Des « snacking contents » aux « slow » et aux « qualitative » contents : à quels contenus se vouer ?

C’était il y a quelques semaines, souvenez-vous : dans les « 10 tendances émergentes ou persistantes » à prendre en compte en 2020 par les marketeurs et les communicants en 2020, je vous faisais part du retour en force des « deep contents » pour lutter notamment contre les fake news (tendance n°1) et conjointement de l’essor de dispositifs de communication plus frugaux (tendance n°6) et du « slow content » en réponse à l’inflation de contenus courts à faible valeur ajoutée (ou « snacking contents ») à laquelle on a assisté ces dernières années.

De fait, au-delà la jolie brochette d’anglicismes dont je viens de vous gratifier et dont il est généralement question dès qu’on parle de contenus (entre « snacking », « slow », « deep », « qualitative » et autre « precision » content…), force est de reconnaître que les marques – donc nous tous, communicants d’entreprise – nous sommes livrés, parfois à notre corps défendant, à une véritable « course à l’échalote éditoriale » depuis l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux.

Faisant fi de l’infobésite croissante et de l’attention déclinante de nos publics, nous avons en effet répondu à l’appétit inextinguible de nos canaux traditionnels et des médias sociaux en alimentant frénétiquement nos fils d’actu d’infographies, de vidéos « à la Brut » et autres news à consommer sur le pouce… Autant de « snacking contents » souvent très formatés et sans saveur, dont la performance en termes d’audience et d’interactions est de plus en plus faible et dont l’omniprésence a fini par traduire une forme de « dictature du court », dont il était plus que temps de sortir…

Dixit Carole Thomas, directrice communication d’Immobilière 3F : « A force de faire court, toujours plus court, de faire ‘continu’, nos messages deviennent cacophoniques, fatigants pour nos publics. Les équipes communication s’épuisent à produire des contenus dont il faudrait prendre le temps d’interroger la valeur ajoutée. »

Dans la foulée de cette louable et saine réflexion, moult consultants et professionnels n’ont pas manqué de tirer à leur tour le signal d’alarme, plaidant pour une rationalisation du rythme de la production éditoriale et un retour à une communication plus frugale et efficace : le fameux « slow content », dont j’ai moi-même à plusieurs reprises vanté les mérites dans ces colonnes. Avec un objectif simple : regagner l’attention perdue des publics par des productions plus rares mais de meilleure qualité.

Et après tout, pourquoi ne pas y croire ? La meilleure preuve de l’efficacité du « slow content » n’a-t-elle pas été apportée ces deux dernières années par ces médias de référence que sont Le Monde ou The Guardian, qui en réduisant significativement leur quantité d’articles publiés ont vu sensiblement augmenter leurs audiences ?

Mais patatras : voici qu’en l’espace d’une semaine, deux articles de Cyrille Dhénin¹ d’une part, et de Vincent Baculard² d’autre part, sont venus doucher l’enthousiasme autour du « produire moins pour produire mieux » et tentent de rebattre les cartes…

Leurs arguments respectifs ? L’idéal est d’aller le découvrir par vous-mêmes dans les colonnes du magazine Stratégies en l’occurrence³, mais en substance, le premier de ces experts pointe : 1) le fait que l’attention des publics ne soit peut-être pas aussi finie qu’on le prétend et 2) le fait que produire moins ne suffise pas, qu’il faut surtout des contenus qualitatifs et ciblés. Et le second de ces communicants d’ajouter : 3) la crainte d’accroître encore l’infobésité au travers de ces contenus « de qualité » qu’on est en train de produire à tout va + le risque de tomber dans un certain « entre-soi ».

Alors à quel saint et à quel contenu se vouer, en définitive ? Pourquoi de telles réticences et sont-elles vraiment légitimes ? Le « mieux » et le « moins » peuvent-ils être les ennemis du « bien », en matière de contenus ? Et comment équilibrer votre stratégie, in fine, pour une équation éditoriale réussie ?

On le voit à la lecture des tribunes de Cyrille Dhénin et Vincent Baculard : les débats autour du/des contenus sont loin d’être clôts. Mais comme souvent, il me semble que la bonne approche est à trouver entre les positions des uns et des autres, avec en premier lieu l’affirmation d’une vraie stratégie éditoriale…

Le « slow content » : utopie ou solution crédible à la perte d’attention des publics ?

« Slow food », « Slow fashion », « Slow education », « Slow tourism », « Slow cosmetics », « Slow sex », « Slow life »… : évidemment le mouvement « slow » n’est pas apparu en premier lieu dans nos métiers de la communication (mais pour mémoire dans celui de l’alimentaire, avec la création dans les années 80 de la première association baptisée justement « Slow food »).

Pour autant, cette notion, qui nous invite à « produire moins mais mieux » est évidemment séduisante et résonne fortement auprès des communicants, dans un contexte « d’infobésité », d’inefficacité croissante des « snacking contents » à capter l’attention de nos publics et de volonté redoublée des professionnels de tendre vers une communication plus « responsable », c’est à dire à la fois plus respectueuse des parties prenantes (moins envahissante et interruptive notamment) et à moindre impact sur l’environnement.

Plus prosaïquement et pour un certain nombre de communicants, l’intérêt ou la vertu du questionnement autour du « slow content » relève aussi quasiment du réflexe de survie et d’une « reprise en main » salutaire des contenus, pour redonner du sens à leur activité et aux productions éditoriales de l’entreprise…

Qui d’entre nous n’a jamais éprouvé, en effet, ce sentiment de saturation à produire parfois au kilomètre des informations ou supports réclamés à cors et à cris par l’un ou l’autre de nos clients internes en dépit de nos recommandations, et dont on sait par avance qu’ils seront peu ou pas vus/lus/entendus ?

Nonobstant son intérêt évident et l’attrait qu’il exerce pour les communicants, force est néanmoins de reconnaître que ce concept de « slow content » est parfois bien difficile à implémenter de manière raisonnée dans les entreprises et dans les us et coutumes des services communication…

Comment ralentir, en effet ? Où se trouve la pédale de frein, quand les interlocuteurs internes des communicants s’avèrent aussi insatiables que l’appétit des canaux ? Et comment dégager le temps nécessaire à la production de supports plus ambitieux, quand les équipes ont souvent pour consigne de maintenir les supports existants et poursuivre l’animation des évènements et supports récurrents ? Et quand bien même de nouveaux formats longs et plus ambitieux sont produits, comment ne pas éviter qu’ils viennent s’ajouter à la longue liste des productions internes, marché ou corporate déjà existantes, renforçant encore l’infobésité ambiante ?

