais c’est un travail de fond. Et les entreprises doivent s’y intéresser car elles ont un grand rôle à jouer dans ce changement. Si nous revenons dans un premier temps dans les prochains mois à des incitations massives à consommer davantage, ce qui ne serait pas étonnant, il faudra à plus long terme se servir de ce que nous aurons appris durant cette crise pour activer et mobiliser le désir le changement des individus, qui s’est exprimé si fortement dans les premières semaines du confinement. Ce sera le plus puissant moteur pour produire un changement.

The BrandNewsBlog : Georges, en ce qui vous concerne, que vous inspire la période que nous vivons ? Pensez-vous qu’elle va susciter un changement de paradigme pour les marques (et si oui dans quelle mesure ?), ou bien qu’il s’agisse plutôt d’un épiphénomène et que les entreprises reviendront bien vite à leurs comportements et réflexes habituels une fois la crise sanitaire terminée ?

Georges Lewi : La période que nous vivons est celle de la perte des repères. Visiblement, tout le monde va à tâtons, des politiques aux scientifiques, eux qui étaient censés représenter le « savoir », les chiffres, les données… On comptait sur eux.

Cela partait plutôt bien avec le directeur de la santé que tout le monde louait… au début. Et puis patatras, Médecins et politiques se contredisent, annoncent une vérité démentie le lendemain. On s’était fait dociles comme des enfants, et on s’aperçoit que la nécessité d’un confinement sans faille, qui commence à échauffer les esprits, n’est peut-être qu’un mensonge de plus. Ce traitement hautement moyenâgeux, quand on ne connaissait ni médecine, ni médicaments, ne serait finalement que la potion prescrite suite à l’impréparation des hôpitaux et au retard dans la commande des masques, des tests et du matériel respiratoire.

On l’avait accepté sans broncher dans l’ignorance avant de se comparer aux autres, les Norvégiens, les Suédois, les Allemands, Les Vietnamiens… C’est ainsi que l’on perd repères et confiance.

Et que se passe-t-il quand on perd ses repères ? On revient à ses croyances. Avec deux grandes tendances dans ce type de circonstances : Athéna ou Arès. La sagesse de l’être humain civilisé, le Sapiens, qui fait confiance, ou la divinité de la brutalité qui ne croit qu’en lui. On commence à entendre le son de la violence monter. D’autant qu’en France, il n’était pas loin. Le clivage se fait dans la société, la délation revient, le pouvoir communique sur le nombre absurde de PV pour infraction au confinement. Presque un million ! Les autochtones veulent renvoyer les propriétaires de résidence secondaires. Un syndicat et un tribunal veulent interdire Amazon.

Pour les marques, on voit bien le clivage. « Tout ce qui n’est pas nécessaire à la survie doit disparaître ! ». Du coiffeur à la librairie en passant par le fleuriste ! Et chez Amazon, tu n’achèteras plus de coloration pour tes cheveux, de jouets, de vibro-masseurs… Les vieux, tu confineras jusqu’à la fin des temps ! Il y aurait donc deux types de marques : les vitales et les inutiles, voire nuisibles. Les temps passent mais les idées, les représentations restent. La bataille ne fait que commencer. Arès est de retour. Même son père et sa mère, Zeus et Héra, ne pouvait plus à le supporter. Seule, Aphrodite, sa sœur, belle comme un jour et chipie comme pas deux était restée proche de lui ! Le clivage des gens et des marques est bien parti pour se cristalliser.

The BrandNewsBlog : Les grandes entreprises et la plupart des grandes marques se sont montrées très solidaires et généreuses depuis le début de cette crise Covid-19. Pensez-vous que les consommateurs sauront s’en souvenir dans les prochains mois, voire les prochaines années ? L’institut Edelman, souligne que 20% des consommateurs auraient déjà infléchi leurs décisions d’achat en fonction du comportement des marques… L’effet pourrait-il être plus durable ?

Georges Lewi : Il faut, à mon sens, distinguer deux phénomènes. Son entreprise et les entreprises. Pour l’entreprise dans laquelle on travaille, la plupart ont montré beaucoup d’intelligence et de compréhension vis-à-vis de leurs salariés. Ceux-ci vont s’en souvenir.

Le management s’est montré très souvent à la fois attentif et présent. Il a su, souvent, entraîner les gens à se dépasser comme dans la distribution. Cela confirme les études menées depuis très longtemps. Les gens peuvent se défier des patrons, c’est à dire de la notion de l’autorité et de l’argent, mais ont une bonne opinion de leur propre « boss ».

La valeur forte est la proximité. Pour la générosité qu’ont mise les entreprises dans cette période exceptionnelle, je pense qu’elle sera vite oubliée. D’abord, parce qu’il est « normal » humainement d’aider quelqu’un à côté de soi qui est dans la détresse, ensuite parce que beaucoup ont mené des actions similaires comme faire un don aux Hôpitaux de France, structure dont on n’avait pas entendu parler avant.

Que signifie pour un citoyen qui n’a aucune notion d’économie de « donner » 5% de son chiffre d’affaires ? Rien. 5%, c’est peu même si les économistes savent que sur une marge de 20 ou 25%, c’est beaucoup. Est-ce l’APHP qui a plutôt « mauvaise presse » depuis les conflits dans les hôpitaux ? Ce que le public de proximité encore une fois retiendra, ce sont ces actes de proximité, le pâtissier ou le restaurant d’à côté » qui prépare pour les soignants. En « charité » comme ailleurs, la vérité est le symbole et la différenciation. Je me méfie du déclaratif sur les intentions d’achat. Les consommateurs ne sont pas des sauvages mais ils ont de bonnes intentions qu’ils oublient souvent quand ils se trouvent dans les rayons du magasin. Restera l’item proximité, le « made in France », qui avait bien progressé et que cette crise rend plus indispensable.

The BrandNewsBlog : A travers cette générosité et leurs démonstrations de solidarité, les marques – certaines d’entre elles en tout cas – se sont-elles glissées dans le costume du « héros », en lieu et place des institutions et gouvernements souvent moins réactifs et très critiqués ? Et les grandes marques ont-elles été dans cette période à la hauteur de leur mythe ?

Georges Lewi : L’être humain voit et pense le monde en binômes. C’est ainsi que notre esprit « fonctionne ». Ce qui est proche/ce qui est lointain. Ce qui est naturel/ce qui est sophistiqué. Ce qui marche/ce qui ne marche pas, Ce qui est utile/ce qui est inutile…

Dans la panique des premiers jours, qu’ont vu les consommateurs et les citoyens ? Des services publics souvent débordés ou comme La Poste, absents. Des entreprises certes débordées mais qui « tiennent », comme le firent les grands distributeurs, même s’il manque de la farine ou du papier hygiénique. Des grandes entreprises qui se débrouillent pour trouver du gel, des masques pour leurs collaborateurs (ceux qui sont là). Comme les soignants, les caissières, les éboueurs, les livreurs sont là !

Même les banques ! Les « boîtes » et les marques ont fait le « job ». Depuis au moins trois ans, le public maintenait sa confiance (entre 55 et 65%) dans les marques par rapport aux « institutions », aux médias, aux journalistes… En fait, depuis trente ans, ce chiffre de confiance (selon la nature de la question posée et son contexte) ne se dément pas. Je passe mon temps à le répéter. Il n’y a jamais vraiment eu de défiance envers les marques.

Seulement, des catégories « plébiscitées » il y a 30 ans, comme le jean, les baskets, le tee-shirt, l’équipement de la personne, sont surpassées désormais dans l’échelle de la préférence par de nouvelles catégories comme celle du smartphone ou des plateformes de films ou de jeux.

Les marques, celles dont la catégorie intéresse le consommateur interviewé sont, en effet, les héros dont on a besoin pour notre quotidien, pour nous sentir reconnu et valorisé, pour être avec les autres, pour s’identifier ou au contraire s’en éloigner et s’affirmer en contrepoint . Si en plus, « ma » marque se montre généreuse, intelligente, alors, là, c’est le bonheur ! J’aime mon héros, je m’identifie à lui et en plus, il est au top de la générosité et désormais tout le monde l’aime comme moi… C’est l’harmonie du monde reconstruite autour de mes valeurs ! 

Les GAFAM ont tenu sans être très généreux. Mais quand on a eu besoin d’eux, ils étaient là. Les opérateurs comme Orange ont tenu et en plus nous ont offerts un « petit bonus » de temps, de chaînes gratuites… Une marque, proche et héroïque, ça ne s’oublie pas ! le consommateur est content de retrouver ces plaisirs simples qu’il craignait de perdre. Les marques qui ont su les sauvegarder vont marquer des points pour longtemps. C’est ce que je conseille à mes clients dans mon travail de consulting.

Reste la question douloureuse des compagnies et marques d’assurances qui en effet se sont d’abord « fait pincer les doigts dans la posture d’Oncle Picsou » [voir à ce sujet la réponse d’Elise Ginioux ci-dessus]. La catégorie va avoir besoin de quelques temps pour s’en remettre. Les agents généraux vont le sentir très vite dans les contacts avec leurs clients. Il va leur falloir faire preuve de beaucoup de proximité transactionnelle et émotionnelle pour regagner client par client. Il va leur falloir retrousser les manches de leur plateforme de marque ! 

The BrandNewsBlog : Dans votre dernier ouvrage, Devenir une marque mythique, ainsi que dans plusieurs ouvrages précédents, vous avez démontré comment les plus grandes marques ont su, savent alimenter et renouveler en permanence leur storytelling en s’inspirant des plus grands mythes de notre histoire, si présents dans l’inconscient collectif. Pour autant, dans le cas présent, les marques peuvent-elles utiliser l’épisode dramatique que nous vivons pour venir nourrir leur récit, même ultérieurement ? Serait-ce légitime ou plutôt indécent à votre sens ?

Georges Lewi : Une marque est récit. C’est ce qui la distingue du marketing qui est commerce. Une grande marque sait allier les deux : faire du business sur une narration solide. Ce récit, ce « storytelling », est fondé sur une petite cinquantaine de « points de vue », de mythèmes : le grand/le petit, le proche/le lointain, la civilisé/le brut, le technicien/Le commerçant, l’expert/le débrouillard, le terrien/Le maritime, le sage/le fou…

Ces récits reprennent dans les grandes lignes les postures des divinités de l’Olympe dont parle Homère (il écrit il y a 3 000 ans environ) , ce qu’on nomme pour faire simple les « mythes ». Qu’est-ce qu’un mythe ? une représentation illustrée du monde à laquelle on adhère plus ou moins ou pas du tout. Les « mythes » nous permettent, à nous Sapiens, de nous situer, de nous reconnaître pour nous permettre de nous raconter, donc, d’exister.

