Pourquoi la marque Europe ne fait plus rêver… et ce qu’il faudrait pour la « rebrander »

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Alors que nous sommes appelés à voter aujourd’hui en France métropolitaine pour les élections européennes et que l’on ne sait encore à quoi s’attendre en terme de taux de participation (plus ou moins bien que lors du précédent scrutin ?), force est de reconnaître que la campagne de ces dernières semaines n’a guère passionné les foules…

Scrutin intermédiaire sans réel enjeu pour les plus grands partis, débats souvent polarisés autour des questions de politique intérieure et velléités de transformer l’élection en plébiscite ou rejet du gouvernement en place… les mêmes mécanismes et travers semblent se répéter d’une échéance électorale à l’autre, sans que l’on s’intéresse vraiment aux conséquences concrètes du vote ni aux grandes lignes de la politique ou du projet européen.

En fait de projet, d’ailleurs, force est de reconnaître que le grand rêve des pères fondateurs de l’Europe semble avoir pris beaucoup de plomb dans l’aile depuis le Brexit. Et tandis que partisans d’une Europe fédéraliste et détracteurs de l’Union en sont encore à compter les points sur fond de crise politique britannique et d’incertitude quant à l’après-Brexit, l’envie d’Europe et la volonté commune d’avancer semblent au point mort… Une nouvelle en définitive peu réjouissante face aux appétits et à la concurrence féroce qu’entendent bien continuer à nous livrer les grandes puissances mondiales : Amérique, Chine et Russie en tête.

Mais qu’on se le dise, cette déconfiture politique est aussi, beaucoup plus trivialement, une déconfiture marketing : celle de la marque Europe.

C’est en effet sur la base de critères émotionnels, bien davantage que sur des arguments rationnels, qu’une majorité de l’électorat britannique s’est prononcée pour la sorte de l’Europe lors du Brexit. Et l’incapacité de cette marque de territoire supra-nationale qu’est l’Europe à proposer un rêve et une vision commune, autant que l’affaiblissement voire le détournement de son mythe fondateur, y sont certainement pour beaucoup, comme nous le confirmait à l’époque Georges Lewi…

Pour ceux qui s’en souviennent, notre plus célèbre mythologue national avait déjà sondé les maux du modèle européen il y a de celà plusieurs années, en publiant d’abord « L’Europe, une mauvaise marque ? »² , puis plus récemment « Europe : bon mythe, mauvaise marque »³.

En ce jour d’élection européenne, il me semblait donc intéressant et éclairant de remettre en perspective ce scrutin à l’aune de la réflexion marketing et du rebranding que cette marque Europe qui ne fait plus rêver.

Que Georges Lewi, qui m’avait accordé il y a déjà quelques temps l’entretien ci-dessous – toujours aussi visionnaire et pédagogique – soit encore remercié pour l’acuité et la pertinence de ses analyses, mais aussi pour sa disponibilité et son indéfectible gentillesse !

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Le BrandNewsBlog : Dans votre dernier ouvrage sur le sujet, Georges³, vous n’hésitiez pas à comparer l’Europe à une marque Groupe ou à une « marque ombrelle », comme peuvent l’être le Groupe Danone ou le Groupe Nestlé vis-à-vis des marques produits qui les composent. En quoi cette comparaison est-elle pertinente et tout d’abord : en quoi l’Europe peut-elle être assimilée à une simple marque commerciale ?

Georges Lewi : La construction européenne s’apparente pour un spécialiste des marques à un portefeuille de marques et à son architecture. 28 marques différentes, une « marque-chapeau » nommée Europe et des marques-produits comme l’euro ou Erasmus. La marque Europe n’est sans doute pas une marque commerciale mais comme les citoyens ont pour « schéma stratégique quotidien » celui du branding, ils assimilent ce qui se passe sous leurs yeux à cette représentation commerciale.

Faute de mieux sans doute, nos marques sont nos mythologies contemporaines. Si cette hypothèse est juste, il faut alors se demander ce que peut représenter la marque Europe. Dans une stratégie de marque, c’est une « marque-chapeau », marque ombrelle, marque de holding, marque-mère. Or nous savons gérer la logique de ces marques dites corporate : elles doivent apporter puissance et équilibre. C’est le groupe Danone qui établit des relations de puissant à puissant avec le groupe Carrefour et c’est aussi lui qui attribue des ressources à telle marque-produit, tout en lui laissant le choix de sa stratégie propre. Si la marque-mère « écrase » ses marques-filles, cela ne fonctionne pas très longtemps…

Le BrandNewsBlog : Comme beaucoup j’imagine, vous avez sans doute été surpris à l’époque par l’ampleur du « Brexit » et par la défaite des partisans du maintien dans l’Union européenne. Cela étant, comme je l’indiquais à l’instant, vous aviez pointé les faiblesses de cette marque de territoire bien spécifique dès 2006²… Vous indiquiez alors, comme dans votre second ouvrage d’ailleurs³, qu’elle repose pourtant sur deux mythes fondateurs particulièrement puissants : pouvez-vous nous rappeler lesquels ?

Georges Lewi : L’Europe dans son schéma narratif et son combat avait réussi a créer un espoir extraordinaire : vaincre la guerre. L’Europe a fait la guerre à la guerre et a gagné ce combat. Un jeune allemand en 2016 ne se voit pas faire la guerre à un jeune Français. La promesse derrière cette bataille était celle d’un âge de paix, d’un âge d’or, ce mythe universel d’une vie heureuse, sans travailler et où les souffrances humaines n’existent plus. C’est le mythe du paradis laïc qui repose sur la reconstruction de l’histoire de l’antique Athènes des philosophes et de la démocratie sans faille… On sait que ce ne fut pas le cas et que Socrate fut condamné à mort. Mais notre civilisation est en partie fondée sur ce mythe d’un temps heureux dont nous attendions le retour.

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Le BrandNewsBlog : Pendant les « 30 glorieuses », ces grands mythes de la paix durable et du retour de l’âge d’or lancés par les pères fondateurs de l’Europe ont semblé fonctionner à merveille et susciter une large adhésion des peuples (on se souvient quelle « envie d’Europe » animait tous les candidats à l’entrée dans l’Union !). Mais à partir de la fin des années 80, avec l’accélération du mouvement d’intégration européenne, il semble que la force de ces mythes se soit émoussée… La marque Europe a-t-elle été bâtie sur une surpromesse (paix et prospérité durables) qui n’a pas résisté à l’épreuve des faits, ou bien les Européens se sont-ils crus arrivés à cette « fin de l’histoire » que nous prédisait alors Francis Fukuyama* ?