Dans son article intitulé « De la mal bouffe à l’indigestion », Vincent Baculard, PDG du groupe Rouge Vif, ne redoute pas autre chose. « Ce nouvel engouement pour les contenus de qualité que nous observons aujourd’hui, que ce soit dans la presse ou dans les entreprises, en est un bon exemple […] Au nombre d’écrits, on souhaite maintenant ajouter le volume. Chaque entreprise se doit d’éditer un magazine sur les tendances, où parfois sa marque ne figure même plus ou si peu, avec pour ambition de donner à ses prospects/clients/lecteurs une vision du monde et de ses innovations.

Chaque « brand contenter » se gargarise d’articles inspirants sur des sujets déjà largement dans l’air du temps et sur lesquels la marque qui le missionne n’a pas grande légitimité à s’exprimer […] Pour renforcer le sérieux de l’exercice, on écrit des tunnels sans intertitres ni photos ou illustrations, des pavés conséquents couvrant plusieurs pages dont on se demande qui va réellement les lire. On parle de l’infobésité qui nous guette, mais là, avec ces contenus trop riches, c’est carrément l’indigestion doublée d’une migraine carabinée. »

Pour Cyril Dhénin, directeur associé chez Brainsonic, la notion même de « slow content » reposerait d’ailleurs sur un « gros malentendu »³, car outre le fait qu’il existe chez tout individu des réserves d’attention insoupçonnées (j’avoue avoir quelques doutes sur ce point, mais j’en reparlerai), il est utopique de croire que produire moins – si tant est que l’entreprise y parvienne – suffise à générer davantage d’attention. Car c’est toujours la qualité des contenus (originalité, créativité, capacité à susciter des émotions…) associée à la qualité de leur ciblage et de leur démultiplication, qui garantira les meilleurs résultas. Et au demeurant, il demeure nécessaire de marteler les messages pour que ceux-ci soient lus/vus/ou entendus.

Quel que soit le message et quoiqu’il advienne, confirme-t-il, « pour toucher une audience, la singularité de la marque va devoir se matérialiser dans une sacrée ribambelle de canaux et formats. Pas franchement compatible avec une narration frugale… » 

On le voit : si la la polysémie même de cette notion de « slow content » fait manifestement débat (puisqu’elle implique à la fois un « ralentissement » et des formats supposément plus riches et longs), la qualité, la créativité et la pertinence des contenus qu’elle implique n’en restent pas moins plébiscitées, comme autant de facteurs clés de succès et d’attention pour un message ou un support donné. Et sur ce point au moins, tous les professionnels ou presque sont d’accords….

Le « slow content » : une cran plus haut vers l’élitisme et l’entre-soi ?

Autre critique – et pas des moindres – formulée par Vincent Baculard : au-delà de l’infobésité que les contenus longs et de qualité ne feraient qu’accroître, le slow content traduirait une forme d’élitisme, déjà cultivée par de nombreux supports de presse, et favoriserait un dangereux « entre-soi ».

Entendons l’argument du P-DG de Rouge Vif : après voir pendant des années montré une forme d’irrespect aux lecteurs/consommateurs/citoyens, « en leur déversant une littérature des plus simplistes comme s’ils n’étaient pas capables d’intelligence et de culture, le nouvel élitisme de ces contenus les écarte(rait) encore plus sûrement, réservant aux habitants d’Ulm, de Palaiseau ou de la rue Saint Guillaume, le plaisir de cette langue rare ».

Et de citer, à titre d’illustration de cette dérive, l’exemple de « ces milliers de journaux qui s’adressaient à l’ensemble de la population et ont disparu au profit d’une presse recherchant des lecteurs intéressants du point de vue des recettes publicitaires » ou bien tous ces médias rachetés par des magnats de la distribution, de l’industrie du luxe, de la banque ou des télécoms et dont l’objectif n’est plus d’informer la population mais de renforcer l’influence de leurs riches propriétaires, à coup d’articles ressemblant davantage à des publi-rédactionnels ou au contenu des consumer magazines qu’à de l’info.

A noter que pour l’expert des contenus, ce phénomène de « rétrécissement et de partition des audiences » s’observerait tout autant dans la presse que dans l’audiovisuel, les contenus désormais produits par les entreprises ne faisant que répliquer cette dérive élitiste.

Snack-, Slow-, Deep-, Quality- ou Precision Content… : et si tout était question de dosage… et avant tout affaire de stratégie éditoriale et narrative ?

Après cet exposé des différents arguments, finalement assez récurrents, autour des contenus (« courts » Vs « longs » ; « à consommer » Vs « de qualité » ; « tout public » Vs « élitiste »…), force est de reconnaître sa part de raison à chacun des débatteurs. Oui, bien évidemment, une monoculture des « snacking contents » ne saurait être profitable aux marques à long terme, de même qu’il serait périlleux de tout miser sur le « long » et « l’hyper qualitatif »… Au demeurant, les entreprises ne se sont jamais vraiment posées la question en ces termes, tant il est vrai qu’on ne coupe pas impunément le robinet de l’actu corporate, commerciale et de marché. Et contenus « chauds » et « froids » conservent bien évidemment chacun leur raison d’exister, et leurs modalités et formats d’expression de prédilection.

Plutôt que d’opposer les contenus, et de les appauvrir ou les segmenter de manière artificielle – car après tout il en existe une infinité d’autres modalités : contenus didactiques et pédagogiques, ludiques, « serviciels » ou créatifs… sans parler de la variété des formats et des schémas narratifs utilisables : schémas « en escalier », « en éventail », « en mosaïque » ou « en fil d’Ariane » – tous chers à l’experte Jeanne Bordeau – rappelons que l’essentiel réside bien dans la vision d’ensemble et l’articulation de ces contenus, dans le cadre d’une stratégie éditoriale et narrative soupesée, pensée et tendant vers des objectifs bien définis.

Pardon de revenir aussi trivialement aux objectifs de chaque entreprise, aux éléments différenciateurs qui fondent le sens, l’originalité et le caractère distinctif de leur marque et de ce qui devrait constituer le fil rouge de leur récit, mais l’essentiel – et le déficit le plus souvent – se trouve bien ici, hélas.

Et au-delà de l’accumulation d’une ribambelle de « snacking contents » ou de « quality contents », ce qui pêche dans la plupart des cas demeure l’absence quasi-totale de de vision narrative et éditoriale d’ensemble, les contenus n’étant pas suffisamment pensés dans le cadre d’une véritable stratégie de marque et d’énonciation.