Les dernières études montrent que « Sapiens » est parvenu à survivre, puis à s’imposer car il savait construire des récits capables d’«embarquer » cent, mille… un million de personnes pour une cause là où les autres espèces ne savaient mobiliser que leur proximité immédiate.

La survie de de l’humanité est due à son besoin fondamental de « storytelling ». La crise que nous vivons est « clivante ». Chacun va donc trouver dans « ses » marques de quoi se conforter.

Celui qui croit en la rationalité des grandes marques agro-alimentaires va conforter son « profil » Déméter, la déesse de la terre cultivée, de la fécondité et va remplir son placard de biscuits, de yaourts, de plats cuisinés. Il se dira qu’heureusement que ces marques existent pour lui permettre de bien se nourrir.

Celui qui croit en la seule vérité des produits non industriels va cultiver son « profil » Artémis, la déesse de la nature sauvage et se jeter sur la farine pour faire son pain et ses gâteaux. Il se dira qu’heureusement que l’on n’a pas tout transformé pour lui permettre de « manger sain » et de rester en bonne santé !

Vouloir se faire une grosse pub sur une bonne action en ces temps difficiles ne sera que mal vu. Mais faire du surf sur son positionnement pour souligner discrètement que vos consommateurs ont bien raison de vous suivre, en ces temps difficiles sera un « plus ». Et n’oublions pas que le consommateur est multiple, qu’il n’est ni un robot ni un monstre de cohérence ! De quoi tout compliquer encore…

The BrandNewsBlog : Pour finir Georges, quelles marques vous ont semblé communiquer de manière particulièrement avisée ces dernières semaines, et pourquoi ?

Georges Lewi : La « marque » professeur Raoult ! Il apporte une solution (bonne ou mauvaise) là où les autres tergiversent. Ensuite, les « proxis », ces supermarchés de proximité qui fonctionnent dans un monde à l’arrêt et pour certains livrent à domicile (ce que fait aussi l’épicier ou le pharmacien du coin).

Les marques qui réussissent à maintenir la barre dans un univers où tout semble flancher. Les marques de frais qui ont tenu comme La Ruche qui dit Oui, Grand Frais qui ont joué la proximité et l’efficacité. Doctolib, qui met très vite en place pour vous et votre médecin des consultations à distance.

Et bien-sûr, les marques qui nous ont donné le sentiment que tout pouvait continuer : nous voir, apprendre, éviter de perdre du temps… comme WhatsApp, Youtube, Netflix ! Les marques d’urgence comme le 15. Un petit dernier a gagné sa notoriété à la vitesse de l’éclair numérique, c’est Zoom ! D’autres marques sont aussi nées de la nécessité comme SOS Confinement du docteur Xavier Emmanuelli pour « avoir gratuitement une voix humaine au bout du fil » Mais aucun média ! Les uns étaient absents quand on avait besoin d’eux, les autres bégayaient.

Et bien-sûr, on attend la marque qui inventera le vaccin ! Je prends le pari qu’elle n’aura pas besoin d’un gros budget de publicité pour s’imposer !

 

Notes et légendes :

(1) Article « Comment communiquer et garder le lien avec collaborateurs et clients dans cette période de crise et de confinement ? » , The BrandNewsBlog, 22 mars 2020 – Avec les interviews exclusives de Julien Villeret, Valérie Lauthier, Jean-Marie Charpentier et Florian Silnicki.

(2) « Trust and the Coronavirus », étude Edelman menée dans 12 pays au mois de mars 2020.

(3) Article « La communication des marques a-t-elle du sens en période de crise ?», L’ADN, 3 avril 2020.

* Coca-Cola

 

Crédit photos et illustration : 123RF, The BrandNewsBlog 2020, X, DR

 

Le « badvertising » ou l’art de la provocation en communication… et ses limites

Au lecteur ou à la lectrice qui découvrirait aujourd’hui ce blog dédié au marketing et à la communication, je le confesse d’emblée : j’adore ausculter les nouveaux concepts et autres mots-valises (généralement anglophones) dont nos professions sont si friandes. C’est devenu un péché mignon. Et lors d’une récente consultation, j’avais d’ailleurs analysé cette intriguante notion de « nano-influence », dans un article que vous pouvez retrouver ici...

Le mot-valise du jour ne nous vient directement ni d’outre-Manche ni d’outre-Atlantique : il a été réinterprété par Julie Rivoire, planneuse stratégique de l’agence Oxygen à Paris. Et il a le grand mérite d’être immédiatement « parlant » et aisément compréhensible, même si – comme bien d’autres concepts sur lesquels je me suis penché – la technique qu’il décrit n’a en définitive rien de vraiment nouveau…

Pour l’anecdote, il offre néanmoins un pendant intéressant au concept de « Goodvertising¹« , cette « publicité créative responsable » popularisée et défendue par l’excellent Thomas Kolster, dont j’avais déjà parlé sur ce blog et dont je reparlerai sans doute prochainement.

Mais qu’est-ce donc que ce « badvertising » dont nous parle Julie Rivoire, me direz-vous ? Et bien c’est tout simplement « l’art de mettre en scène un scandale, en le créant de toutes pièces ou en l’orchestrant, pour générer une importante visibilité médiatique et sociale pour son auteur et/ou pour la marque, qu’il s’agisse d’une personnalité, d’un parti ou d’une entreprise ».

Et l’objectif final de cette stratégie de provocation ? Détourner ou monopoliser l’attention bien sûr, dans cette bataille pour exister que se livrent tous les émetteurs dans le flot ininterrompu d’informations déversé par les chaînes d’info en continu, par les médias sociaux et par tous les créateurs et diffuseurs de contenus.

Théorisée sous sa forme primitive au 20ème siècle par ces redoutables stratèges qu’étaient les propagandistes, la méthode a été moult fois employée depuis, et poussée pour ainsi dire à son paroxysme par Donald Trump et ses équipes, dans le champ politique. Mais le badvertising et la provocation ont également fait des émules en France et en Europe depuis des années, comme en témoigne parmi d’autres cette confidence de Sophia Chikirou, glissée au Monde en mai 2017 : « L’affrontement avec les journalistes, en 2012, c’était pensé, organisé, théorisé. Je mettais en œuvre ‘le bruit et la ­fureur’ : on partait de 3 %, c’était notre seule chance d’exister ».

Pas en reste sur les professionnels de la politique, un certain nombre de marques se sont fait depuis des années une spécialité de ce type de stratégies de communication agressives, que ce soit vis-à-vis de leurs concurrents ou du grand public (comme Ryanair en Europe, Abercrombie & Fitch ou T-Mobile notamment). Mais dans un autre registre, les exemples du trublion Free, de Darty ou du précurseur Benetton peuvent également être cités… avec des fortunes diverses pour chacune de ces marques.

En effet, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Les marques peuvent-elles durablement profiter d’une stratégie de badverstising, et sous quelles conditions ? Quels sont les risques ?

Comme en témoignent les exemples de bad buzz subis par chacune des marques citées ci-dessous, les risques réputationnels de ces stratégies demeurent très importants. Et pour un bénéfice somme toute relativement éphémère en termes d’audience et de notoriété, quels impacts à long terme pour l’image de l’entreprise ?

Ce sont ces différentes questions que je vous propose d’aborder aujourd’hui, en vous expliquant les avantages et les limites du badvertsing et en reprenant les recommandations de plusieurs experts pour les marques souhaitant absolument s’engager dans une telle stratégie.

Le badvertising, ou l’art de jouer avec les limites et de susciter le bad buzz

Stratégie de rupture ou stratégie du chaos, le badvertising présente notamment l’avantage pour une marque « d’exister » médiatiquement et de se faire remarquer rapidement sur un marché encombré.

C’est une des armes de choix pour des marques « trublion » et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les turbulents Michael O’Leary (créateur de Ryanair) ou John Legere (P-DG de T-Mobile) s’en soient si abondamment servis, non seulement par calcul, mais aussi en accord avec leur propre personnalité et leur tempérament « volcanique ».

« L’attention est bien sûr le nerf de la guerre, nous rappelle ainsi Julie Rivoire. Mais c’est une denrée très difficile à se procurer… Il s’agit donc de se tourner vers des stratégies de communication agressives. Une vraie prise de risque car il faut accepter de ne pas tout contrôler. » Et le bad buzz est évidemment le plus souvent au rendez-vous, comme lorsque la compagnie Ryanair annonça qu’elle allait faire payer l’accès aux toilettes sur ses appareils, créer une section où les passagers seraient obligés de voyager debout ou imposer aux passagers en surpoids une « taxe sur les gros » ! De pures provocations à chaque fois, dont les propos ne furent pas suivis d’effet, mais avaient pour principal objectif de faire parler très largement de la compagnie low-cost.

Et en l’espace de quelques années, il faut bien dire que les bad buzz consécutifs à des stratégies de badvertising se sont multipliés : ainsi les exemples de Perrier, Darty (visuels ci-dessous) ou encore Tefal (visuel ci-dessus) ont pour point commun de s’en prendre de manière délibérée aux femmes, au travers de créations publicitaires dont la misogynie laisse pantois²…

Une stratégie tentante pour des marques naturellement « clivantes » ou cherchant à renforcer leur polarisation…

Si toutes les marques pratiquant le badvertising ne sont pas nécessairement « clivantes », recourir au registre de la provocation permet de cultiver et renforcer la « polarisation » de la marque, ainsi que je l’expliquais dès 2014 dans cet article : « 5 bonnes raisons de vous intéresser à la polarisation de votre marque ».