Georges Lewi : La fin de l’histoire ou le paradis recouvre le même mythe, celui du temps où les difficultés s’arrêtent pour laisser une place à l’ataraxie, la vie sans stress. Mais cette illusion n’est pas compatible avec la structure mentale de l’être humain qui est faite de sauts d’espoir en espoir. Chaque être humain, femme ou homme est un Bovary qui la plupart du temps ne se satisfait pas de ce qu’il a mais cherche à améliorer son sort, d’un point de vue économique, spirituel, amoureux, social, technologique… Certains peuples ont réellement vu leur niveau de vie augmenter très sensiblement, mais très vite ils ont oublié et espèrent plus et mieux. C’est ce qui fait d’ailleurs tout l’intérêt de l’être humain : il est toujours en quête de quelque chose de neuf, toujours en quête d’un nouveau combat pour satisfaire son besoin de découverte, d’aller vers des terres inconnues.

Le BrandNewsBlog : De fait, la croissance durable à deux chiffres que promettaient tous les partisans du « oui » au référendum de Maastricht** ne s’est jamais vraiment avérée et l’incapacité de l’Union européenne à assurer une prospérité tangible et des créations massives  d’emploi a sans doute fortement contribué au développement de l’euro-sceptiscisme… Mais vous notez un véritable « décrochage » de la marque Europe à partir de 2005  : pourquoi le déclin se serait-il accéléré depuis lors ?

Georges Lewi : Avec Maastricht, et la création de l’euro, de ses règles, de ses contraintes, la marque Europe passe d’une marque-chapeau, d’une marque-mère protectrice à une marque actrice du destin des européens. Avec la BCE, la marque Europe change de rôle. Son rôle n’est plus clair. Elle joue un double rôle. Tout se complique car alors on ne sait jamais lorsque l’Europe s’exprime qui est l’émetteur : le conseil, la commission le parlement, la cour de justice, la banque européenne ?… La marque Europe intervient-elle en tant qu’arbitre (ce qu’elle était auparavant) ou joueur qui défend ses intérêts et pas seulement ceux des nations qui la composent ? Or, la première leçon d’un étudiant en communication porte sur 3 questions : qui est l’émetteur, qui est le récepteur, quel est le message ? Pas facile pour la marque Europe de répondre à ces trois questions…

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Le BrandNewsBlog : Dans le cas de l’Angleterre, la hantise d’une perte irrémédiable de leur souveraineté politique et économique, mais également la crainte de l’arrivée massive d’immigrants (bien relayées par la presse tabloid) ont largement imprégné l’opinion et sans doute beaucoup contribué au résultat de juin 2016. Sur ces registres émotionnels et en partie irrationnels, la communication des pro-Européens vous a-t-elle paru à la hauteur ? Les discours sur la menace de déroute économique et financière n’ont manifestement pas suffi à convaincre l’opinion de l’intérêt du « remain »

Georges Lewi : Ceux qui gagnent la bataille de la communication sont toujours (on peut le regretter) ceux qui simplifient à l’extrême et qui « construisent un ennemi ». La base d’un storytelling réussi (qui est l’art du récit pour convaincre) est de définir le fléau, l’ennemi contre lequel on se bat. Le camp anti-Europe a un ennemi bien défini : l’Europe. « L’appel à l’ennemi » développe immédiatement un registre émotionnel. Les pros européens, qui avaient un ennemi, la guerre, ont perdu le sens de leur combat. Et la marque Europe n’a plus de combat à mener, sans doute pas de vision qui puisse nourrir une « mission » et une « ambition ». Dans le discours anti-européen, il existe une tension. C’est-à-dire un appel à l’avenir. A un nouvel âge d’or. Dans le discours des pro-Europe, il n’existe que chiffres, lois, gestion du quotidien, c’est-à-dire contraintes et ennuis. Qui préfère l’ennui à l’espoir ?

Le BrandNewsBlog : Dans votre ouvrage « Europe : bon mythe, mauvaise marque », vous soulignez que les facteurs clés de succès d’un mythe géopolitique sont 1) la préférence ; 2) sa compréhension/son intelligibilité ; 3) sa puissance et 4) sa « beauté ». En quoi l’esthétique d’une marque de territoire est-elle importante ? 

Georges Lewi : Disons d’abord un mot sur la puissance. Cette marque-mère, marque de holding » a pour vocation d’être puissante et de pouvoir protéger ses marque filles, les nations et les habitants de l’Europe. Or que ressentent les Européens ? Que l’Europe n’est pas assez forte pour les protéger de la crise économique, qu’elle refuse la puissance même et qu’au nom de la libre concurrence elle laisse partir des pans entiers de notre industrie rachetés ensuite par l’Amérique ou l’Asie. Avec à terme des usines qui ferment, des sièges sociaux qui s’en vont…

Une « marque-mère », une « marque-ombrelle » doit se montrer protectrice contre les mauvais coups de soleil… Pour en revenir à l’esthétique, « Maman, tu es la plus belle du monde ! » nous dit la chanson, une marque doit être belle, séduisante. Comme la marque Apple qui promet innovation et s’appuie sur l’esthétique, élément personnel, émotionnel pour faire passer ce message rationnel… Les lieux de l’Europe sont peu nombreux en dehors de Bruxelles et ressemblent plus à des centres administratifs qu’à un symbole d’un pouvoir qui a réussi.

Le BrandNewsBlog : Vous dites en substance que la marque Europe est ringarde et vieillotte. Son récit et ses signes semblent être restés bloqués dans les années 90, à l’image de ce drapeau européens resté figé à 12 étoiles, alors que l’UE compte 27 Etats membres. Pourtant, en Angleterre, on voit bien que ce sont les jeunes qui se sentent les plus pénalisés par le Brexit, pointant notamment une fracture de génération dans l’opinion anglaise. Que faudrait-il faire pour dépoussiérer l’image de marque de l’Europe et, au-delà du simple coup de crème cosmétique, pour rendre l’UE durablement plus attractive ?

Georges Lewi :  L’esthétique n’est que la part visible de la promesse de modernité. L’Europe a besoin de montrer que cette « marque » a un projet, qu’elle mène un combat. Après la victoire sur la guerre, la marque Europe aurait dû, à mon sens, lancer un nouveau combat contre l’ignorance, toujours source d’égoïsme et souvent de haine. La preuve de la réussite de certaines initiatives européenne nous est donnée par Erasmus pour les étudiants, ceux qui plébiscitent précisément l’Europe. Il faudrait, à mon sens, créer les conditions d’un « Working Erasmus » et mettre en place des échanges entre métiers, entre entreprises pour apprendre le meilleur des uns et des autres, pour prendre l’habitude de travailler ensemble. La marque Europe devrait être synonyme de perfectionnement, de progrès personnel incessant, à tout âge, dans tous les domaines, grâce aux autres Européens.