Dixit Jeanne Bordeau, fondatrice de l’Institut de la qualité de l’expression, avec laquelle il nous est arrivé de porter à plusieurs reprises ce combat commun : « Un contenu de marque est efficace dans l’instant, mais reste-t-il en mémoire s’il n’est pas relié au mythe fondateur de la marque, s’il n’est pas l’expression de la personnalité particulière de cette même marque ? Ces histoires successives artificielles à la facture souvent parfaite, ne serviront à rien. 

Juxtaposer les contenus et les messages crée discontinuité. Et souvent aujourd’hui, les contenus de marque partent dans tous les sens. Face à ce foisonnement, il faut relier ces contenus aux autres messages de l’entreprise, à ses valeurs ou ses traits de personnalité, pour fonder une ligne éditoriale globale et construite » (Jeanne Bordeau, dans Le langage, l’entreprise et le digital)

Vers une véritable stratégie éditoriale de marque : les secrets d’un storytelling transmédia réussi

Plutôt que de redouter la saturation et la baisse d’attention de leurs publics, marques et communicants seraient bien inspirés de se poser en premier lieu la question du sens : « Dans cette course à l’échalote éditoriale à laquelle je me livre, vers quoi suis-je en train de courir ? Et les contenus que j’envisage ou suis en train de produire vont-ils réellement servir ma marque et l’objectif initial que je me suis fixé ? Dans le cadre de quelle stratégie d’énonciation ? »

Parmi les entreprises les plus vertueuses en terme de stratégie éditoriale, celles dont on peut dire qu’elles ont réellement pensé et mis en œuvre un storytelling efficace et réussi – Burberry, Innocent, Red Bull, IBM, Saint-Gobain ou bien encore le Slip français (entre autres) – toutes ont choisi de construire une réelle stratégie d’énonciation en produisant et articulant leurs contenus dans le cadre des schémas narratifs que j’évoquais ci-dessus, facteurs de cohérence, de redondance et de progression de leur récit.

Si Saint-Gobain multiplie les stories dans le cadre d’un schéma narratif « en escalier », exposant d’abord le problème à résoudre, puis la solution apportée, Le Slip français mise quant à lui, quels que soient les canaux utilisés, sur un schéma narratif « en éventail », faisant voyager son personnage Francis tout autour du monde, entre deux prises de parole de ses dirigeants et autres reportages insistant sur la dimension 100% française de ses produits. IBM a davantage recours quant à lui à un schéma narratif « en mosaïque », articulant chacun de ces messages et de ces histoires autour du thème central de l’inventivité au service de ses clients, tandis qu’Innocent déroule un récit source fondateur : l’épopée de ses trois fondateurs contre la mal bouffe et pour des jus plus sains, dans le cadre d’un schéma « en fil d’Ariane »…

Mais quels que ce soient les schémas et stratégies éditoriales retenus par ces marques, chacun des contenus produits, de même que les supports, formats et le ton choisis servent cette vision d’ensemble, de manière transmédia, puisque tous les canaux sont habilement exploités.

Contenus créatifs, ludiques, serviciels ou pédagogiques, formats « courts » ou « longs »… telle n’est plus la question quand tous sont au service d’une stratégie dont la fréquence de publication et la longueur ne sont plus les juges de paix, mais la quête du sens pour servir la marque et faire vivre son storytelling

 

 

Notes et légendes :

(1) Cyril Dhénin est directeur associé chez Brainsonic 

(2) Vincent Baculard est PDG du groupe Rouge Vif

(3) Les articles mentionnés sont les suivants : 

« De la mal bouffe à l’indigestion », de Vincent Baculard, Stratégies n°2028 du 20/02/2020.

« Le slow content, ce gros malentendu », de Cyril Dhénin, Tribune sur le site de Stratégies, en date du 26/02/2020

 

Crédit photos et illustration : 123RF, The BrandNewsBlog 2019, X, DR

 

Data-dépendance, distraction et perte de sens : mais que devient le talent dans la publicité ?

On ne sait pas s’ils se donnés le mot. A priori, absolument pas. Mais que ce soit du côté de Stéphane Xiberras, directeur de la création et président de BETC, ou bien celui de François Petitjean, publicitaire et ex dirigeant d’Omnicom Media Group, les « sulfateuses » étaient manifestement de sortie ces dernières semaines…

Et à la manière de « tontons flingueurs » imprévisibles, se mettant à distribuer les bourre-pifs sans crier gare (« en pleine paix ? Ils chantent et puis crac ? »), ces deux figures de la pub viennent de balancer chacun leur pavé dans la mare publicitaire… L’un sous forme de tribune, dans un numéro récent du magazine Stratégies¹, l’autre par le truchement d’un essai-coup de gueule, à découvrir d’urgence aux Editions Panthéon².

A ce propos, ne vous fiez surtout pas au titre plutôt neutre de l’ouvrage de François Petitjean (« Adworld. Communication, création, contenus, média »), car la charge qu’il contient n’est assurément pas moins explosive que l’interview de son confrère de BETC (« Personne n’en a plus rien à cirer de la publicité »).

Ce double électrochoc sera-t-il salutaire ? Aucun des acteurs de l’écosystème (annonceurs, agences médias, sociétés de conseil, groupes de communication, régies…) n’est vraiment épargné en tout cas, et les principaux sujets d’emportement des deux professionnels sont convergents. Perte de sens de la profession, culte de la data pour la data, cercle vicieux des contraintes de délai et de budgets… : l’ad-world serait-il devenu complètement « mad » ? Et quels sont , plus positivement, les espoirs et pistes pour retrouver une publicité de nouveau conquérante et plus pertinente ?

C’est ce que le BrandNewsBlog a voulu savoir en interrogeant l’auteur de « Adworld – Communication, création, contenus, média ». Qu’il soit ici remercié pour sa disponibilité, ses réponses « sans filtre ni langue de bois » et son éclairage passionnant sur le monde de la publicité et ses travers…

Le BrandNewsBlog : Chacun dans votre registre – avec cet article de Stratégies pour Stéphane Xiberras et cet essai en ce qui vous concerne – vous donnez un bon coup de pied dans la fourmilière… Pourquoi ces publications en forme de coups de gueule ? Quel message vouliez-vous faire passer en ce qui vous concerne et comment a réagi votre entourage professionnel à votre ouvrage ? 