En effet, pour des marques suscitant naturellement au sein du grand public autant d’attrait que de rejet (comme McDonald’s, Starbucks, BP ou T-Mobile par exemple), 2 types de stratégies opposées peuvent être déployées : tandis que la première consiste à tenter d’apaiser ses détracteurs (comme s’y est efforcé ces dernières années Ryanair, abandonnant progressivement son statut de marque « trublion »), le second type de stratégies peut consister à renforcer la polarisation et par là-même la différenciation de la marque : 1) en alimentant le désamour des « haters » pour faire encore plus parler de soi ; 2) en amplifiant les attributs clivants de la marque, comme le firent T-Mobile ou Free ; 3) en semant la zizanie en terme d’offre ; ou 4) en capitalisant sur des publicités volontairement provovatrices…

4 conseils pour maîtriser l’art de la provocation en communication… et ne pas transformer le scandale en crise

Dans son étude et ses recommandations concernant le « badvertising » – qu’elle considère comme une stratégie de communication aussi valable qu’une autre – la planneuse stratégique³ de l’agence Oxygen formule 4 recommandations à suivre à mon avis à la lettre, pour ne pas basculer du scandale à la crise…

1 – Tout d’abord, dès la conception de la provocation ou du scandale, imaginer la ou les réponses, la ou les solutions qu’on va apporter en phase de révélation… Pour ne pas avoir imaginé ces « issues de secours » ou pour avoir négligé d’étudier les différentes options de sortie de scandale, en fonction de la réaction des publics, certains bad buzz sont restés des bad buzz et n’ont pas profité autant qu’ils auraient pu à la marque, laissant une image mitigée à celle-ci… Ce fut le cas dans la plupart des effets d’annonce de Ryanair, Michael O’Leary ne prenant pas le soin de revenir sur ses propos provocateurs.

2 – Faire preuve d’autodérision et assumer ses défauts. Si une véritable erreur a été commise et que ses conséquences ne sont pas graves ni insurmontables, comme dans le cas d’une stratégie de badvertising assumée, il s’agit de ne pas dévier d’un fil et de mener son action jusqu’à la révélation, en s’efforçant de retourner la réaction du public de positive à négative. Cela passe par la reconnaissance de ses erreurs ou la révélation du badvertising et une grande dose d’autodérision, pour surmonter la rancœur des personnes qui se seraient fait berner.

Ainsi, quand Carambar annonça la fin de ses traditionnelles blagues, les remontées négatives furent si nombreuses et rapides que l’agence fut contrainte d’avancer de plusieurs jours la révélation de sa supercherie, mais s’en tint tout de même à sa stratégie initiale, avec un impact positif non négligeable sur les ventes de Carambar après l’opération.

Quand l’affaire de « l’homme tout nu » éclaboussa la Redoute, après que des clients aient repéré sur une photo de leur catalogue un homme nu à proximité d’enfants, cette erreur profita néanmoins à la marque. Plutôt que de se fendre d’un simple mea culpa, celle-ci choisit en effet une stratégie d’autodérision en cachant 10 autres photos incongrues dans son catalogue et en incitant ses clients à les débusquer.

Mais ainsi que l’ont souligné sur Twitter deux lecteurs du BrandNewsBlog, à la suite de la publication de la première partie de cet article, assumer une telle stratégie de badvertising peut s’avérer compliqué a posteriori.

Ainsi, dans l’opération de badvertising organisée en 2014 par le site Rue du commerce (« Rue du commerce interdit aux femmes »), ces deux professionnels ne manquent pas de souligner que cette grossière provocation fut en réalité très pénible à assumer en interne par les femmes de l’entreprise, qui durent gérer le bad buzz puis détromper toutes les personnes n’ayant pas compris qu’il s’agissait en réalité d’une opération marketing avant Noël. Malgré tout (cf tweets ci-dessous), ces deux internautes précisent que les ventes furent sensiblement plus fortes durant la période des fêtes que l’année précédente.

3 – Ne pas rompre le contrat de confiance avec la marque. Julie Rivoire l’indique clairement : dans l’exercice du badvertising, la limite ultime est évidemment de toucher, au-delà d’une simple supercherie ou de la blague de mauvais goût, à des questions de société beaucoup plus graves, susceptible de briser la relation de confiance entre la marque et ses clients…

Ainsi, si les slogans sexistes utilisés lors d’une campagne par Darty n’ont pas entamé le crédit ni le célèbre « contrat de confiance » revendiqué par la marque, celle-ci les a néanmoins rapidement abandonnés car cette stratégie n’était pas en ligne avec sa plateforme de marque ni avec l’image que l’entreprise voulait en réalité véhiculer.

A contrario, le scandale touchant Findus suite à la découverte de viande de cheval dans ses lasagnes ne relevait certes pas du badvertising mais touchait directement le lien de confiance entre la marque et ses consommateurs. Dans ce cas, le scandale se transforme en crise et ne peut être surmonté, raison pour laquelle Julie Rivoire rappelle qu’orchestrer ou « surfer » sur un scandale ne peut être envisagé quand on porte directement atteinte aux valeurs ou à l’identité même de la marque.

Et la communicante de confirmer : « La différence entre un scandale négatif et un scandale positif, c’est que le premier privilégie les intérêts de l’entreprise au détriment du peuple (santé, trahison, vol…). C’est la frontière à ne pas dépasser, au risque de créer non pas un scandale, mais une crise. » 

4 – Adopter la « Trump method ». Certaines marques ont choisi de fonder leur image sur la polémique et la provocation permanentes, quitte à aller régulièrement au-delà des limites, à la manière du Président des Etats-unis. Ainsi, en faisant l’apologie de la maigreur et en inventant une taille XXX-S, puis en bannissant les tailles XL et XXL, la marque de mode Abercrombie & Fitch s’est mis à dos une bonne partie de l’opinion et est devenue la marque clivante par excellence.

« Cette démarche polémique très forte est comparable à de la politique. c’est la méthode Trump : polariser à fond les électeurs / consommateurs. C’est à dire capitaliser sur les clients déjà acquis, puisqu’on ne peut pas plaire à tout le monde. On aime ou on déteste, mais cela demeure une très bonne stratégie » affirme Julie Rivoire.

Au risque de la détromper pour le coup, je rappellerai néanmoins que suite à plusieurs bad buzz et à des opérations de boycott, cette marque de mode également propriétaire d’Hollister a perdu des centaines de millions de dollars et vu ses résultats plonger dramatiquement, tandis que son image a été durablement écornée. Si le noyau dur des consommateurs de la marque est resté, comme ce fut le cas pour Benetton, la marque précurseur du badvertising, les limites d’une telle stratégie apparaissent clairement avec cet exemple, et celle-ci demeure à manier avec parcimonie… et la plus grande prudence.

Car comme toujours, les bénéfices à court terme en termes d’engagement ou de notoriété peuvent être réels, mais ils peuvent en définitive s’avérer contradictoires avec la création d’une marque pérenne et digne de confiance… A chacun de choisir la stratégie qui lui paraît la plus appropriée en fonction de ses objectifs, mais construire une marque dans la durée exige de dépasser les visions court-termistes, c’est une certitude.

 

 

Notes et légendes :

(1) « Engagement 2.0 : et si on passait au « goodvertising » et à la communication responsable ? », article du BrandNewsBlog du 19 mars 2017  

(2) « Pourquoi les clichés existes font hélas encore recette dans la pub… », article du BrandNewsBlog du 14 juillet 2017  

(3) Suis-je plus royaliste que le roi et plus féministe que les féministes en l’occurrence ? J’ai féminisé à dessein la profession de « planneur stratégique », car je ne vois pas pourquoi on ne parlerait pas de « planneuse stratégique » : quitte à faire bouger quelques mentalités dans les agences et dans la pub, je pense que c’est possible ;-) 

 

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Data-dépendance, distraction et perte de sens : mais que devient le talent dans la publicité ?

On ne sait pas s’ils se donnés le mot. A priori, absolument pas. Mais que ce soit du côté de Stéphane Xiberras, directeur de la création et président de BETC, ou bien celui de François Petitjean, publicitaire et ex dirigeant d’Omnicom Media Group, les « sulfateuses » étaient manifestement de sortie ces dernières semaines…

Et à la manière de « tontons flingueurs » imprévisibles, se mettant à distribuer les bourre-pifs sans crier gare (« en pleine paix ? Ils chantent et puis crac ? »), ces deux figures de la pub viennent de balancer chacun leur pavé dans la mare publicitaire… L’un sous forme de tribune, dans un numéro récent du magazine Stratégies¹, l’autre par le truchement d’un essai-coup de gueule, à découvrir d’urgence aux Editions Panthéon².

A ce propos, ne vous fiez surtout pas au titre plutôt neutre de l’ouvrage de François Petitjean (« Adworld. Communication, création, contenus, média »), car la charge qu’il contient n’est assurément pas moins explosive que l’interview de son confrère de BETC (« Personne n’en a plus rien à cirer de la publicité »).

Ce double électrochoc sera-t-il salutaire ? Aucun des acteurs de l’écosystème (annonceurs, agences médias, sociétés de conseil, groupes de communication, régies…) n’est vraiment épargné en tout cas, et les principaux sujets d’emportement des deux professionnels sont convergents. Perte de sens de la profession, culte de la data pour la data, cercle vicieux des contraintes de délai et de budgets… : l’ad-world serait-il devenu complètement « mad » ? Et quels sont , plus positivement, les espoirs et pistes pour retrouver une publicité de nouveau conquérante et plus pertinente ?

C’est ce que le BrandNewsBlog a voulu savoir en interrogeant l’auteur de « Adworld – Communication, création, contenus, média ». Qu’il soit ici remercié pour sa disponibilité, ses réponses « sans filtre ni langue de bois » et son éclairage passionnant sur le monde de la publicité et ses travers…

Le BrandNewsBlog : Chacun dans votre registre – avec cet article de Stratégies pour Stéphane Xiberras et cet essai en ce qui vous concerne – vous donnez un bon coup de pied dans la fourmilière… Pourquoi ces publications en forme de coups de gueule ? Quel message vouliez-vous faire passer en ce qui vous concerne et comment a réagi votre entourage professionnel à votre ouvrage ? 

François Petitjean : Au-delà du coup de gueule que vous évoquez et d’une critique au vitriol, je tiens à préciser tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage tourné vers le passé mais d’une réflexion passionnée et pleine d’espoirs, résolument orientée vers l’avenir.

Le « message » de mon essai est en effet, tout simplement, de tenter de donner l’envie de retrouver une forme de simplicité, saine, réfléchie, presque déshabillée, mais surtout personnelle, à tous les professionnels de la publicité, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, car la question de l’âge est totalement subalterne évidemment lorsqu’elle est rapportée à la mesure du talent de chacun.