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Le BrandNewsBlog : Manque de clarté et d’intelligibilité, déficit de puissance et de défense des intérêts européens, marque froide, distante et peu accessible… A vous lire, on dirait que la marque « ombrelle » a échoué dans sa triple mission de parler d’une seule voix, d’assurer la puissance de son Groupe et de défendre l’intérêt de ses marques filles, mais aussi de veiller à l’équité qui devrait prévaloir entre elles… Pouvez-vous expliciter ces notions et nous donner quelques exemples concrets de ces échecs ?

Georges Lewi : Les fusions des groupes européens interdits par « Bruxelles » comme celle de Legrand/Schneider provoquent à mon sens une incompréhension, au nom de principes louables certes, de la férocité des batailles économiques mondiales. La marque Europe devient la marque des interdits, Non celle d’une marque-mère mais celle d’une marâtre. Or une marque-mère est là pour encourager, pour permettre le développement pas seulement pour punir.

On entend sans cesse dans les médias « la France a été condamnée » pour ceci ou cela… rarement qu’elle a été félicitée ! La marque-mère doit porter une vision, une ambition pour la famille. Les règles à observer ne sont que la conséquence de cette vision, de cet espoir nouveau. Or la marque Europe n’a conservé que la coercition. J’ajoute que ses institutions sont peu ouvertes au dialogue. La fondation Schumann a toujours refusé de relater les propos de mes ouvrages…

Le BrandNewsBlog : Si la Grande-Bretagne et les partenaires européens ont tant de mal à tourner la page de l’après-Brexit, on comprend à vous entendre que le mal est profond et que la refondation de l’Europe ne sera pas chose facile. Juste après ce séisme qu’avait constitué le vote britannique, François Hollande avait d’ailleurs semblé vouloir renouer avec les grands mythes fondateurs évoqués ci-dessus en affirmant que l’Europe pourrait désormais se concentrer sur l’essentiel, à savoir « la sécurité, l’investissement pour la croissance et pour l’emploi, l’harmonisation fiscale et sociale ainsi que le renforcement de la zone euro et de sa gouvernance démocratique ». Mais ce message était-il le bon ? Est-il encore crédible et défendable aujourd’hui ? Emmanuel Macron est resté plus ou moins sur la même ligne en définitive…

Georges Lewi : François Hollande avait alors présenté un catalogue de ce qu’il aurait fallu faire. Mais pas de ce qu’il faut dire. Les messages que vous évoquez ne sont pas assez concrets. La marque Europe doit être capable de redonner de l’avenir, du souffle, du dynamisme, de l’espoir aux gens et de dire « voilà ce que nous allons construire ensemble, voilà comment vous allez vivre, voilà quel nouveau voisin vous allez découvrir dès demain matin… Car le code de la route et ses règles ou l’entretien de la voiture nous aident à éviter des accidents et des pannes mais ce n’est pas eux qui nous disent où aller. Or pour acheter une voiture, il faut d’abord qu’on ait envie de voyager… La pyramide de Maslow a plusieurs niveaux : les besoins de base, sont nécessaires mais seuls, ils ne font pas le bonheur humain.

Le BrandNewsBlog : On le voit, au-delà de cette promesse de garantir la sécurité de ses ressortissants, hélas redevenue d’actualité, et des efforts que tous les gouvernants pourront déployer pour renouer avec la croissance, l’emploi et l’équité, il semble bien que la marque Europe aurait aussi sérieusement besoin d’être « rebrandée »… En tant qu’expert reconnu des marques et du branding, par où conseilleriez-vous de commencer, Georges ? Même après le Brexit et quels que soient en définitive les résultats de ces élections européennes, l’espoir est-il encore permis pour la marque Europe… et pour l’Europe tout court ?

Georges Lewi : Il faudrait assurément commencer par définir le fléau contre lequel lutte l’Europe et mettre tout en œuvre pour gérer cette priorité. Les gens aiment désormais se mêler de ce qui les regarde… Nous sommes tous des enfants de la blogosphère. Cela nous a rendus curieux et exigeants. Ce sera de plus en plus dur pour les leaders d’opinion, surtout ceux qui prétendent piloter les « marques-mères »… L’espoir est toujours permis car les êtres humains restent d’incorrigibles enfants, toujours prêts à se désespérer et toujours prêts à rebondir, à repartir comme au premier jour du monde. La faculté d’oubli est sans doute la principale caractéristique du cerveau humain. Et il n’est pas dit après tout que les Brianniques ne reviennent pas finalement pas un jour dans l’Europe, tant le sujet n’a pas fini de faire débat chez eux.

 

 

 

Notes et légendes :

(1) Mythologue et consultant reconnus en branding et e-branding, Georges Lewi est un des experts français les plus réputés en matière de stratégies de marque. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence, dont le BrandNewsBlog a déjà fait écho, tels que La Marque (Editions Vuibert, 2013), Mythologie des marques (Editions Pearson, 2009), « E-branding : stratégies de marque sur internet » (Editions Pearson, 2013), « La fabrique de l’ennemi – Comment réussir son storytelling » (Editions Vuibert, 2014), etc.

(2) « L’Europe, une mauvaise marque ? », ouvrage de Georges Lewi, a été publié pour la 1ère fois le 30 mars 2006, aux Editions Vuibert.

(3) « Europe : bon mythe, mauvaise marque », ouvrage de Georges Lewi, a été publié le 5 mai 2014, aux Editions François Bourin.

* La fin de l’histoire, concept abordé pour la première fois par Hegel, puis repris par de nombreux philosophes, fit l’objet d’un premier article de Francis Fukuyama (The end of History?) au cours de l’été 1989, dans la Revue The National Interest (article repris dans la revue française Commentaire à l’automne 1989), dans le contexte de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre froide. Il eut alors un grand retentissement et fut très commenté et controversé. Francis Fukuyama en développa ensuite les thèses dans un livre publié en 1992, « La Fin de l’Histoire et le dernier homme », dans lequel il défend l’idée que la progression de l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touche à sa fin avec le consensus sur la démocratie libérale qui tendait à se dessiner après la fin de la guerre froide. 