François Petitjean : Au-delà du coup de gueule que vous évoquez et d’une critique au vitriol, je tiens à préciser tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage tourné vers le passé mais d’une réflexion passionnée et pleine d’espoirs, résolument orientée vers l’avenir.

Le « message » de mon essai est en effet, tout simplement, de tenter de donner l’envie de retrouver une forme de simplicité, saine, réfléchie, presque déshabillée, mais surtout personnelle, à tous les professionnels de la publicité, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, car la question de l’âge est totalement subalterne évidemment lorsqu’elle est rapportée à la mesure du talent de chacun.

Pour l’instant, les réactions de mon entourage ont été limitées, car la publication du livre est toute récente [sorti le 26 mai], mais je suis convaincu que cet article contribuera à le faire connaître et je vous en remercie. Cependant, les quelques retours d’audience des professionnels (annonceurs/agences) que j’ai pu avoir, une fois avalées et digérées les acidités et petites moqueries contenues dans le livre, se sont révélés plutôt positifs, sur le ton du « ah, c’est bien vrai ça »… mais pour l’instant personne pour accentuer/porter les changements que je propose… On peut résumer ainsi les réactions : « Tu as raison, mais on verra plus tard pour changer les choses ». Ce qui veut dire que beaucoup s’y retrouvent, à la fois dans les constats et descriptions que je dresse, mais également en terme d’intérêt personnel. Les machines ne produisent pas de talent, mais encore de l’argent, alors chacun compte. Et personne n’est dupe. Il faudra encore écrire sur ce thème et dire beaucoup de choses, mais surtout faire. Je reste en effet convaincu que les revenus de la publicité iront au talent plus qu’à la mécanique. Alors il revient à ceux qui en sont convaincus, comme moi, de le démontrer. C’est en ce sens que le coup de gueule est porté, pour ma part.

> Le BrandNewsBlog : Comme Stéphane Xiberras en l’occurrence, vous dénoncez la perte de sens à l’œuvre dans les métiers de la publicité et dans tout l’écosystème de la communication. Une perte en partie liée à la distraction et au manque de concentration qui altèrent tous les comportements professionnels, d’après lui, mais également due à d’autres facteurs selon vous. Vous évoquez notamment pour votre part les effets délétères d’une accélération perpétuelle des cycles de réflexion-création-production, combinée à la quête éperdue des KPI et à une diminution drastique des budgets… Qu’en est-il de ces différents maux ? Quel est selon vous le plus mortiphère pour la qualité du travail et la crédibilité des agences ?

François Petitjean : En effet, vous avez bien identifié ce que j’essaie de décrire dans les chapitres consacrés au temps et à l’argent. En réalité, tout est lié, et la perte de sens vient de l’accélération du temps et des comptabilités industrielles qui se sont durcies, mais pas seulement. La publicité, les agences subissent en l’occurrence (en l’encourageant par une multiplication d’outils, paradoxalement) une tyrannie du chiffre qui bride voire rend illisible des briefs qui devraient déclencher de vraies réflexions, et donc de vraies idées créatives si on les déshabillait un peu… Il y a là-dedans beaucoup d’armures anti-responsabilité, anti décision, côté annonceur et côté agence. Un brief doit en effet inspirer, et non être porté ou subi. Je ne sais pas d’ailleurs ce qui est le plus mortifère, entre mille maux, mais la masse d’informations sans tri prouve juste la fragilité des réflexions menées par les annonceurs et les marques, face à des agences qui n’ont d’autre source de revenu parfois que celle qui provient de la production de chiffres, justement. Une forme d’auto-alimentation pauvre et sèche en définitive. Certains luttent contre ces dérives. Et se battent bien, heureusement.

Mais dans l’ensemble, regardez la taille des briefs d’aujourd’hui sur des lancements de produit : ils sont plus gros que les bilans annuels de Publicis et Omnicom réunis (même si on ne saura jamais ce que ça fait de réunir ces deux-là – et ce ne sont pas les créatifs qui ont planté le projet de fusion-). Blague à part, on est un peu dans le syndrome du dîner chiant où, pour se justifier de décliner l’invitation, on explique qu’on a la grippe (jusque-là ça va) mais aussi deux pneus crevés et un dégât des eaux, sans parler de Louisette qui est partie avec Kevin… La surenchère de chiffres et de données tue la crédibilité. Les briefs sont finalement prétextes à des dîners chiants, pour la plupart. Alors on s’y perd et on s’ennuie, et bim, on fait tourner la machine pour répondre quelque chose… Le résultat ne sera pas bien, mais il ne sera pas faux. Quant à la distraction ambiante, il suffit de travailler sur un écran avec l’intention de se concentrer sur un travail et d’ouvrir en même temps les tuyaux des medias sociaux pour être interrompu une fois par minute dans le meilleur des cas par des conversations, semblables à la sonnerie d’un téléphone qui ne s’arrêterait jamais, comme l’explique très bien dans son article Stéphane Xiberras. Faire 3 choses à la fois, ne surtout rien manquer [Fear Of Missing Out] et être toujours au courant : les meilleurs moyens de ne rien faire. Au secours !

> Le BrandNewsBlog : On le comprend en vous lisant, tous les deux êtes plutôt sceptiques sur le culte actuel autour des big data, dont il est pourtant de bon ton aujourd’hui de dire qu’elles représentent l’alpha et l’oméga de la pub de demain… Pourquoi une telle réserve ? Vous reprochez notamment à la plupart des professionnels de ne pas savoir vraiment exploiter ni analyser ces data et d’être davantage dans l’affichage et la posture commerciale que dans une véritable maîtrise des données… C’est plutôt osé, à l’heure où toutes les agences revendiquent leur savoir faire dans ce domaine et ne cessent d’acquérir de nouvelles compétences sur le sujet ?

François Petitjean : S’il y avait un alpha et un oméga de la publicité, on serait tous issus de grandes écoles scientifiques, avec comme objectif l’exploitation de ces alpha/oméga pour le bénéfice des agences et des clients, et les vaches seraient bien gardées, avec des modèles « nickel », des revenus confortables et nous serions cinq fois moins nombreux… Nos parents seraient de surcroît hyper fiers de nous savoir dans la publicité.