Pour l’instant, les réactions de mon entourage ont été limitées, car la publication du livre est toute récente [sorti le 26 mai], mais je suis convaincu que cet article contribuera à le faire connaître et je vous en remercie. Cependant, les quelques retours d’audience des professionnels (annonceurs/agences) que j’ai pu avoir, une fois avalées et digérées les acidités et petites moqueries contenues dans le livre, se sont révélés plutôt positifs, sur le ton du « ah, c’est bien vrai ça »… mais pour l’instant personne pour accentuer/porter les changements que je propose… On peut résumer ainsi les réactions : « Tu as raison, mais on verra plus tard pour changer les choses ». Ce qui veut dire que beaucoup s’y retrouvent, à la fois dans les constats et descriptions que je dresse, mais également en terme d’intérêt personnel. Les machines ne produisent pas de talent, mais encore de l’argent, alors chacun compte. Et personne n’est dupe. Il faudra encore écrire sur ce thème et dire beaucoup de choses, mais surtout faire. Je reste en effet convaincu que les revenus de la publicité iront au talent plus qu’à la mécanique. Alors il revient à ceux qui en sont convaincus, comme moi, de le démontrer. C’est en ce sens que le coup de gueule est porté, pour ma part.

> Le BrandNewsBlog : Comme Stéphane Xiberras en l’occurrence, vous dénoncez la perte de sens à l’œuvre dans les métiers de la publicité et dans tout l’écosystème de la communication. Une perte en partie liée à la distraction et au manque de concentration qui altèrent tous les comportements professionnels, d’après lui, mais également due à d’autres facteurs selon vous. Vous évoquez notamment pour votre part les effets délétères d’une accélération perpétuelle des cycles de réflexion-création-production, combinée à la quête éperdue des KPI et à une diminution drastique des budgets… Qu’en est-il de ces différents maux ? Quel est selon vous le plus mortiphère pour la qualité du travail et la crédibilité des agences ?

François Petitjean : En effet, vous avez bien identifié ce que j’essaie de décrire dans les chapitres consacrés au temps et à l’argent. En réalité, tout est lié, et la perte de sens vient de l’accélération du temps et des comptabilités industrielles qui se sont durcies, mais pas seulement. La publicité, les agences subissent en l’occurrence (en l’encourageant par une multiplication d’outils, paradoxalement) une tyrannie du chiffre qui bride voire rend illisible des briefs qui devraient déclencher de vraies réflexions, et donc de vraies idées créatives si on les déshabillait un peu… Il y a là-dedans beaucoup d’armures anti-responsabilité, anti décision, côté annonceur et côté agence. Un brief doit en effet inspirer, et non être porté ou subi. Je ne sais pas d’ailleurs ce qui est le plus mortifère, entre mille maux, mais la masse d’informations sans tri prouve juste la fragilité des réflexions menées par les annonceurs et les marques, face à des agences qui n’ont d’autre source de revenu parfois que celle qui provient de la production de chiffres, justement. Une forme d’auto-alimentation pauvre et sèche en définitive. Certains luttent contre ces dérives. Et se battent bien, heureusement.

Mais dans l’ensemble, regardez la taille des briefs d’aujourd’hui sur des lancements de produit : ils sont plus gros que les bilans annuels de Publicis et Omnicom réunis (même si on ne saura jamais ce que ça fait de réunir ces deux-là – et ce ne sont pas les créatifs qui ont planté le projet de fusion-). Blague à part, on est un peu dans le syndrome du dîner chiant où, pour se justifier de décliner l’invitation, on explique qu’on a la grippe (jusque-là ça va) mais aussi deux pneus crevés et un dégât des eaux, sans parler de Louisette qui est partie avec Kevin… La surenchère de chiffres et de données tue la crédibilité. Les briefs sont finalement prétextes à des dîners chiants, pour la plupart. Alors on s’y perd et on s’ennuie, et bim, on fait tourner la machine pour répondre quelque chose… Le résultat ne sera pas bien, mais il ne sera pas faux. Quant à la distraction ambiante, il suffit de travailler sur un écran avec l’intention de se concentrer sur un travail et d’ouvrir en même temps les tuyaux des medias sociaux pour être interrompu une fois par minute dans le meilleur des cas par des conversations, semblables à la sonnerie d’un téléphone qui ne s’arrêterait jamais, comme l’explique très bien dans son article Stéphane Xiberras. Faire 3 choses à la fois, ne surtout rien manquer [Fear Of Missing Out] et être toujours au courant : les meilleurs moyens de ne rien faire. Au secours !

> Le BrandNewsBlog : On le comprend en vous lisant, tous les deux êtes plutôt sceptiques sur le culte actuel autour des big data, dont il est pourtant de bon ton aujourd’hui de dire qu’elles représentent l’alpha et l’oméga de la pub de demain… Pourquoi une telle réserve ? Vous reprochez notamment à la plupart des professionnels de ne pas savoir vraiment exploiter ni analyser ces data et d’être davantage dans l’affichage et la posture commerciale que dans une véritable maîtrise des données… C’est plutôt osé, à l’heure où toutes les agences revendiquent leur savoir faire dans ce domaine et ne cessent d’acquérir de nouvelles compétences sur le sujet ?

François Petitjean : S’il y avait un alpha et un oméga de la publicité, on serait tous issus de grandes écoles scientifiques, avec comme objectif l’exploitation de ces alpha/oméga pour le bénéfice des agences et des clients, et les vaches seraient bien gardées, avec des modèles « nickel », des revenus confortables et nous serions cinq fois moins nombreux… Nos parents seraient de surcroît hyper fiers de nous savoir dans la publicité.

Mais la simple observation des origines universitaires de la plupart des publicitaires, ainsi que des nouveaux entrants nous dit que cet univers ne fonctionne pas comme ça… On peut toujours affirmer l’inverse. On peut le crier sur tous les toits. Mais non, ça ne marche pas. Pas de science dans la pub. De la culture, de l’analyse, du talent, du travail, de l’envie d’innover, de rigoler aussi encore un peu, quelques bons managers, des data aussi, oui tout cela est vrai. Mais pas de science, pas de parents particulièrement fiers. Pas d’alpha ni d’oméga, à part dans les crèmes pour la peau (et encore ;-).

La data n’est pas une fin en soi, et comme son nom l’indique c’est une matière inerte jusqu’à ce qu’elle soit analysée. Et qu’à la suite de cette analyse une stratégie soit définie, avec des chances de réussite plus importantes, et donc, in fine, un client qui vendra plus, mieux, plus cher, plus souvent… Ce n’est pas nouveau, c’est juste une bonne utilisation de la vitesse informatique. Ce qui pêche, c’est que cela soit devenu un « sujet en soi », qui entre dans la définition de la performance d’une agence, comme si la capacité à avoir accès à la data constituait en elle-même un métier à valeur ajoutée ! Alors que la seule valeur ajoutée, c’est l’analyse, souvent très simple et qui fait appel à l’intuition au moins autant qu’à la capacité à lire des chiffres. La clairvoyance est en effet la qualité première d’un bon data analyst, pas la capacité à « sortir » des données.

Aujourd’hui, le lien entre la data et l’activation de déclinaisons créatives rend tout le monde un peu dingue. Avez-vous bien compris que c’est une usine à production de trucs merdiques à la tonne ? Juste un exemple : achetez sur Amazon une machine à coudre, ou un produit inhabituel pour vous, mon bouquin par exemple. Vous commandez, vous payez, et paf le lendemain, livraison, et vous pouvez passer un moment de lecture génial, ou de couture. De retour sur votre ordinateur ou votre smartphone, bim, des pubs pour le bouquin ou pour des machines à coudre, et ça vous poursuit toute la semaine, alors que vous les avez déjà achetés ! On peut vous oublier, c’est bon. Et bien non, la machine à connerie ne s’arrête pas si facilement. Et en plus tout ça coûte un bras et un gars a oublié de mettre les freins…

Un analyste anonyme avait découvert que la difficulté à vendre des billets individuels d’Eurostar à des célibataires pour des week-end à Londres venait du fait qu’on ne proposait rien pour leur chat ou leur chien, dans le train… Le gars a sans doute eu l’air ridicule, quelques secondes, dans une réunion marketing. Genre quoi ? Des chats, des chiens ? Beurk. Quelle bonne analyse pourtant ! Tout s’enchaîne ensuite, l’offre à monter, la communication à faire, le brief à l’agence etc.. Une simplicité de traduction, enfantine, et pleine d’intuition. Un bon analyste, simple et intuitif, peut sauver l’affaire. Mais ils sont rares, et noyés au milieu de milliers de « brasseurs de données », donneurs de leçons et autres rois de la data sans intérêt. Ça va peut-être s’arranger, il faut en tout cas l’espérer. Comme toujours, ce qui ramène de l’argent de façon trop directe est hélas d’une pauvreté de sens abyssale. L’inverse n’est pas toujours vrai, mais il s’agit aussi de savoir dire non, de temps en temps, à nos clients, et de se mettre à réfléchir de nouveau avec eux, sans Alpha ni Oméga, dans les réunions.

> Le BrandNewsBlog :  Dans un article dont j’ai parlé à plusieurs reprises (voir notamment ici), Nicolas Zunz, coprésident de Publicis, envisageait une véritable « révolution créative par la data », en s’appuyant notamment sur les ressources de la DCO (Dynamic Creative Optimization). En gros, il s’agirait d’imaginer tous les scenarii possibles de réception des messages pour, grâce aux data, les adapter en permanence aux cibles visées, aux supports et au contexte et arriver à produire ainsi une personnalisation publicitaire optimale. Cet avenir radieux est-il vraiment accessible aujourd’hui ou bien une pure illusion techno ? Quelles sont les limites de la collaboration entre « UX » et création, selon vous ?

François Petitjean : Pour s’extraire des images un peu faciles et répondre au sujet évoqué par Nicolas Zunz sur la Dynamic Creative Optimization, personne ne dit que ce n’est pas bien… Mais la pauvreté est dans le nom du modèle : « Optimization ». Cela veut dire : partir de quelque chose pour l’adapter mécaniquement à des cibles, des moments, des intensités, des environnements différents. Très bien, génial. Mais qui a fabriqué l’idée de départ ? Qui a eu le talent de faire quelque chose de puissant ?