**Le référendum de Maastricht eut lieu en France le 20 septembre 1992. Il visait à ratifier le texte du traité sur l’Union européenne préalablement signé à Maastricht par le Président de la République François Mitterrand et les chefs d’État des onze autres États membres de la Communauté économique européenne. La campagne sur ce vote fut intense et marqua fortement l’opinion au cours de l’année 1992. S’opposèrent les blocs de la gauche favorable au « oui » menée par François Mitterrand et le Parti socialiste contre une partie de la droite RPR au sein de laquelle le « non » trouve ses héros en les personnes de Philippe Séguin et de Charles Pasqua. Le camp du « oui » à la ratification l’emporta d’une très courte tête avec 51,04%.

 

Crédit photos et illustration : 123RF, Georges Lewi, TheBrandNewsBlog, X, DR,

CQFD : les 6 clés de performance pour les marques en 2019, selon BVA-Limelight

A défaut de constituer une réelle surprise, voilà une confirmation intéressante et utile pour tous les marketeurs.euses…

Dans sa toute récente et très riche étude sur les grands enjeux du marketing en 2019¹, l’Institut BVA Limelight nous éclaire sur les principaux leviers de compétitivité des marques, à la lueur des témoignages consolidés de plus de 700 professionnels issus de 491 entreprises de différents secteurs.

Et qu’apprend-on dans cette étude, me direz-vous ? Et bien que si la notoriété demeure un des facteurs clés de succès pour la plupart des entreprises, la sincérité, l’authenticité et la capacité à générer une confiance durable auprès des consommateurs et des différentes parties prenantes représentent désormais des enjeux tout aussi vitaux pour les marques. Et l’on ne peut évidemment que s’en réjouir !

A y regarder de plus près, ces résultats font aussi écho aux enseignements du dernier baromètre Elan-Edelman sur la confiance (2019 Edelman Trust Barometer²), dont je serai amené à vous reparler prochainement et qui ont été dévoilés cette semaine. De la bouche même de Richard Edelman, lors de son discours d’ouverture au forum de Davos ce mardi, nous apprenions en effet que si le climat mondial est à l’incertitude et la morosité, avec de réelles inquiétudes sur la situation économique et environnementale internationale et une défiance de plus en plus marquée des opinions vis-vis-vis des politiques, des médias et des institutions, les attentes des individus vis-à-vis des entreprises n’ont jamais été aussi fortes.

Plébiscités par une majorité des 33 000 personnes interrogées par l’institut suédois, les marques-employeurs et leurs dirigeants sont en effet perçus aujourd’hui comme les acteurs recueillant le meilleur score de confiance. Et la figure du P-DG en vient, toujours selon Elan-Edelman, à concentrer la plus forte crédibilité et les meilleurs espoirs de changements pour des collaborateurs qui n’attendent désormais qu’une chose : que leur entreprise s’engage encore davantage sur le plan sociétal, quitte à pallier l’impuissance des Etats pour faire avancer les grands débats et problématiques de notre planète.

Dans un tel contexte et face à de telles attentes de sens et d’engagement de la part des marques, celles-ci sont évidemment appelées à faire preuve d’initiative et d’exemplarité, en éclaircissant rapidement la question de leur mission et de leur finalité (brand purpose), mais à accélérer également en parallèle leur transformation pour répondre aux nouveaux enjeux technologiques (big data, IA, objets connectés…) et à relever leurs défis organisationnels et humains. Car il en va tout simplement, aussi, de leur pérennité.

1) Construction d’une empreinte originale ; 2) Capacité à susciter et alimenter l’adhésion ; 3) Utilité et sincérité de la marque ; 4) Faculté à générer des connexions émotionnelles ; 5) Responsabilité et exemplarité ; 6) Capacité à intégrer les nouvelles technologies et à se transformer…

C’est cette recette de succès et ces 6 leviers de performance des marques, abordés dans son étude 2019 par BVA Limelight, que je vous propose tout simplement de détailler ci-dessous… Bonne lecture et excellente semaine à toutes et tous !

1) Construction d’une empreinte originale et 2) capacité à susciter et conserver l’adhésion: le grand enjeu de la notoriété 

Dans une société où le consommateur est plus que jamais en attente de sens et de leadership de la part des entreprises et de leurs dirigeants (comme on vient de le voir), la capacité des marques à construire une empreinte originale et surtout à susciter et conserver l’adhésion de leurs parties prenantes est devenue primordiale.

Plus que jamais, les entreprises doivent en effet travailler leur plateforme de marque et se différencier, dans un environnement saturé d’offres et d’information où la qualité intrinsèque des produits/services et les fondamentaux du marketing sont désormais très insuffisants pour se faire connaître et s’imposer durablement. Il appartient donc aux marques et aux marketeurs.euses de tisser de nouveaux liens avec leurs différents publics, en activant tous les points de contact (online et offline) et en s’appuyant sur leurs valeurs et cet « ADN » de marque dont on nous rebat si souvent – mais à raison – les oreilles.

Dans la perspective de cette construction e marque, la course à la notoriété est un passage obligé et reste un gage de succès et de pérennité, ainsi que le note à juste titre Amaury Laurentin : « Sur tous les marchés, on observe aujourd’hui une guerre de notoriété féroce » commente d’ailleurs le directeur d’activité de BVA Limelight. « Et cet enjeu de notoriété est une très bonne nouvelle pour les grands médias à qui on promettait la disparition au profit du numérique ».

3) Sincérité, authenticité et utilité de marque : 3 piliers fondamentaux dans la construction d’une marque performante

Celles et ceux qui lisent régulièrement ce blog me l’accorderont : ce n’est pas aujourd’hui que j’ai découvert les vertus de l’authenticité, de la sincérité et de la brand utility. Je vous en ai parlé à moult reprises dans ces colonnes, notamment ici et .

Valeurs fondamentales pour les générations Y et Z (lire en particulier à ce sujet cet article), mais de manière croissante également pour les générations qui les ont précédées, la transparence et l’authencité sont devenues des exigences des consommateurs à l’heure des « réseaux sociaux rois ». Et tout comme les acteurs institutionnels (Etat, collectivités locales, personnalités publiques…) il est attendu des entreprises une sincérité et une limpidité absolues (parfois problématiques d’ailleurs car certaines informations stratégiques ont vocation à rester confidentielles), sans qu’il soit possible d’imaginer un quelconque retour en arrière.

Si tant est que certaines marques ne l’aient pas encore compris, le succès phénoménal d’applications de notations comme Glassdoor ou d’information comme Yuka, viennent d’ailleurs rappeler aux marketeurs.euses que le temps des « secrets de famille » est aujourd’hui révolu, les sphères internes et externes à l’entreprise étant chaque jour plus poreuses.