Mais la simple observation des origines universitaires de la plupart des publicitaires, ainsi que des nouveaux entrants nous dit que cet univers ne fonctionne pas comme ça… On peut toujours affirmer l’inverse. On peut le crier sur tous les toits. Mais non, ça ne marche pas. Pas de science dans la pub. De la culture, de l’analyse, du talent, du travail, de l’envie d’innover, de rigoler aussi encore un peu, quelques bons managers, des data aussi, oui tout cela est vrai. Mais pas de science, pas de parents particulièrement fiers. Pas d’alpha ni d’oméga, à part dans les crèmes pour la peau (et encore ;-).

La data n’est pas une fin en soi, et comme son nom l’indique c’est une matière inerte jusqu’à ce qu’elle soit analysée. Et qu’à la suite de cette analyse une stratégie soit définie, avec des chances de réussite plus importantes, et donc, in fine, un client qui vendra plus, mieux, plus cher, plus souvent… Ce n’est pas nouveau, c’est juste une bonne utilisation de la vitesse informatique. Ce qui pêche, c’est que cela soit devenu un « sujet en soi », qui entre dans la définition de la performance d’une agence, comme si la capacité à avoir accès à la data constituait en elle-même un métier à valeur ajoutée ! Alors que la seule valeur ajoutée, c’est l’analyse, souvent très simple et qui fait appel à l’intuition au moins autant qu’à la capacité à lire des chiffres. La clairvoyance est en effet la qualité première d’un bon data analyst, pas la capacité à « sortir » des données.

Aujourd’hui, le lien entre la data et l’activation de déclinaisons créatives rend tout le monde un peu dingue. Avez-vous bien compris que c’est une usine à production de trucs merdiques à la tonne ? Juste un exemple : achetez sur Amazon une machine à coudre, ou un produit inhabituel pour vous, mon bouquin par exemple. Vous commandez, vous payez, et paf le lendemain, livraison, et vous pouvez passer un moment de lecture génial, ou de couture. De retour sur votre ordinateur ou votre smartphone, bim, des pubs pour le bouquin ou pour des machines à coudre, et ça vous poursuit toute la semaine, alors que vous les avez déjà achetés ! On peut vous oublier, c’est bon. Et bien non, la machine à connerie ne s’arrête pas si facilement. Et en plus tout ça coûte un bras et un gars a oublié de mettre les freins…

Un analyste anonyme avait découvert que la difficulté à vendre des billets individuels d’Eurostar à des célibataires pour des week-end à Londres venait du fait qu’on ne proposait rien pour leur chat ou leur chien, dans le train… Le gars a sans doute eu l’air ridicule, quelques secondes, dans une réunion marketing. Genre quoi ? Des chats, des chiens ? Beurk. Quelle bonne analyse pourtant ! Tout s’enchaîne ensuite, l’offre à monter, la communication à faire, le brief à l’agence etc.. Une simplicité de traduction, enfantine, et pleine d’intuition. Un bon analyste, simple et intuitif, peut sauver l’affaire. Mais ils sont rares, et noyés au milieu de milliers de « brasseurs de données », donneurs de leçons et autres rois de la data sans intérêt. Ça va peut-être s’arranger, il faut en tout cas l’espérer. Comme toujours, ce qui ramène de l’argent de façon trop directe est hélas d’une pauvreté de sens abyssale. L’inverse n’est pas toujours vrai, mais il s’agit aussi de savoir dire non, de temps en temps, à nos clients, et de se mettre à réfléchir de nouveau avec eux, sans Alpha ni Oméga, dans les réunions.

> Le BrandNewsBlog :  Dans un article dont j’ai parlé à plusieurs reprises (voir notamment ici), Nicolas Zunz, coprésident de Publicis, envisageait une véritable « révolution créative par la data », en s’appuyant notamment sur les ressources de la DCO (Dynamic Creative Optimization). En gros, il s’agirait d’imaginer tous les scenarii possibles de réception des messages pour, grâce aux data, les adapter en permanence aux cibles visées, aux supports et au contexte et arriver à produire ainsi une personnalisation publicitaire optimale. Cet avenir radieux est-il vraiment accessible aujourd’hui ou bien une pure illusion techno ? Quelles sont les limites de la collaboration entre « UX » et création, selon vous ?

François Petitjean : Pour s’extraire des images un peu faciles et répondre au sujet évoqué par Nicolas Zunz sur la Dynamic Creative Optimization, personne ne dit que ce n’est pas bien… Mais la pauvreté est dans le nom du modèle : « Optimization ». Cela veut dire : partir de quelque chose pour l’adapter mécaniquement à des cibles, des moments, des intensités, des environnements différents. Très bien, génial. Mais qui a fabriqué l’idée de départ ? Qui a eu le talent de faire quelque chose de puissant ?

La machine ne fait que « décliner » (le terme est parfait) une idée existante. Qui a envie d’être le « maître de la déclinaison » ? C’est une ambition, ça ? Sans déconner ! On a envie de créer. De faire. D’imaginer. De vivre une bonne stratégie pour la traduire en idée… Qu’ensuite des gremlins viennent en faire un milliard de traductions, à vrai dire on s’en fout. Notre valeur aura été celle du point de départ. Un créatif, un stratège, fabriquent des points de départ. Une agence doit pouvoir se faire payer là-dessus, pas sur les boulons à visser qui s’en suivent. Je parle des « plombiers » dans mon essai : on y est en plein là !

> Le BrandNewsBlog : Avec l’essor du digital, l’impact des crises successives et la course aux KPI et à la performance, vous dites François que c’est toute l’approche de vos marchés, les profils des nouveaux entrants et les relations avec les clients et partenaires qui ont été bouleversées, la « plomberie » ayant justement pris le pouvoir aux dépens des idées… Que voulez-vous dire par là et quelles en sont les conséquences pour les différents acteurs : annonceurs, agences et groupes de communication, agences médias, sociétés de production, consultants et experts de tous poils ? Avez-vous des exemples des dérives engendrées par cette « plomberie » et les super-plombiers ?

François Petitjean : Commençons par les exemples vécus… Le développement des techniques de « plomberie » issues de l’univers digital a conduit les grandes marques à s’équiper d’une surveillance technique de leurs fournisseurs : les acheteurs industriels (je précise que je l’ai vécu avec Renault au niveau mondial, mais toutes les marques ont évolué de la même façon…).