La machine ne fait que « décliner » (le terme est parfait) une idée existante. Qui a envie d’être le « maître de la déclinaison » ? C’est une ambition, ça ? Sans déconner ! On a envie de créer. De faire. D’imaginer. De vivre une bonne stratégie pour la traduire en idée… Qu’ensuite des gremlins viennent en faire un milliard de traductions, à vrai dire on s’en fout. Notre valeur aura été celle du point de départ. Un créatif, un stratège, fabriquent des points de départ. Une agence doit pouvoir se faire payer là-dessus, pas sur les boulons à visser qui s’en suivent. Je parle des « plombiers » dans mon essai : on y est en plein là !

> Le BrandNewsBlog : Avec l’essor du digital, l’impact des crises successives et la course aux KPI et à la performance, vous dites François que c’est toute l’approche de vos marchés, les profils des nouveaux entrants et les relations avec les clients et partenaires qui ont été bouleversées, la « plomberie » ayant justement pris le pouvoir aux dépens des idées… Que voulez-vous dire par là et quelles en sont les conséquences pour les différents acteurs : annonceurs, agences et groupes de communication, agences médias, sociétés de production, consultants et experts de tous poils ? Avez-vous des exemples des dérives engendrées par cette « plomberie » et les super-plombiers ?

François Petitjean : Commençons par les exemples vécus… Le développement des techniques de « plomberie » issues de l’univers digital a conduit les grandes marques à s’équiper d’une surveillance technique de leurs fournisseurs : les acheteurs industriels (je précise que je l’ai vécu avec Renault au niveau mondial, mais toutes les marques ont évolué de la même façon…).

En effet, le display, puis l’affiliation, puis les DMP, puis la DCO entre autres ont été l’occasion pour les agences media et les agences pub de générer des marges légales mais peu visibles au départ, une par une pointées par les acheteurs industriels réclamant une transparence contractuelle, y compris sur ces « nouvelles marges ». Du coup, la rémunération des agences est devenue une évaluation du « temps passé » par les équipes, ramenant le prix de la sueur au même tarif que le prix du talent, les marges techniques se réduisant au rythme de la progression de compétence des acheteurs industriels… Aujourd’hui, un annonceur paye donc plus cher une quinzaine d’hypothèses d’exécutions créatives et média, basées sur les data, et donc peu inspirées, qu’un vrai planning stratégique avec deux pistes de concept et d’exécution de création au performances probables mille fois plus certaines.

La conséquence directe est qu’un patron d’agence va, malgré lui ou malgré elle, encourager ce qui rapporte et donc recruter des techniciens pas trop chers pour faire du data marketing, et des spécialistes de l’exécution visuelle et du social media pour produire et viraliser de la vidéo à la tonne. Cela rapporte plus, les contrats sont ainsi faits. Si on ajoute à cela le fait que cette stratégie s’accorde avec les puissants de ce monde (Facebook, Google), on a bouclé la boucle du travail d’un patron d’agence qui souhaite survivre.

Pas brillant, mais pas de pierre à jeter non plus : chacun survit comme il peut.

On dira juste que « ça fait chier », cette évolution, mais ça explique pourquoi la DCO est devenue un argument, et pourquoi un plombier a aujourd’hui beaucoup plus s’opportunités de carrière qu’un homme ou une femme de pensée. En tous cas pour l’instant… Les annonceurs ont une responsabilité immense là-dessus, car ils restent donneurs d’ordres, même s’ils sont loin d’être toujours avisés, hélas.

> Le BrandNewsBlog : Vous n’êtes pas très tendres avec les nouvelles générations de publicitaires… A lire l’interview de Stéphane Xiberras, les digital natives seraient victimes d’un déficit chronique d’attention et n’auraient pas de véritable point de vue, adoptant un peu trop facilement et systématiquement celui de leur interlocuteur et souvent omnubilés par le dernier buzz plutôt que par la stratégie ou la compréhension du client… De votre côté François, vous défendez dans votre essai les « vieux publicitaires » et patrons de création, dont vous dites que la force supérieure réside souvent dans leur « culture inépuisable des marques et des créations qui les ont accompagnées », leur connaissance éprouvées des champs du possible et des innombrables pièges et fausses-trappes susceptibles de plomber une campagne ou une idée ? Ces propos sont plutôt à contre-courant, non ?

François Petitjean : Etre à contre-courant est pour moi une bonne nouvelle, compte tenu de l’observation des courants actuels ;-) Et c’est plus marrant, de toute façon comme posture. Mais arrêtons s’il vous plaît de considérer qu’une référence solide, et donc qui a fait ses preuves, tient de l’archaïsme si on l’utilise ! On ne réinvente pas le marteau à chaque fois qu’on plante un clou. OUI, je dis que la culture prend du temps, et OUI, je dis que les meilleurs créatifs sont les plus cultivés, donc OUI, ils y ont passés du temps et par voie de conséquence ils n’ont pas nécessairement quinze ans. Voilà. Mais en définitive, on s’en fout de leur âge et ça n’est pas vrai que pour les créatifs.

Le sujet intéressant sur ce point comme dans bien d’autres domaines, c’est : est-on encore capable de réfléchir ? Et donc de s’appuyer sur du solide ? En confiance. Croyez-le ou non, savoir ce qui ne marche pas et ne marchera jamais a plus de valeur dans la publicité que toutes ces data collantes comme des malabar sur un pull en laine.

Souvent on évoque le respect de l’expérience, pour traiter de l’attitude face aux aînés. Je pense qu’on devrait plutôt les challenger (étant un aîné moi-même, j’assume), pour qu’ils aident la profession à s’affranchir, je devrais dire se ré-affranchir, de toutes ces incroyables pressions inutiles et outils innovants mais outils d’abord. J’ai écrit cet essai pour cela. Le suivant fera aussi du contre-courant sur les médias et l’opinion, quand il sortira. Une contribution qui en vaut une autre. Mais je la crois saine. Et je prends les paris sur la jeunesse de l’audience, car cela les aide, et ils le savent.

Le BrandNewsBlog : La création, qui devrait concentrer la valeur ajoutée ultime apportée aux clients et représenter le « maillon fort » parmi l’ensemble des métiers et expertises offertes par une agence semble particulièrement impactée par les ravages de la « plomberie » et par l’accélération du cycle « réflexion-production-création » que vous dénoncez tous deux. Tandis que Stéphane Xiberras appelle de ses voeux une « organisation par projet, avec des rush de création courts mais très concentrés » pour arrêter le papillonnage et de travailler sur plusieurs projets à la fois, vous dites carrément François que « la création ne peut exister qu’une fois le ménage fait sur le temps, la pression concurrente, l’argent et surtout libérée de la machine »… Un message à faire entendre en premiers lieu aux annonceurs, il me semble ?

François Petitjean : Vous avez raison quand vous dites « en premier ». Les annonceurs étant la source à la fois des projets, des revenus, et des progrès des agences, quand ils savent s’y prendre. Ils doivent donc donner l’impulsion, à haut niveau, c’est évident.

Par contre, la manière d’organiser la création, le travail en lui-même, n’est pas de leur ressort. C’est aux agences de se dire qu’une « ghost team » vaudra mieux qu’un creative board paquebot sur tel ou tel sujet. Dans mon esprit une ghost team, c’est une force créée pour une occasion de brief, construite et dédiée pour ce brief-là et « démontée » après la livraison. Cela peut impliquer des gens extérieurs à l’agence, c’est sans tabou, et surtout 100% dédié et léger, sur une période courte. En un mot magique : libre. C’est une reconstitution de la chaîne, incluant la production et les médias, dans une forme opportuniste et riche de compétences, où la stratégie et la création pilotent l’ensemble. On peut limiter cette ghost team à moins de 6 personnes jusqu’au « go/no go » de la marque. Chacun peut faire travailler son agence/équipe respective pour livrer, donc pas des hyper juniors (pardon pour eux).

Naturellement, les profils correspondent au brief, c’est-à-dire les meilleures compétences et affinités sur le type de sujet, ou de marché. L’idée n’est pas neuve. Elle est juste devenue urgente, maintenant.

Et en me relisant je me rends compte que cette réponse tombe sous le sens. Pourquoi on n’y arrive jamais, jamais vraiment, sauf en pitch ? Parce qu’un pitch n’a pas d’implication structurelle ; les gros budgets sont certainement plus constructifs à moyen terme, et peuvent faire évoluer cela.

Le BrandNewsBlog : Pour vous François, une des pistes de salut les plus concrètes de la publicité et de la création résiderait dans le « creative placement », c’est à dire une analyse très fine – le cas échéant éclairée par la data – des sujets audibles par une cible donnée à un moment t… Est-bien cela ? Remettre, en somme, les problématiques de réception au centre de la réflexion pour se placer dans les bottes de son/ses audiences ? Quelle différence avec la DCO vantée par Nicolas Zunz et est-ce la seule piste de renouveau créatif ? En quoi la data, bien analysée et exploitée, peut-elle à être utile à ce niveau ?

François Petitjean : L’idée du « Creative placement » est avant tout une posture de conseil. Elle n’est pas média, enfin pas spécifiquement. Je me dis, sans être du tout péremptoire, que les agences ont besoin de se réaffirmer, de reprendre le leadership un peu érodé avec leurs clients. En effet, on a tous rencontré ou vécu les dialogues de sourds entre une marque qui veut parler d’elle de manière concrète, premier degré, et une agence qui explique que les gens, même bien ciblés, ne sont pas très sensibles aux promesses-produits directes, sauf en promo-prix, pour les marques connues. Cela se termine souvent par un arrangement ou un « compromis » avec un peu de création et beaucoup de descriptifs produit dans le message… Un truc mou, par conséquent, à la fois peu impactant et à côté de la plaque. 80% des publicités sont hélas faites comme cela.