Dans cette quête de sens et d’authenticité, les consommateurs les plus jeunes comme leurs aînés sont désormais intraitables sur l’utilité des marques, dont il font désormais un de leurs premiers critères d’achat. Et les Cassandre du marketing et autres experts des millenials de rappeler en guise d’avertissement que 25% seulement des marques qui existent aujourd’hui trouveraient ainsi grâce aux yeux des millenials, les 75% restant leur apportant si peu de valeur qu’elles seraient selon elles.eux destinées à disparaître !

4) Faculté à générer des connexions émotionnelles avec les différents publics

Susciter des émotions, qu’elles soient positives ou négatives, est un levier privilégié par de nombreuses marques (pas seulement en BtoC) afin de créer des liens puissants avec leurs publics et leur donner une impression de proximité, ainsi que le souligne Amaury Laurentin.

Ce n’est pas Patrice Laubignat, grand expert du sujet et auteur de l’ouvrage de référence Le marketing émotionnel qui dira le contraire : bien choisies, dans le respect de l’identité et des valeurs de la marque, et surtout en adéquation avec les intérêts des consommateurs, les émotions ont ce pouvoir de réenchanter les prospects et clients en redonnant de la valeur aux offres de produits et de services.

Utilisées depuis des années dans les campagnes publicitaires, les techniques du marketing émotionnel gagnent évidemment à être déclinées sur tous les canaux de communication et points de contact entre la marque et ses publics, dès lors que cela est possible et pertinent. Cela recquiert, bien évidemment, une connaissance fine de la psychologie de ses prospects et de ses différents segments de clientèle, de leurs passions et centres d’intérêt : en un mot, une intelligence relationnelle et émotionnelle poussée, qui se nourrira de toutes les données disponibles sur leurs profils, attitudes et attentes : je vous incite à ce sujet à lire ou relire cet article que j’avais consacré à l’intelligence relationnelle des marques et qui en détaille les grands principes.

5) Responsabilité et exemplarité : le deux pré-requis d’une confiance durable

Si les personnes interviewées par Elan-Edelman, dans le cadre de son « 2019 Trust barometer », expriment en moyenne une confiance plus importante vis-à-vis de leur employeur que vis-à-vis des institutions, des ONG ou des médias ; s’ils sont en attente d’un engagement sociétal encore plus important de la part de leur entreprise et de leurs dirigeants… cette confiance relative est tout sauf un chèque en blanc, bien entendu.

A l’opposé du « greenwashing », qui consiste en définitive à dire beaucoup et à faire peu (voire rien du tout), il est en effet attendu des employeurs et des marques qu’ils agissent au quotidien pour alimenter la confiance, en démontrant en quoi leurs engagements sont sincères et tenus, en quoi leur politique RSE est réellement efficace et adresse de vrais problèmes de société. Et dans ce domaine, faire beaucoup – en tout cas davantage chaque jour – vaut certainement beaucoup mieux que sur-communiquer en faisant peu.

Non pas que les réussites et engagements sociétaux ne puissent ou ne doivent être relayées par l’entreprise, bien entendu. Mais, et cela relève tout simplement du bon sens, il faut veiller à conserver une proportionnalité entre la réalité et l’importance des avancées réellement obtenues et la quantité et la teneur des messages donnés par l’entreprise. En ce sens, les problématiques sociétales adressées sont souvent si vastes et si complexes et l’action des entreprises si modeste qu’une posture d’humilité et un discours factuel de preuve sont assurément les bienvenus.

Ainsi que le prouvent en effet de nombreux retours d’expérience, les différents publics sont d’autant plus exigeants et vigilants sur la réalité des résultats sociétaux obtenus que l’entreprise a communiqué largement en amont sur une « mission » ou sur ses engagements en la matière. Et si cette communication est généralement bien reçue par le grand public, elle expose naturellement davantage aux éventuels « bad buzz » les marques actives sur le plan sociétal que celles qui ne font rien et ne communiquent sur rien. Une petite injustice à laquelle doivent s’habituer les marques engagées, qui y gagnent en revanche en terme d’attractivité, d’image et de réputation à moyen terme quand leur action est vertueuse.

6) Capacité à intégrer les nouvelles technologies et à se transformer

Au-delà des facteurs clés de succès et de performance énumérés ci-dessus, les marques doivent également veiller à demeurer innovantes et à la pointe des nombreuses avancées technologiques, pour ne pas être distancées en termes d’expérience, que ce soit dans les parcours numériques qu’elles proposent ou dans la globalité de leur(s) parcours prospects/clients.

Cela suppose de rester en phase avec les toujours plus nombreuses technos disruptives à intégrer : objets connectés, robots conversationnels, intelligence artificielle… le tout sur fond de convergence à mener de nombreux systèmes : CRM (relation client), DMP (données), etc. Autant de front ouverts en même temps et qui contribuent à rendre inéluctable la transformation des organisations, ainsi que le pointe à juste titre l’étude BVA Limelight.

« Plus d’expertises, de technicité, d’adaptabilité, d’efficacité. Citius, altius, fortius ! » ainsi que le résume Amaury Laurentin… sans que les experts du marketing, des SI et de la communication ne disposent de davantage de ressources le plus souvent : il faut dès lors prioriser les projets et les chantiers avec minutie, pour que la transformation soit effective et positive et la plus rapidement perçue par les différentes parties prenantes : collaborateurs, clients, prospects, partenaires…

 

 

Notes et légendes : 

(1) « Les grands enjeux du marketing en 2019 », étude BVA Limelight réalisée au terme de 54 entretiens dans des grands groupes (BNP Paribas, EDF, Heineken, Monoprix, Philips, P&G, Shell…) pour sa phase qualitative et 708 professionnels issus de 491 entreprises pour sa phase quantitative, entre juin et septembre 2018.

(2) « 2019 Edelman Trust Barometer », étude mondiale publiée mardi 22 janvier 2019 par l’institut Elan-Edelman.

 

 

Crédits iconographiques : Photos Anna Devis – Daniel Rueda, TheBrandNewsBlog 2019.

 

 

Mission sociale de marque : comment choisir le bon combat… et éviter le « greenwashing »

C’est une évolution importante, dont je vous ai entretenu à plusieurs reprises sur ce blog: dans leurs relations avec les marques, les consommateurs n’attendent plus seulement que celles-ci se bornent à leur offrir des avantages fonctionnels.