En effet, le display, puis l’affiliation, puis les DMP, puis la DCO entre autres ont été l’occasion pour les agences media et les agences pub de générer des marges légales mais peu visibles au départ, une par une pointées par les acheteurs industriels réclamant une transparence contractuelle, y compris sur ces « nouvelles marges ». Du coup, la rémunération des agences est devenue une évaluation du « temps passé » par les équipes, ramenant le prix de la sueur au même tarif que le prix du talent, les marges techniques se réduisant au rythme de la progression de compétence des acheteurs industriels… Aujourd’hui, un annonceur paye donc plus cher une quinzaine d’hypothèses d’exécutions créatives et média, basées sur les data, et donc peu inspirées, qu’un vrai planning stratégique avec deux pistes de concept et d’exécution de création au performances probables mille fois plus certaines.

La conséquence directe est qu’un patron d’agence va, malgré lui ou malgré elle, encourager ce qui rapporte et donc recruter des techniciens pas trop chers pour faire du data marketing, et des spécialistes de l’exécution visuelle et du social media pour produire et viraliser de la vidéo à la tonne. Cela rapporte plus, les contrats sont ainsi faits. Si on ajoute à cela le fait que cette stratégie s’accorde avec les puissants de ce monde (Facebook, Google), on a bouclé la boucle du travail d’un patron d’agence qui souhaite survivre.

Pas brillant, mais pas de pierre à jeter non plus : chacun survit comme il peut.

On dira juste que « ça fait chier », cette évolution, mais ça explique pourquoi la DCO est devenue un argument, et pourquoi un plombier a aujourd’hui beaucoup plus s’opportunités de carrière qu’un homme ou une femme de pensée. En tous cas pour l’instant… Les annonceurs ont une responsabilité immense là-dessus, car ils restent donneurs d’ordres, même s’ils sont loin d’être toujours avisés, hélas.

> Le BrandNewsBlog : Vous n’êtes pas très tendres avec les nouvelles générations de publicitaires… A lire l’interview de Stéphane Xiberras, les digital natives seraient victimes d’un déficit chronique d’attention et n’auraient pas de véritable point de vue, adoptant un peu trop facilement et systématiquement celui de leur interlocuteur et souvent omnubilés par le dernier buzz plutôt que par la stratégie ou la compréhension du client… De votre côté François, vous défendez dans votre essai les « vieux publicitaires » et patrons de création, dont vous dites que la force supérieure réside souvent dans leur « culture inépuisable des marques et des créations qui les ont accompagnées », leur connaissance éprouvées des champs du possible et des innombrables pièges et fausses-trappes susceptibles de plomber une campagne ou une idée ? Ces propos sont plutôt à contre-courant, non ?

François Petitjean : Etre à contre-courant est pour moi une bonne nouvelle, compte tenu de l’observation des courants actuels ;-) Et c’est plus marrant, de toute façon comme posture. Mais arrêtons s’il vous plaît de considérer qu’une référence solide, et donc qui a fait ses preuves, tient de l’archaïsme si on l’utilise ! On ne réinvente pas le marteau à chaque fois qu’on plante un clou. OUI, je dis que la culture prend du temps, et OUI, je dis que les meilleurs créatifs sont les plus cultivés, donc OUI, ils y ont passés du temps et par voie de conséquence ils n’ont pas nécessairement quinze ans. Voilà. Mais en définitive, on s’en fout de leur âge et ça n’est pas vrai que pour les créatifs.

Le sujet intéressant sur ce point comme dans bien d’autres domaines, c’est : est-on encore capable de réfléchir ? Et donc de s’appuyer sur du solide ? En confiance. Croyez-le ou non, savoir ce qui ne marche pas et ne marchera jamais a plus de valeur dans la publicité que toutes ces data collantes comme des malabar sur un pull en laine.

Souvent on évoque le respect de l’expérience, pour traiter de l’attitude face aux aînés. Je pense qu’on devrait plutôt les challenger (étant un aîné moi-même, j’assume), pour qu’ils aident la profession à s’affranchir, je devrais dire se ré-affranchir, de toutes ces incroyables pressions inutiles et outils innovants mais outils d’abord. J’ai écrit cet essai pour cela. Le suivant fera aussi du contre-courant sur les médias et l’opinion, quand il sortira. Une contribution qui en vaut une autre. Mais je la crois saine. Et je prends les paris sur la jeunesse de l’audience, car cela les aide, et ils le savent.

Le BrandNewsBlog : La création, qui devrait concentrer la valeur ajoutée ultime apportée aux clients et représenter le « maillon fort » parmi l’ensemble des métiers et expertises offertes par une agence semble particulièrement impactée par les ravages de la « plomberie » et par l’accélération du cycle « réflexion-production-création » que vous dénoncez tous deux. Tandis que Stéphane Xiberras appelle de ses voeux une « organisation par projet, avec des rush de création courts mais très concentrés » pour arrêter le papillonnage et de travailler sur plusieurs projets à la fois, vous dites carrément François que « la création ne peut exister qu’une fois le ménage fait sur le temps, la pression concurrente, l’argent et surtout libérée de la machine »… Un message à faire entendre en premiers lieu aux annonceurs, il me semble ?

François Petitjean : Vous avez raison quand vous dites « en premier ». Les annonceurs étant la source à la fois des projets, des revenus, et des progrès des agences, quand ils savent s’y prendre. Ils doivent donc donner l’impulsion, à haut niveau, c’est évident.

Par contre, la manière d’organiser la création, le travail en lui-même, n’est pas de leur ressort. C’est aux agences de se dire qu’une « ghost team » vaudra mieux qu’un creative board paquebot sur tel ou tel sujet. Dans mon esprit une ghost team, c’est une force créée pour une occasion de brief, construite et dédiée pour ce brief-là et « démontée » après la livraison. Cela peut impliquer des gens extérieurs à l’agence, c’est sans tabou, et surtout 100% dédié et léger, sur une période courte. En un mot magique : libre. C’est une reconstitution de la chaîne, incluant la production et les médias, dans une forme opportuniste et riche de compétences, où la stratégie et la création pilotent l’ensemble. On peut limiter cette ghost team à moins de 6 personnes jusqu’au « go/no go » de la marque. Chacun peut faire travailler son agence/équipe respective pour livrer, donc pas des hyper juniors (pardon pour eux).

Naturellement, les profils correspondent au brief, c’est-à-dire les meilleures compétences et affinités sur le type de sujet, ou de marché. L’idée n’est pas neuve. Elle est juste devenue urgente, maintenant.

Et en me relisant je me rends compte que cette réponse tombe sous le sens. Pourquoi on n’y arrive jamais, jamais vraiment, sauf en pitch ? Parce qu’un pitch n’a pas d’implication structurelle ; les gros budgets sont certainement plus constructifs à moyen terme, et peuvent faire évoluer cela.