Pour crédibiliser une posture de conseil qui prend d’abord en compte ce que les gens veulent entendre pour aller dans le courant ou à contre-courant, mais en conscience, y intégrer ensuite des éléments de marque ou de produit, et donc générer une création à priori plus impactante sur une cible, la data analyse est réellement d’un grand secours. Pour deux raisons : elle donne un air sérieux et validé. Et aussi, sous réserve de trouver le bon analyste, elle peut apporter de vraies réponses sur le type d’environnement à privilégier, de ton, de références culturelles… ou bien quel type d’ambassadeur prendre pour la marque, si on opte pour une stratégie de celebrity endorsement. C’est une aide, encore une fois, et aussi un petit booster commercial, ce que Nicolas Zunz a bien compris. Ce n’est pas « LA réponse », la créativité ne vient jamais de là, mais ce n’est pas une raison pour se priver de cet appoint. Question de réglages, encore une fois.

Pour résumer, s’appuyer sur de la data-analyse pour renforcer une posture de conseil stratégique et de création, qui fait remonter l’idée le plus en amont possible, et qui structure le message sur cette base. Et non sur celle du stress épileptique du chef de produit qui veut montrer un catalogue de caractéristiques à des gens indifférents. On peut considérer que là, les data sont nos amies, et plutôt un bon outil. Cela peut même aider à remonter le niveau de nos interlocuteurs clients, par une forme de richesse intellectuelle qui n’est pas « bidon », pour une fois.

Le BrandNewsBlog : Abordant cette autre « martingale publicitaire » qu’est devenu aujourd’hui le content marketing, vous osez également mettre les pieds dans le plat François. En dénonçant en l’occurrence les amalgames et la confusion des genres qui font que tout ce qui sort de l’ordinaire (c’est à dire tout ce qui n’est pas spot TV ou radio, page de pub ou affiche) est aujourd’hui abusivement qualifié de brand content par beaucoup d’agences… En quoi cette vision du contenu de marque est-elle erronée et réductrice et pourquoi dites-vous (de manière très judicieuse à mon avis) qu’un contenu doit impérativement être associé à une action pour être efficace ? 

François Petitjean : La communication dite « de contenu » se doit d’être sincère et en lien avec une réalité de la marque, que ce soit pour une cause, une compétition, un mécénat ou de simples actions remarquables. Dans les autres cas, on est soit sponsor, soit émetteur de publicité… Si une marque co-produit un film, par exemple, elle est légitime à apparaître sans nuisance dans ce film. Si elle ne paye que pour apparaître, c’est un sponsor. C’est un peu réducteur, je sais, mais c’est une interview, pas une thèse ;-) En gros, la marque doit choisir entre être du papier peint ou un co-créateur.

Ce qui a dénaturé le sens, et qui est dangereux, à mon avis (on rejoint ici la DCO et les dérives), c’est qu’on a classé comme « contenus de marque » des vidéos à la tonne, portées par des blogueurs (pardon, je ne dis pas ça pour vous, Hervé) en mal de revenus et les déclinaisons créatives mécaniques générées par la DCO ou autres engins du moment. Et quand je dis « à la tonne », je veux dire clairement de la bouillie pour chats ! Mais « à la tonne » veut aussi dire des tonnes de « vues », l’indicateur « vidéos vues » étant exactement pris dans le même sens que pour un spot de pub vu à la télé. Donc, rien à voir avec le content marketing en fait…

C’est dommage car je crois beaucoup à la participation des marques aux grands enjeux du moment, de la planète, de l’Olympisme, de la démocratisation du mieux et non du plus, de la culture et des arts en général et tous les recoins d’activités innovantes qui recherchent quelques moyens pour se développer ou se faire connaître, l’échange avec une marque n’étant pas forcément un contrat faustien. Encore une fois, le mot clé c’est la sincérité de la démarche. Et la communication en devient facile, sur un mode reportage, où on apprend des choses,et où les marques deviennent auteurs et acteurs, plus que payeuses et exposantes. Il faut une stratégie, la tenir dans le temps, s’affranchir des règles de performance à court terme, être bien accompagné par son agence, et éviter le buzz pour le buzz. A partir de là, les « contenus » se génèrent d’eux-mêmes, la numérisphère étant prompte à se saisir de ce qui est bien, aussi parfois. Car je crois profondément aux vrais contenus de marques et au possible intérêt de leurs audiences pour ces contenus.

Le BrandNewsBlog : Vous consacrez plusieurs passages de votre ouvrage aux agences médias d’une part, aux médias et aux régies d’autre part. En quoi et pourquoi les agences médias ont-elles selon vous « loupé le coche » de la transformation numérique et de la valorisation de leur capacité de conseil auprès des clients (au profit d’autres acteurs comme les cabinets d’IT notamment) ? Et que dire du rôle des médias, qui essaient de s’accaparer une plus grosse part du gâteau publicitaire… en montant parfois leur propre agence de création, comme Google avec son agence le Zoo ?

François Petitjean : Une partie de la réponse est dans votre question, le Zoo étant l’expression même de l’absence de tabou qu’encourage une position hégémonique, et aussi la culture anglo-saxonne. Et dans un marché aussi sensible et bataillé que celui de la publicité, l’absence de tabou est une force, en soi.

Les agences médias, coincées entre les agences de publicité, les régies traditionnelles et surtout les GAFA, se sont repliées sur une culture et une image pseudo objectivante d’« arbitre de la performance », au lieu de financer un réel contrepouvoir créatif en complicité avec les médias. Résultat, ils ne sont pas payés pour le conseil mais pour l’achat d’espace et la gestion, et pas très bien… Les régies traditionnelles les lâchent petit à petit et s’en passent comme les GAFA, qui elles, ont mangé l’intégralité de la valeur ajoutée que pouvaient avoir les agences médias.

Si on ajoute les audits, les consultants, les acheteurs industriels (forcément passionnés par le processus de négociation), le constat est, en France, une lente mais certaine fin d’une époque, et la fin d’un modèle. Il y a pourtant de brillantes personnes dans cet univers, et je souhaite qu’elles réinventent leur sujet, car les agences médias peuvent jouer les régulateurs, paradoxalement en jouant les troubles fête, mais il faut qu’elles sortent de leur culture d’origine, d’une sagesse horripilante. Encore une fois, les gagnants ne sont pas les premiers de la classe dans la publicité, il faut oser l’impertinence. Et il y a urgence, là aussi.

Le BrandNewsBlog : C’est bien connu : en publicité comme ailleurs, le temps et l’argent (évidemment intimement liés) constituent le nerf de la guerre… De ce point de vue, les agences ont le plus souvent essayé de combler l’érosion des budgets annonceurs en élargissant de manière très extensive le scope de leur service. Etait-ce toujours pertinent ? Et en quoi la baisse des budgets dévolus spécifiquement à la création et à la production représente-t’elle un vrai danger ? 

François Petitjean : La baisse des budgets de production est due, pour partie, aux promesses massives issues de l’univers digital : plein de vidéos, pour pas cher. D’ailleurs, globalement, le digital est empreint de gratuité et d’abondance, originellement.

Encore une fois, une promesse de quantité face à celle de la qualité ; débat ancien, mais aujourd’hui accéléré, d’autant que la technologie a évolué de telle façon qu’une grande quantité livrable est aussi possible avec une qualité acceptable et pour un prix assez bas. Donc, pour répondre à cette question, c’est la culture de la quantité qui est gênante, et non ce qui est produit réellement.

En effet, les formats de publicité ont toujours été vécus comme une contrainte, alors qu’en réalité, ils ont toujours favorisé l’idée forte, justement pour tirer son épingle du jeu, face à cette contrainte. La possibilité donnée à un spot d’avoir une suite, puis des épisodes, puis des rendez-vous réguliers, étire le format et réduit l’idée. Donc une baisse des prix, et des idées moins fortes… C’est cette équation qui est nuisible ou dangereuse, pas seulement en ce qui concerne l’évolution des budgets. La solution, face aux annonceurs, réside dans une meilleure vente des compétences, en termes de temps et de résultats. Une agence doit vendre cher ce qui vaut cher, et un annonceur doit exiger la valeur de ce qu’il paye, en retour. Donc ce débat ne peut être limité à une simple analyse de l’évolution des prix de production, c’est l’ensemble de la valeur de la chaîne qui est à éclaircir, dans les contrats. Et oui, là aussi, le monde a changé, et vraiment très vite. Les associations, annonceurs, agences, clubs des directeurs artistiques… doivent prendre ce sujet en main.

Le BrandNewsBlog : Vous dénoncez François le manque d’adaptation et de souplesse des structures et groupes existants, pas toujours suffisamment agiles ni adaptés aux nouvelles habitudes de travail, ni aux besoin des annonceurs… qui de leur côté ne manquent pas de souligner les dérapages et fuites en avant budgétaires persistants et pas toujours justifiés qu’on leur impose. Quelle serait la structure et l’organisation de travail idéal entre les différents partenaires, qui permettrait le cas échéant d’éviter ces dérapage tout en assurant une meilleure efficacité de tout l’écosystème, selon vous ? 

François Petitjean : La stratégie est un sujet de patron. Et c’est elle qui, comme son nom l’indique, pilote la suite et engage vers une promesse de résultat. L’immédiate association, une fois la stratégie actée par un travail commun, est la réflexion créative, associée aux médias, idéalement. Cela fait 4 personnes côté agence, et deux personnes côté annonceur : boss + project manager.

Cette description sommaire et un peu caricaturale est celle de la tête de pont suffisante pour générer 80% de la valeur du projet. Tout le reste, vraiment tout le reste, sera de près ou de loin relié à la livraison du projet, sa mesure et son évaluation. Et là il y a forcément du monde, des courroies de transmission, des experts, des métiers, garants de la qualité à la hauteur du projet. Mais pour concevoir : cela suppose des réunions à 6 personnes maximum, courtes, avec décisions, échanges directs, points de vue libérés, implication du patron annonceur, un minimum d’intermédiaires, tensions, soulagements, imagination : pas comme dans un brainstorming, mais comme une vraie conduite de projet. Avec les décideurs de chaque point de chaîne. C’est antidémocratique, voire insupportable vu de l’extérieur, mais c’est le moyen de retrouver le sens, avant les expertises, les réglages, le « fine tuning »… Et surtout : fin des bla bla, des réunions à 25 qui durent des heures et coûtent un bras !

Ce mode de travail sera payé, car l’annonceur sera impliqué à haut niveau. J’en parle comme si cela n’existait nulle part, c’est un manque de modestie de ma part, cela existe, dans les structures les plus créatives, comme par hasard. Mais cela s’applique aussi aux grands groupes, il suffit de trancher l’organisation par gros client, comme si chacun de ces clients représentait le business d’une petite agence complète. 6. Le chiffre magique. Presqu’un nom d’agence, en définitive ;-) !