Au-delà même de leur prouver l’utilité de la marque (brand utility) ou de leur faire vivre des expériences ludiques et gratifiantes, la plupart des individus aspirent en effet à donner un nouveau sens à leur consommation et souhaitent, dans leur travail comme dans leurs actes d’achat, que leurs actions soient davantage en cohérence avec leurs valeurs et qu’elles s’inscrivent dans un projet global, une oeuvre collective.

A ce titre, il est de plus en plus attendu des marques qu’elles s’investissent dans la société, pour une cause bien déterminée ou pour le bien commun, ainsi que je l’avais déjà souligné dans ce billet¹.

Dixit le marketeur Jean-Paul Richard et le sociologue Stéphane Hugon, « Alors que l’idée même de consommation tend à se structurer autour de sa dimension relationnelle, il est désormais attendu des marques qu’elles deviennent curatrices d’une expérience sociale, leur rôle consistant à assurer une qualité d’expérience dont les consommateurs sont les parties prenantes²».

Fortes de ces constats, des entreprises de plus en plus nombreuses ont commencé à prendre position – de façon aussi visible que possible – sur une large palette de sujets sociétaux et se sont mises en quête d’une véritable mission sociale.

Des championnes de l’économie sociale et solidaire aux plus grandes groupes de l’industrie et des services, chacun y est allé ou y va désormais de sa cause et de son programme à visée sociale, sensé exprimer le brand purpose ou la mission supérieure de la marque…

Mais à côté des indéniables réussites et des success stories d’entreprises admirables dans ce domaine, combien d’engagements pérennes et véritablement sincères, combien de projets viables et de contributions réellement tangibles des marques au bien commun ? Ainsi qu’en témoigne une étude de longue haleine menée par deux chercheurs australiens auprès de grandes entreprises s’étant engagées de manière publique il y a 10 ans à réduire leur consommation d’énergie et leurs émissions de gaz à effet de serre… et ayant progressivement abandonné cette mission et mis de côté leur engagement contre le réchauffement climatique, trop d’entreprises se laissent décourager en chemin par un objectif inatteignable et/ou une cause sociétale ou environnementale mal définie. Quand ce ne sont pas la conjoncture et des résultats financiers atones qui ont progressivement raison des plus louables ambitions…

Pour éviter ce genre de déroute et que les « brand purposes » affichés par les entreprises ne finissent en « business as usual », comment choisir le bon combat et la cause sociétale la plus pertinente pour votre marque ? Comment bâtir une stratégie de mission sociale qui répondent efficacement à de réels besoins, tout en créant de la valeur pour l’entreprise et en renforçant ses attributs de marque ? Comment, en définitive, faire de cette mission sociale un réel avantage concurrentiel et un levier de performance pour votre organisation, meilleur gage de la pérennité de vos démarches et votre engagement?

C’est à ces questions complexes et passionnantes que je vous propose de répondre aujourd’hui, à la lueur des contributions récentes des experts en marketing Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj et à l’aune des théories de Douglas Holt sur le branding culturel ou des travaux de Géraldine Michel, entre autres³.

…Où l’on verra, en définitive, au travers d’une batterie de « 12 questions à se poser pour réussir la stratégie de mission sociale de votre marque », qu’il est tout à fait possible de concilier sur le long terme la performance financière de l’entreprise avec une mission supérieure fédératrice pour les collaborateurs comme les consommateurs !

Au-delà des effets d’annonce et des grandes ambitions initiales, tant de raisons de se décourager en chemin… ou d’échouer !

Celles et ceux d’entre vous qui lisent régulièrement le BrandNewsBlog connaissent mon attachement à la thématique du jour : comme un certain nombre de professionnels et de plus en plus de dirigeants (fort heureusement), je suis convaincu depuis longtemps de l’intérêt pour les entreprises de s’engager au cœur de la société, en mobilisant leur énergie pour de grandes causes, mais en réfléchissant également à leur « brand purpose », cette mission supérieure de la marque qui transcende le « business as usual » et le simple profit et dont on a vu ci-dessus qu’elle pouvait coïncider avec le « bien commun ». A condition d’y croire et de s’en donner les moyens, bien évidemment…

Mais être pénétré d’une vision aussi positive – certains diront sans doute « idéaliste » – de l’évolution du rôle des entreprises n’empêche pas d’être réaliste… Et de considérer un à un tous les freins et obstacles qui se présentent sur la route des marques désireuses de s’investir durablement dans une mission sociale ou sociétale.

Après avoir étudié pendant des années d’innombrables programmes de mission sociale conçus par des entreprises du monde entier et avoir travaillé avec près d’une douzaine de leaders sur leur marché sur de telles démarches, Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj, ne s’y trompent pas : « On ne compte plus les programmes à visée sociale bien intentionnés qui ont englouti quantité de ressources et de temps consacré au management pour finir aux oubliettes ». 

Et le premier des freins ou des obstacles à la réussite de tels programmes est tout simplement le temps, bien sûr, et la force des habitudes, car s’il est bien évident que l’engagement social des entreprises représente un indéniable levier de motivation et de performance pour les collaborateurs (notamment), il est assez peu d’initiatives et d’engagements qui résistent hélas à un retournement conjoncturel ou à de longues périodes de « vaches maigres », comme l’ont fait observer les chercheurs Christopher Wright et Daniel Nyberg, à l’issue de l’étude que j’ai évoquée ci-dessus : « An Inconvenient Truth : How Organizations Translate Climate Change into Business as Usual ».

Soucieux de voir comment diverses entreprises dans les secteurs de l’énergie, de l’industrie, de la banque, de l’assurance et des médias avaient tenu leurs promesses en matière de lutte contre le réchauffement climatique – dont chacune avait fait sa « grande mission »- ils ont pu observer sur les 10 dernières années 3 phases successives d’engagement. D’une part, 1) une phase de définition, durant laquelle tous les hauts dirigeants des entreprises concernées ont présenté en interne et en externe l’importance de la lutte contre le réchauffement climatique comme un enjeu social et stratégique majeur ; 2) une phase dite de « localisation », durant laquelle tous les managers et collaborateurs de ces groupes ont été invités à traduire ces grandes annonces en actions pratiques et concrètes, pour réduire la consommation d’énergie et les émissions de gaz ; et 3) la phase dite de « normalisation », hélas systématique, lorsque chacune de ces entreprises, tour à tour, a commencé à faire marche arrière et à redonner la priorité aux considérations financières, cette dernière phase coïncidant en général avec une période de sous-performance ou de changement au sein de l’organisation…

Mais outre ce frein conjoncturel et financier – hélas le plus courant – Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj ont identifié 3 autres facteurs d’échec des stratégies de mission sociale, qui ne sont pas moins pernicieux…

Le deuxième facteur d’échec le plus fréquent pour une stratégie de mission sociale est lié aux questions de perception et à un mauvais choix de l’entreprise quant à la cause ou au combat qu’elle entend incarner. Ce type d’échec, parfois retentissant et à fort impact sur l’image des marques, survient notamment lorsque les messages destinés à promouvoir l’action de l’entreprise sont perçus comme non sincères ou en décalage avec la réalité (= greenwashing), voire offensants pour les consommateurs.