Le BrandNewsBlog : Pour vous François, une des pistes de salut les plus concrètes de la publicité et de la création résiderait dans le « creative placement », c’est à dire une analyse très fine – le cas échéant éclairée par la data – des sujets audibles par une cible donnée à un moment t… Est-bien cela ? Remettre, en somme, les problématiques de réception au centre de la réflexion pour se placer dans les bottes de son/ses audiences ? Quelle différence avec la DCO vantée par Nicolas Zunz et est-ce la seule piste de renouveau créatif ? En quoi la data, bien analysée et exploitée, peut-elle à être utile à ce niveau ?

François Petitjean : L’idée du « Creative placement » est avant tout une posture de conseil. Elle n’est pas média, enfin pas spécifiquement. Je me dis, sans être du tout péremptoire, que les agences ont besoin de se réaffirmer, de reprendre le leadership un peu érodé avec leurs clients. En effet, on a tous rencontré ou vécu les dialogues de sourds entre une marque qui veut parler d’elle de manière concrète, premier degré, et une agence qui explique que les gens, même bien ciblés, ne sont pas très sensibles aux promesses-produits directes, sauf en promo-prix, pour les marques connues. Cela se termine souvent par un arrangement ou un « compromis » avec un peu de création et beaucoup de descriptifs produit dans le message… Un truc mou, par conséquent, à la fois peu impactant et à côté de la plaque. 80% des publicités sont hélas faites comme cela.

Pour crédibiliser une posture de conseil qui prend d’abord en compte ce que les gens veulent entendre pour aller dans le courant ou à contre-courant, mais en conscience, y intégrer ensuite des éléments de marque ou de produit, et donc générer une création à priori plus impactante sur une cible, la data analyse est réellement d’un grand secours. Pour deux raisons : elle donne un air sérieux et validé. Et aussi, sous réserve de trouver le bon analyste, elle peut apporter de vraies réponses sur le type d’environnement à privilégier, de ton, de références culturelles… ou bien quel type d’ambassadeur prendre pour la marque, si on opte pour une stratégie de celebrity endorsement. C’est une aide, encore une fois, et aussi un petit booster commercial, ce que Nicolas Zunz a bien compris. Ce n’est pas « LA réponse », la créativité ne vient jamais de là, mais ce n’est pas une raison pour se priver de cet appoint. Question de réglages, encore une fois.

Pour résumer, s’appuyer sur de la data-analyse pour renforcer une posture de conseil stratégique et de création, qui fait remonter l’idée le plus en amont possible, et qui structure le message sur cette base. Et non sur celle du stress épileptique du chef de produit qui veut montrer un catalogue de caractéristiques à des gens indifférents. On peut considérer que là, les data sont nos amies, et plutôt un bon outil. Cela peut même aider à remonter le niveau de nos interlocuteurs clients, par une forme de richesse intellectuelle qui n’est pas « bidon », pour une fois.

Le BrandNewsBlog : Abordant cette autre « martingale publicitaire » qu’est devenu aujourd’hui le content marketing, vous osez également mettre les pieds dans le plat François. En dénonçant en l’occurrence les amalgames et la confusion des genres qui font que tout ce qui sort de l’ordinaire (c’est à dire tout ce qui n’est pas spot TV ou radio, page de pub ou affiche) est aujourd’hui abusivement qualifié de brand content par beaucoup d’agences… En quoi cette vision du contenu de marque est-elle erronée et réductrice et pourquoi dites-vous (de manière très judicieuse à mon avis) qu’un contenu doit impérativement être associé à une action pour être efficace ? 

François Petitjean : La communication dite « de contenu » se doit d’être sincère et en lien avec une réalité de la marque, que ce soit pour une cause, une compétition, un mécénat ou de simples actions remarquables. Dans les autres cas, on est soit sponsor, soit émetteur de publicité… Si une marque co-produit un film, par exemple, elle est légitime à apparaître sans nuisance dans ce film. Si elle ne paye que pour apparaître, c’est un sponsor. C’est un peu réducteur, je sais, mais c’est une interview, pas une thèse ;-) En gros, la marque doit choisir entre être du papier peint ou un co-créateur.

Ce qui a dénaturé le sens, et qui est dangereux, à mon avis (on rejoint ici la DCO et les dérives), c’est qu’on a classé comme « contenus de marque » des vidéos à la tonne, portées par des blogueurs (pardon, je ne dis pas ça pour vous, Hervé) en mal de revenus et les déclinaisons créatives mécaniques générées par la DCO ou autres engins du moment. Et quand je dis « à la tonne », je veux dire clairement de la bouillie pour chats ! Mais « à la tonne » veut aussi dire des tonnes de « vues », l’indicateur « vidéos vues » étant exactement pris dans le même sens que pour un spot de pub vu à la télé. Donc, rien à voir avec le content marketing en fait…

C’est dommage car je crois beaucoup à la participation des marques aux grands enjeux du moment, de la planète, de l’Olympisme, de la démocratisation du mieux et non du plus, de la culture et des arts en général et tous les recoins d’activités innovantes qui recherchent quelques moyens pour se développer ou se faire connaître, l’échange avec une marque n’étant pas forcément un contrat faustien. Encore une fois, le mot clé c’est la sincérité de la démarche. Et la communication en devient facile, sur un mode reportage, où on apprend des choses,et où les marques deviennent auteurs et acteurs, plus que payeuses et exposantes. Il faut une stratégie, la tenir dans le temps, s’affranchir des règles de performance à court terme, être bien accompagné par son agence, et éviter le buzz pour le buzz. A partir de là, les « contenus » se génèrent d’eux-mêmes, la numérisphère étant prompte à se saisir de ce qui est bien, aussi parfois. Car je crois profondément aux vrais contenus de marques et au possible intérêt de leurs audiences pour ces contenus.

Le BrandNewsBlog : Vous consacrez plusieurs passages de votre ouvrage aux agences médias d’une part, aux médias et aux régies d’autre part. En quoi et pourquoi les agences médias ont-elles selon vous « loupé le coche » de la transformation numérique et de la valorisation de leur capacité de conseil auprès des clients (au profit d’autres acteurs comme les cabinets d’IT notamment) ? Et que dire du rôle des médias, qui essaient de s’accaparer une plus grosse part du gâteau publicitaire… en montant parfois leur propre agence de création, comme Google avec son agence le Zoo ?