 

 

 

Notes et légendes :

(1) « Personne n’en a plus rien à cirer de la publicité », interview de Stéphane Xiberras par Clémence Duranton, parue dans le magazine Stratégies n°1908 du 8 juin 2017

(2) « Adworld – Communication, création, contenus, média », essai de François Petitjean paru aux Editions Panthéon – Mai 2017

 

Crédits photos et infographies : oeuvre de la série Future tense d’Alex Gross (première image sous le titre), Editions du Panthéon, TheBrandNewsBlog, X, DR

 

 

 

Pourquoi les sondages, les médias et la publicité ont 1 société de retard… et comment y remédier ?

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Evidemment… évidemment, le fait marquant de la semaine écoulée aura été l’élection inattendue de Donald Trump comme 45ème Président des Etats-Unis. Comme je ne suis ni un expert de l’analyse politique – ce n’est pas mon rayon – ni très fan de la philosophie et des prédictions de comptoir, je me garderai bien dans mon article du jour de commenter cette élection en mode « je le savais / je le sentais / je vous l’avais bien dit », ou de spéculer sur ses conséquences.

Comme beaucoup, j’avoue avoir été surpris de constater qu’un candidat aussi ouvertement démagogue, intolérant, misogyne et imbu de sa personne puisse accéder à la fonction suprême dans une des premières démocraties mondiales. Surtout après avoir généré autant de bad buzz pour ses propos outranciers sur les femmes, les musulmans, les immigrés… et j’en passe. Il faut croire que les bad buzz ne sont pas toujours rédhibitoires (spéciale dédicace au Réputatiolab et à l’ami Nicolas Vanderbiest, qui ne cesse de le répéter ;-) et que cela aura plu à la majorité de son électorat. Et je souhaite sincèrement que Donald sache représenter tout le peuple américain et réussisse au mieux son mandat, sans trop couper les Etats-Unis du reste du monde idéalement-s’il-vous-plaît-Monsieur-le-nouveau-Président.

Mais au-delà de ma propre surprise, c’est aussi la surprise des autres qui m’a étonné… et parfois agacé je dois dire. Surtout la surprise de ces experts patentés et/ou auto-proclamés des sondages et de la chose politique que nous subissons à longueur de campagnes électorales dans la presse, à la radio ou la télévision. Et de voir ceux-là mêmes qui avaient prédit le triomphe d’Hillary se livrer à un rapide exercice d’autoflagellation (« il faut croire que nous avions sous estimé la colère des Américains ») avant de reprendre leur analyse sans vraiment se départir de leur superbe ni de leur posture de messieurs et mesdames je-sais-tout. Il y a là une rupture qui en dit long, une faille médiadico-temporelle abyssale qui a certes été largement pointée cette semaine sur les réseaux sociaux mais qui va hélas bien au-delà de la simple posture et que je m’en vais creuser aujourd’hui à ma façon… Car notre capacité à appréhender et rendre compte du réel et par conséquent la santé de notre démocratie me semblent en jeu, rien de moins.

Pourquoi, élection après élection, les sondeurs et les médias ont-ils désormais systématiquement un phénomène social d’avance ou de retard ? Comment, par manque de moyen et de remise en cause, la pensée dominante des médias et des « experts autorisés » tend effectivement à faire système ? Pourquoi la pub est restée en partie coincée dans les années 90 ? Et quelles pistes pour sortir de l’entre-soi médiatico-pubo-sondagier et se reconnecter au réel tel qu’il est (et non tel que nous le désirons) ?

Depuis mardi, plusieurs voix n’ont pas manqué d’appeler à une prise de conscience en soulignant, à la manière fort peu diplomatique de notre ambassadeur aux Etats-Unis¹, « qu’un monde s’effondr(ait) devant nos yeux ». Si la nécessité de moins céder aux « illusions sondagières » a été invoquée (certes), l’urgence du changement est à mon avis aussi grande dans les médias. Et nous autres, marketeurs et communicants, avons aussi notre part de responsabilité et un rôle à jouer, ainsi que je me propose de vous le démontrer…

Election de Donald Trump : une faillite sondagière et la revanche du réel sur les big data et l’analyse prédictive…

Cela a été abondamment souligné depuis mardi : la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis a démontré (une nouvelle fois) l’impuissance manifeste des sondages et autres mesures d’opinion quantitatives à prédire désormais avec un tant soi peu de fiabilité le résultat d’une élection…

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A cet égard, la faillite est complète puisque ce ne sont pas seulement les différences en pourcentage et en nombre de voix qui se sont avérées fausses, mais le résultat du scrutin lui-même : en lieu et place d’une assez large victoire d’Hillary Clinton, c’est bien à une confortable victoire de son adversaire, Donald Trump, que nous avons assisté.

Cet échec cuisant n’a pas empêché la plupart des patrons d’instituts de sondages, français notamment, de prendre depuis mardi la défense de leurs collègues américains, en arguant que le contexte électoral était « particulier » et « complexe » et l’issue de l’élection moins certaine qu’on avait bien voulu le dire… Argument ultime (entendu hier de la bouche d’un de ces professionnels dont je tairai le nom, par charité) : ce que les électeurs américains avaient vraiment en tête se serait avéré « non mesurable quantitativement » d’où l’impossibilité à prédire le résultat de ce scrutin. Ben voyons… => je reviendrai sur cet argument un peu plus loin.

Ainsi que le rappelle également Jean Thibault², dans un judicieux billet de blog que vous incite à découvrir ici, cette « cécité » des sondages et des instituts les plus réputés s’est doublée d’un plantage complet du marketing électoral le plus avancé, puisque toutes les techniques de micro-ciblage les plus récentes employées par les Démocrates pour identifier et concentrer l’effort sur les électeurs hésitants, n’ont manifestement pas suffi à faire basculer les « swing states » dans le camp d’Hillary.

Ainsi, après avoir servi plutôt efficacement Barack Obama lors de la campagne présidentielle de 2008, il faut rappeler que l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, a continué de fourbir ses armes digitales en faveur de la candidate démocrate en concevant pour elle le premier véritable outil de CRM de la politique. Une plateforme tout à fait sophistiquée et inédite, dont la vocation, en se fondant sur les multiples interactions des individus sur les réseaux sociaux et leur niveau d’engagement, avait justement pour but d’aller chercher les électeurs indécis grâce à l’analytique…

De même, dans le registre des big data et de l’analytique toujours, est-il permis de souligner avec un brin d’ironie, la déroute XXL des algorithmes prédictifs mis au point spécialement pour cette élection par le grand gourou de la Silicon Valley, Nate Silver. Ses algorithmes, sensés ridiculiser par leur précision les approches sondagières traditionnelles, ne laissaient planer aucun doute sur l’issue du scrutin : jusqu’au bout, il nous fut dit qu’Hillary avait plus de 75 % de chances de l’emporter…

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L’échec d’une pensée médiatique dominante qui tend à faire « système » et l’incapacité à appréhender et rendre compte du réel 

Au-delà de cette « bulle sondagière » dont je vais reparler, la plupart des grands médias américains, de même qu’un certain nombre d’éditorialistes du monde entier – les Français ne furent pas en reste – ont depuis mardi jugé urgent de faire amende honorable et de « s’auto-excuser » de leur manque flagrant de clairvoyance depuis le début de cette campagne électorale américaine.

S’il fut beaucoup question de ces « maudits sondages » que les uns et les autres passent pourtant leur temps à commenter, et si on peut au moins leur faire crédit de leur bonne foi, que penser de ces mea culpa tardifs ?  Feront-ils « jurisprudence » dans les mois à venir, au moment de commenter les péripéties de la campagne présidentielle française ? Qu’il me soit permis d’en douter…

Les (mauvaises) habitudes sont tellement ancrées, les rentes de situation tellement installées, les consanguinités si fréquentes et la propension de chacun à tout oublier si forte (souvenons-nous des leçons non tirées du Brexit, par exemple) que je reste plutôt sceptique quant à une amélioration rapide du traitement de l’information et aux vertus d’une quelconque auto-discipline journalistique.

De fait, à l’exception notable de quelques médias et personnalités journalistes plus pointilleuses et indépendantes que la moyenne (je pense bien sûr à Michael Moore, mais fort heureusement, nous en avons également quelques-unes en France), la plupart des médias manquent aujourd’hui de recul, de temps et de moyen, de diversité et surtout d’une véritable liberté éditoriale pour pouvoir traiter l’information comme ils le souhaiteraient… ou en tout état de cause comme il le faudrait.

Résultat : le commentaire de la moindre statistique, plus ou moins mise en perspective, l’exégèse érudite et le débat enflammé autour du moindre sondage tendent à remplacer dans les médias la mise à distance, la vérification des faits et le véritable travail de terrain, pour des rédactions souvent plus préoccupées de rentabilité et « d’alimenter les tuyaux » sans déplaire à l’actionnaire que d’informer en toute impartialité leurs lecteurs ou auditeurs…

Et nos médias, de plus en plus contaminés par les « ravages tout à la fois du présidentialisme et de l’affairisme », ainsi que l’écrivait récemment Laurent Mauduit³, de succomber plus souvent qu’à leur tour à une forme de complaisance et de « bien-pensance » systémique, propre à satisfaire le sens du consensus de leurs propriétaires fortunés, quand il ne s’agit pas de répondre aux injonctions ou « amicales recommandations » des gouvernements en place.

Manque de rigueur, manque de diversité et piège de « l’entre-soi » : ces ultimes corollaires de la déconnexion du réel…

Des sondeurs qui sondent (sans trop réfléchir), des médias qui médiatisent plus qu’ils ne méditent (au risque de ne plus informer)… On pourrait se croire chez les Shadocks parfois, mais nonobstant les impératifs financiers et cette dictature du court-terme qui emporte tout, la cause du réel ne serait pas encore tout à fait perdue sans le manque de rigueur dont ces dérives s’accompagnent trop souvent et ce déficit chronique de diversité dont souffre encore les médias, les instituts, mais aussi et plus largement une vaste frange de l’écosystème de la communication et du marketing…

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C’est à ce manque de rigueur, combiné à mon avis à un déficit préoccupant de diversité dans le recrutement, au conformisme des briefs et à la médiocrité de leur interprétation créative, que l’on doit hélas l’insigne faiblesse de nombreuses campagnes publicitaires. Quand certaines ne sombrent pas carrément dans un sexisme cynique et décomplexé (voir ici et  mes précédents articles à ce sujet), beaucoup d’autres charrient encore une litanie de stéréotypes éculés, reflets d’une société à la fois obsolète et idéalisée.