Et les deux chercheurs américains de rappeler pour exemple l’échec cuisant de « Race Together », la campagne de communication antiraciste de Starbucks, dont la campagne de communication bâclée fut rapidement et très vivement critiquée par les internautes, à la fois parce qu’elle ne correspondait pas aux thématiques habituelles de la marque, mais surtout parce qu’elle apparut opportuniste et insincère à la plupart des communautés américaines.

Autre facteur d’échec courant : le fait que la mission ou cause sociale retenue ne fasse tout simplement pas écho auprès de la cible des clients ou passe inaperçue auprès des parties prenantes de la marque. C’est l’écueil rencontré par Nike dans son engagement à réduire les déchets issus de ses usines de production. Si la cause est noble et réelle, car elle vise à réduire l’impact de la marque sur son environnement, il est à noter que cet engagement et ce combat n’ont jamais passionné ses client et clientes, plus intéressés par des engagements plus concrets dont eux-mêmes pourraient mesurer concrètement les bénéfices.

Et de fait, Nike a cessé depuis quelques années de communiquer sur cet engagement auprès du grand public, et ne s’en sert désormais que dans sa communication auprès de ses fournisseurs et actionnaires, dans un tout autre registre.

Quatrième facteur d’échec : quand la cause sociale ou la mission mise en avant sont pour ainsi dire « gadgets » et n’ont pour autre but que de faire la pub de l’entreprise ou de promouvoir artificiellement son discours et ses engagements RSE, sans se soucier de la valeur réelle créée pour la société, là encore la mission est amenée à péricliter et à se déliter au fil des ans, comme le font observer Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj.

Entre les « brand purpose natives » et les « immigrants » de la responsabilité sociale : 2 degrés de maturité sociétale bien différents…

Dans leurs études et leurs recommandations, les deux chercheurs Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj distinguent d’emblée – et à mon avis à raison – deux cas de figure bien distincts.

Tout comme on parle de « digital natives » pour qualifier les générations nées après l’avènement d’Internet, ayant pour ainsi dire naturellement adopté les outils et les techniques du web 2.0, Vilà et Bharadwaj distinguent quant à eux les marques ayant dès le départ intégré une mission sociale à leur business model (comme Patagonia, Warby Parker, Seventh Generation ou Ben & Jerry’s) de toutes celles – bien plus nombreuses – qui ont grandi sans stratégie de mission sociale prédéfinie (les « immigrants » de la responsabilité sociale) mais qui souhaitent à un moment de leur histoire pallier ce manque et s’engager dans la définition d’un brand purpose sociétal.

Pour les premières, impossible d’imaginer se passer soudain de leur engagement sociétal : celui-ci fait « nativement » partie de leur « ADN » de marque et il y a fort à parier qu’elle disparaîtraient ou connaîtraient un sort funeste si elles renonçaient à ce qui les a clairement démarqué des marques sans mission. Dans ce premier groupe de marques en quelque sorte exemplaires, le focus et toute l’attention doivent être portés sur l’identité de la marque et sa communication, puisque l’engagement est déjà bien défini et parfaitement en ligne avec les valeurs constitutives de l’entreprise.

Pour le deuxième groupe de marques (les plus nombreuses, donc), développer une stratégie de mission sociale requiert impérativement de commencer par identifier clairement un ensemble de problématiques sociales et environnementales auxquelles elles seraient légitimes de s’attacher et de contribuer de manière significative.

Pour ne pas conserver d’œillères dans cet exercice et ouvrir l’horizon des possibles, Vilà et Bharadwaj, recommandent d’évaluer toutes les options que leur offrent les 3 domaines suivants : 1) l’héritage de la marque ; 2) les tensions existantes chez les consommateurs ; 3) les externalités négatives liées à leurs produits…

Héritage de la marque + tensions « culturelles » sur un marché donné + externalités négatives de la production ou des produits = les trois domaines à investiguer pour lister toutes les missions sociales potentielles pour une entreprise

>> 1) Investiguer l’héritage de la marque et ce qui fonde son bénéfice distinctif, sa « Unique Selling Proposition ». Cette recommandation paraîtra sans doute évidente à tous mes lecteurs : pour être « en ligne » avec l’identité et les valeurs de sa marque, et surtout cette valeur ajoutée compétitive qui en a fait le succès, il ne faut pas hésiter à se référer à son histoire, comme la marque Dove, qui a toujours refusé de se vendre comme un vulgaire savon depuis son lancement en 1957, mais s’est positionné d’emblée comme un « pain de beauté » : exalter la beauté des femmes était donc une mission éminemment légitime puisque partie intégrante de sa proposition de valeur initiale, même ce « brand purpose » ne s’est pas dégagé instantanément.

>> 2) Investiguer les orthodoxies et tensions « culturelles » existantes sur son marché. Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj rendent ici hommage aux travaux de Douglas Holt sur le « branding culturel ». Pour séduire les « crowdcultures », c’est à dire ces communautés qui se sont fédérées en ligne autour de centres d’intérêt et de croyances communes, clé de succès du marketing moderne, il est nécessaire d’avoir identifier les orthodoxies et les tensions existantes sur son marché. Dit plus clairement, il faut chercher à « disrupter » son marché (pour reprendre la terminologie chère à Jean-Marie Dru) et s’orienter vers des missions susceptibles de résoudre les tensions (souvent non formulées et presque inconscientes) ressenties par les consommateurs. C’est ainsi qu’en célébrant le parcours d’immigrant de l’un de ses fondateurs, à l’occasion d’une publicité diffusée pendant le Super Bowl, la marque de bière Budweiser s’est clairement positionnée en opposante à la politique de l’administration Trump sur l’immigration, tout en restant fidèle à son « ADN » et ses valeurs. 