François Petitjean : Une partie de la réponse est dans votre question, le Zoo étant l’expression même de l’absence de tabou qu’encourage une position hégémonique, et aussi la culture anglo-saxonne. Et dans un marché aussi sensible et bataillé que celui de la publicité, l’absence de tabou est une force, en soi.

Les agences médias, coincées entre les agences de publicité, les régies traditionnelles et surtout les GAFA, se sont repliées sur une culture et une image pseudo objectivante d’« arbitre de la performance », au lieu de financer un réel contrepouvoir créatif en complicité avec les médias. Résultat, ils ne sont pas payés pour le conseil mais pour l’achat d’espace et la gestion, et pas très bien… Les régies traditionnelles les lâchent petit à petit et s’en passent comme les GAFA, qui elles, ont mangé l’intégralité de la valeur ajoutée que pouvaient avoir les agences médias.

Si on ajoute les audits, les consultants, les acheteurs industriels (forcément passionnés par le processus de négociation), le constat est, en France, une lente mais certaine fin d’une époque, et la fin d’un modèle. Il y a pourtant de brillantes personnes dans cet univers, et je souhaite qu’elles réinventent leur sujet, car les agences médias peuvent jouer les régulateurs, paradoxalement en jouant les troubles fête, mais il faut qu’elles sortent de leur culture d’origine, d’une sagesse horripilante. Encore une fois, les gagnants ne sont pas les premiers de la classe dans la publicité, il faut oser l’impertinence. Et il y a urgence, là aussi.

Le BrandNewsBlog : C’est bien connu : en publicité comme ailleurs, le temps et l’argent (évidemment intimement liés) constituent le nerf de la guerre… De ce point de vue, les agences ont le plus souvent essayé de combler l’érosion des budgets annonceurs en élargissant de manière très extensive le scope de leur service. Etait-ce toujours pertinent ? Et en quoi la baisse des budgets dévolus spécifiquement à la création et à la production représente-t’elle un vrai danger ? 

François Petitjean : La baisse des budgets de production est due, pour partie, aux promesses massives issues de l’univers digital : plein de vidéos, pour pas cher. D’ailleurs, globalement, le digital est empreint de gratuité et d’abondance, originellement.

Encore une fois, une promesse de quantité face à celle de la qualité ; débat ancien, mais aujourd’hui accéléré, d’autant que la technologie a évolué de telle façon qu’une grande quantité livrable est aussi possible avec une qualité acceptable et pour un prix assez bas. Donc, pour répondre à cette question, c’est la culture de la quantité qui est gênante, et non ce qui est produit réellement.

En effet, les formats de publicité ont toujours été vécus comme une contrainte, alors qu’en réalité, ils ont toujours favorisé l’idée forte, justement pour tirer son épingle du jeu, face à cette contrainte. La possibilité donnée à un spot d’avoir une suite, puis des épisodes, puis des rendez-vous réguliers, étire le format et réduit l’idée. Donc une baisse des prix, et des idées moins fortes… C’est cette équation qui est nuisible ou dangereuse, pas seulement en ce qui concerne l’évolution des budgets. La solution, face aux annonceurs, réside dans une meilleure vente des compétences, en termes de temps et de résultats. Une agence doit vendre cher ce qui vaut cher, et un annonceur doit exiger la valeur de ce qu’il paye, en retour. Donc ce débat ne peut être limité à une simple analyse de l’évolution des prix de production, c’est l’ensemble de la valeur de la chaîne qui est à éclaircir, dans les contrats. Et oui, là aussi, le monde a changé, et vraiment très vite. Les associations, annonceurs, agences, clubs des directeurs artistiques… doivent prendre ce sujet en main.

Le BrandNewsBlog : Vous dénoncez François le manque d’adaptation et de souplesse des structures et groupes existants, pas toujours suffisamment agiles ni adaptés aux nouvelles habitudes de travail, ni aux besoin des annonceurs… qui de leur côté ne manquent pas de souligner les dérapages et fuites en avant budgétaires persistants et pas toujours justifiés qu’on leur impose. Quelle serait la structure et l’organisation de travail idéal entre les différents partenaires, qui permettrait le cas échéant d’éviter ces dérapage tout en assurant une meilleure efficacité de tout l’écosystème, selon vous ? 

François Petitjean : La stratégie est un sujet de patron. Et c’est elle qui, comme son nom l’indique, pilote la suite et engage vers une promesse de résultat. L’immédiate association, une fois la stratégie actée par un travail commun, est la réflexion créative, associée aux médias, idéalement. Cela fait 4 personnes côté agence, et deux personnes côté annonceur : boss + project manager.

Cette description sommaire et un peu caricaturale est celle de la tête de pont suffisante pour générer 80% de la valeur du projet. Tout le reste, vraiment tout le reste, sera de près ou de loin relié à la livraison du projet, sa mesure et son évaluation. Et là il y a forcément du monde, des courroies de transmission, des experts, des métiers, garants de la qualité à la hauteur du projet. Mais pour concevoir : cela suppose des réunions à 6 personnes maximum, courtes, avec décisions, échanges directs, points de vue libérés, implication du patron annonceur, un minimum d’intermédiaires, tensions, soulagements, imagination : pas comme dans un brainstorming, mais comme une vraie conduite de projet. Avec les décideurs de chaque point de chaîne. C’est antidémocratique, voire insupportable vu de l’extérieur, mais c’est le moyen de retrouver le sens, avant les expertises, les réglages, le « fine tuning »… Et surtout : fin des bla bla, des réunions à 25 qui durent des heures et coûtent un bras !

Ce mode de travail sera payé, car l’annonceur sera impliqué à haut niveau. J’en parle comme si cela n’existait nulle part, c’est un manque de modestie de ma part, cela existe, dans les structures les plus créatives, comme par hasard. Mais cela s’applique aussi aux grands groupes, il suffit de trancher l’organisation par gros client, comme si chacun de ces clients représentait le business d’une petite agence complète. 6. Le chiffre magique. Presqu’un nom d’agence, en définitive ;-) !

 

 

 

Notes et légendes :

(1) « Personne n’en a plus rien à cirer de la publicité », interview de Stéphane Xiberras par Clémence Duranton, parue dans le magazine Stratégies n°1908 du 8 juin 2017

(2) « Adworld – Communication, création, contenus, média », essai de François Petitjean paru aux Editions Panthéon – Mai 2017

 

Crédits photos et infographies : oeuvre de la série Future tense d’Alex Gross (première image sous le titre), Editions du Panthéon, TheBrandNewsBlog, X, DR

 

 

 

%d blogueurs aiment cette page :