Dans ce registre, les trop rares concessions à la modernité dans les pubs touchent hélas davantage le look et le langage des figurants, leur équipement voire la déco de la maison, que le statut de la femme ou l’image du foyer familial, dont les représentations ne suivent qu’avec beaucoup de retard l’évolution des moeurs…

De même, au-delà du microcosme publicitaire, avons-nous déjà pointé sur le BrandNewsBlog la fâcheuse tendances des marketeurs et des communicants, de manière générale, à prendre parfois leur nombril pour le centre du monde… Ce faisant, je jette une pierre dans mon propre jardin mais il faut savoir balayer devant sa porte. Les constats tirés il y a 3 ans par l’Institut IBM de recherche en valeur commerciale corroboraient en effet ce travers des professionnels du marketing et de la communication à confondre leurs propres habitude et usages (utilisation du digital et des réseaux sociaux par exemple) avec les habitudes et usages (en général moins avancés) de leurs clients.

C’est en creusant cette piste que l’institut IBM a pu confirmer combien les visions et les priorités des marketeurs et celles de leurs « cibles » étaient souvent en décalage. Ainsi que le montre bien le tableau ci-dessous, tandis que les clients et prospects réclament en premier lieu une information impartiale et des aides à la décision (voire des promotions et avantages sonnants et trébuchants), l’étude a pu confirmer que les marketeurs surestiment quant à eux l’intérêt de leurs offres et la volonté des internautes de « se sentir connectés à la marque » (64 % des responsables marketing ayant le sentiment que c’est une priorité pour leurs clients… alors qu’ils sont 33% seulement à y accorder de l’importance).

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On le voit, dans bien des domaines, la déconnexion des professionnels par rapport à leurs « cibles » est souvent endémique et il faut à la fois du courage et de l’opiniâtreté pour s’y attaquer…

Quatre pilules plutôt dures à avaler… et mes suggestions de remède pour reconnecter les instituts, les médias et les publicitaires à la réalité

 

1 – Sondages : je n’achète pas la fameuse théorie du « vote caché » (=> les Instituts et leurs clients doivent se remettre en cause et mélanger techniques quantitatives et plus qualitatives)

« Vote caché », « vote caché » : dès que les enquêteurs et dirigeants d’Instituts sont pris en faute, on nous ressort cet épouvantail du vote caché, sensé justifié et excuser tous les manquements… Mais à y regarder de plus près, pour ceux qui connaissent un tant soit peu les études, il n’y a guère d’opinion (aussi inavouable soit-elle) qui ne résiste à la combinaison de techniques quantitatives et qualitatives poussées. Ainsi, pour qui dispose d’un minimum de temps et des compétences pour concevoir et administrer un guide d’entretien digne de ce nom, on apprend énormément sur les consommateurs-citoyens-électeurs en commençant par les interroger via des panels et/ou entretiens qualitatifs. Et chacun sait qu’il est possible, sur la base des retours et verbatims obtenus, d’échafauder des questionnaires quantitatifs contournant les biais et autres phénomènes de sous-déclaration, en définitive normaux et courants. En résumé, il ne tient qu’aux instituts (et à leurs donneurs d’ordre en premier lieu !) d’être plus exigeants et responsables, en réalisant des enquêtes un tant soit plus poussées que de simples questionnaires auto-administrés par Internet, déjà biaisés par le manque de représentativité des échantillons de population sondée ! Dans de telles conditions, rien d’étonnant en effet à ce que les sondages américains aient manqué leur cible et induit en erreur leurs utilisateurs.

2 – Médias : évitons l’entre-soi et privilégions l’information vérifiée à la « glose » décontextualisée (=> les journalistes doivent vérifier les faits, aller davantage sur le terrain et demeurer plus impartiaux)

Pour éviter les travers médiatiques énoncés un peu plus haut, les défis à relever sont hélas nombreux. Il faudrait en premier lieu pouvoir compter sur des journalistes et des médias plus indépendants de leurs actionnaires et des gouvernements en place. De manière générale, et même si ce travers est régulièrement pointé, il serait également bienvenu que les journalistes sortent davantage de leurs bureaux pour se confronter à la réalité du terrain et pouvoir rendre compte, par exemple, de la désertification des zones rurales ou de la paupérisation de régions industrielles laissées à l’abandon, que ce soit aux Etats-Unis ou en France…

Quand on est basés dans le 15ème arrondissement de Paris ou rue François 1er, pas évident de se frotter au réel tel qu’il est, sans un réel dynamisme rédactionnel, du temps et les moyens de réaliser de bons reportage de terrain. A ce propos, j’ai souvenir d’une mésaventure qui m’était advenue il y a quelques années : après le vol d’un camion transportant des cathodes de cuivre à Chauny, mon employeur de l’époque avait été démarché par plusieurs grands médias qui souhaitaient traiter l’information. Comme un reportage intéressait grandement les équipes TV -proximité de la région parisienne oblige – rendez-vous fut pris avec le directeur du site industriel concerné, à qui il fut d’abord demandé par téléphone si ce type de vol se reproduisait souvent… Une fois sur place et dans le contexte de l’interview, le directeur répéta ce qu’il n’avait cessé de dire à ses interlocuteurs au téléphone : non, ce type de vol ne se produisait pas souvent et on on pouvait pas parler de « recrudescence des vols de cuivre » car de tels cambriolages ne se produisent en réalité que tous les 10 ans. Le discours n’arrangeant pas les journalistes et les équipes de tournage dépêchées sur place ne pouvant rentrer bredouille à la capitale, le sujet fut évidemment mis au sommaire du journal de 20 heures avec le titre initial désiré par les journalistes mais factuellement faux : « nette recrudescence des vols de cuivre à Chauny ».

On comprend, au travers de cette simple anecdote, à quel point les amalgames, approximations et autres contre-vérités doivent être fréquentes dans les médias et combien elles peuvent entacher l’information quand le manque de temps, les objectifs de rentabilité et le manque de rigueur journalistique sont au commande…

3 – Publicité : un peu de diversité ne ferait pas de mal (=> les publicitaires seraient bienvenus de diversifier leur recrutement et de conseiller à leurs clients davantage de prise de risque et d’ouverture)

Cette exigence de rester en prise avec le réel, a priori moins évidente à satisfaire dans la publicité et la communication que dans les médias, passe à mon avis essentiellement par une politique de recrutement plus active et ouverte à la diversité, reflet de de notre société contemporaine.

Dans ce domaine, à l’exception de quelques précurseurs, comme Mercedes Erra, Nicolas Bordas ou Anthony Babine, les professionnels de la publicité et du conseil demeurent encore assez en retard à mon avis. Et la frilosité de la plupart des annonceurs à prendre des risques et à aborder des sujets sociétaux de manière plus moderne, voire à refléter la société telle qu’elle est, demeure très forte.

Il y a là, à mon sens, de grandes marges d’amélioration et des progrès faciles à réaliser, par l’intégration de nouveaux profils et l’adoption de codes de conduite proscrivant par exemple la discrimination et le sexisme latent, encore trop présents dans un certain nombre de campagnes.

4 – Marketing : se reconnecter aux besoins et priorités réelles des consommateurs (=> les marketeurs doivent rester en prise avec les besoins, les évolutions de la société et ne pas confondre leurs habitudes et goûts avec ceux de leurs clients)

Outre l’injonction à développer davantage de diversité et à élargir les profils recrutés dans les métiers du marketing (tous les métiers et la plupart des entreprises sont hélas concernés), il appartient aux marketeurs de se méfier d’eux-même et de leurs « intuitions marketing ».

Parmi les bêtises restées célèbres du marketing (voir ici mon article à ce sujet), ne pas oublier qu’un grand nombre de développements hasardeux ont été décidés sur la base des intuitions personnelles du patron ou d’équipes marketing insuffisamment connectées aux besoins des utilisateurs… et au réel. Si l’innovation de rupture vient précisément de la mise à distance des besoins habituels du client, l’innovation incrémentale ne peut s’en passer et pour l’une comme pour l’autre, on ne peut que recommander aux professionnels de réaliser des pré-tests pour mesure la pertinence de leurs idées.

Là aussi, se reconnecter au réel peut devenir une priorité pour reconquérir des parts de marché et rien ne vaut des insights consommateurs ou des études amont bien menées…

Quand les marques deviennent des précurseurs du changement social… et de la reconnexion au réel

Actrices mésestimées du changement, les marques ont à mon humble avis un rôle non négligeable à jouer dans l’évolution de la société et la reconnexion au réel. De par leur brand purpose et leur positionnement militant, de par leur pragmatisme et leur éloignement des idéologies, leur légitimité à s’emparer de grands sujets de société pour les faire bouger, est parfois bien supérieure à de nombreuses autres institutions, voire aux gouvernements.

Au-delà des campagnes provocatrices et militantes d’Oliviero Toscani pour Benetton, des marques comme Kooples ou American Apparel, en se positionnant pour le mariage pour tous, ou bien encore McDonald’s voire Uber font davantage pour la promotion de la diversité et la reconnexion au réel que bien des organisations politiques, associatives ou des médias !

brendan-american-apparel

 

 

Notes et légendes :

(1) Ambassadeur français aux Etats-Unis, Gérard Araud a eu le tort de réagir à chaud, mercredi 9 novembre, à l’élection de Donald Trump. Evoquant dans un tweet qu’il a ensuite supprimé « un monde qui s’effondre », son commentaire a été mal perçu par les administrations française et américaine : « Après le Brexit et cette élection, tout est désormais possible. Un monde s’effondre devant nos yeux. Un vertige ».

(2) Directeur de la connaissance clients chez SFR, Jean Thibault est l’auteur de ce billet : « Trump s’est joué de notre cécité »

(3) Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, est l’auteur de « Main basse sur l’information » publié en septembre 2016 aux Editions Don Quichotte.

 

Crédits photos et illustrations : 123RF, X, DR

 

 

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