>> 3) Identifier les « externalités négatives » de sa production ou ses produits. Dans ce dernier domaine, soyons tout à fait clairs : il ne peut suffire de cibler les impacts négatifs de son activité sur l’environnement et la société en général pour proposer une grande mission sociétale légitime et pertinente. Si les « externalités négatives » sont trop importantes et si les engagements de l’entreprise reviennent en quelque sorte à jouer les « bouche trous » de la RSE de la marque, la stratégie de mission sociétale de la marque risque d’apparaître comme réductrice et insincère… et ne suffira sans doute pas à intéresser ni contenter les parties prenantes. Néanmoins, en prenant pour cheval de bataille la réduction de l’obésité et la prévention pour une alimentation plus saine et plus propre, des marques comme Panera Bread ou Coca Cola. La dernière campagne de Facebook sur le thème de la préservation des données personnelles de ses utilisateurs (cf visuel ci-dessous) semble dessiner un premier degré d’engagement du réseau social… tout en s’apparentant néanmoins à de la communication post crise après le scandale Cambridge Analytica et les différents déboires de Facebook dans ce domaine de la protection des données utilisateurs…

4 critères de sélection et 12 questions à se poser pour cibler les combats les plus pertinents à mener et les plus porteurs pour votre marque ! 

Une fois dressée la liste des besoins sociaux entrant en résonance avec son « ADN » de marque, les « crowdcultures » et les externalités négatives de son produit ou sa catégorie de produit, les deux chercheurs américains Vilà et Bharadwaj recommandent de s’orienter vers la mission sociale qui génèrera le maximum de valeur pour la marque (= avantage concurrentiel) tout en minimisant ses risques d’exposition.

Si une telle stratégie de mission sociale peut paraître « intéressée » et non dénuée d’arrières-pensées, les deux chercheurs soulignent -encore une fois à raison à mon sens- que c’est à cette condition et cette condition seulement que l’entreprise peut tenir ses engagements dans la durée : le fait que ceux-ci lui procurent un bénéfice marché permettant de justifier auprès de différentes parties prenantes l’investissement de moyens significatifs en ressource humaine et en moyens financiers. Et cela peut se faire, très pragmatiquement, tout en allant dans le sens de l’intérêt supérieur commun.

Vilà et Bharadwaj soutiennent ainsi qu’une stratégie de mission sociale efficace doit en premier lieu 1) créer de la valeur en renforçant les attributs clés de la marque OU 2) donner accès à des marchés connexes , TOUT EN 3) réduisant le risque d’association négative pour la marque ET 4) en suscitant l’adhésion des parties prenantes.

1er CRITERE DE SELECTION : Créer de la valeur en renforçant les attributs clés de la marque. Pour illustrer cette dimension, Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwaj n’hésitent pas à prendre l’exemple bien vu de la marque Vaseline, dont la crème était en passe de devenir un produit générique en 2014 aux Etats-Unis…

En réfléchissant à leur stratégie de mission sociale, et à la façon dont celle-ci pourrait contribuer à redorer l’image de la marque et à renforcer ses attributs, la direction et les équipes de l’entreprise sont arrivées à la conclusion que leur engagement devrait s’appuyer sur le bénéfice essentiel de leur crème : son pouvoir réparateur. En essayant de déterminer qui pouvait avoir le plus besoin de ce pouvoir réparateur, les équipes de Vaseline ont découvert que leur crème était déjà utilisée comme remède par les urgentistes et les humanitaires et constituait un des éléments essentiels de la trousse de premier secours… Forts de cette information, la stratégie de mission sociale de l’entreprise a été délibérément orientée vers les « soins dermatologiques à destination des plus vulnérables » au travers du « Vaseline Healing project », monté en partenariat avec l’ONG Direct Relief, et dont l’objectif est de traiter gratuitement 5 millions de patients d’ici 2020. L’initiative a obtenu les meilleurs résultats en terme de visibilité et d’image et rempli tous les objectifs de Vaseline dès la première année d’existence, en redonnant du sens à la marque et en valorisant ses attributs auprès du grand public.

2e CRITERE DE SELECTION : S’imposer sur des marchés connexes à la faveur de sa mission sociétale de marque. En s’emparant d’un nouveau besoin social non satisfait par ses concurrentes – celui de la réduction des déchets – la marque Brita, qui jusqu’en 2005 vendait essentiellement des filtres à eau du robinet, s’est ouvert un nouveau marché : celui des eaux en bouteille. En effet, en positionnant l’eau filtrée comme une alternative écologique permettant de limiter la consommation de plastique et en innovant aussi bien dans son offre de gourdes que de carafes, Brita a su astucieusement valoriser le bénéfice environnemental lié à la consommation d’eau filtrée, puisque pour chacun des ses filtres utilisés, ce sont 300 bouteilles en plastique en moins qui finissent dans les décharges et les océans. Une stratégie qui a aidé Brita à bénéficier d’un nouvel atout concurrentiel et à prendre des parts non négligeables sur le marché des eaux en bouteilles, tout en adoptant une stratégie de mission sociale claire et efficace.

3e CRITERE DE SELECTION : Atténuer le risques d’associations d’idées négatives de la part des consommateurs. Pour une marque, il est toujours important de réfléchir à la façon dont les consommateurs vont percevoir la mission sociétale qu’elle envisage de se donner. Verront-ils les bénéfices affichés comme un avantage ou un inconvénient ? Percevront-ils la démarche comme sincère et probante ou bien artificielle et sujette à controverse, comme la campagne « Race together » de Starbucks ? Pour cette raison, il est très important que les responsables de marque identifient les associations cognitives liées au discours social de la marque auprès des différents segments de consommateurs. Un exemple probant de cette préoccupation est donné par la marque de nettoyage écologique Green Works de Clorox.

En étudiant les différents segments de marché des produits de nettoyage, les responsables de cette marque se sont aperçus que l’argument environnemental n’était jugé important que par 15% des consommateurs et que le terme « écologique » était cognitivement associé par les acheteurs potentiels à une moindre efficacité en terme de nettoyage ! S’appuyant sur ces données, les marketeurs ont retardé deux fois le lancement de Green Works pour améliorer la formule de leurs produits et décidé d’associer fortement le logo de la marque mère Clorox, réputé pour son efficacité, à cette nouvelle gamme. En travaillant sur les packagings et sur sa communication, la marque a finalement réussi à imposer clairement sur son marché les bénéfices sociétaux de ses produits et sa stratégie de mission sociale, en se taillant une part de marché respectable.

4e CRITERE DE SELECTION : Susciter l’adhésion des parties prenantesOutre les associations cognitives négatives et positives liées à une démarche de mission sociale, il est important d’évaluer si celle-ci est acceptée et soutenue par les différentes parties prenantes de la marque, car le risque de voir déraper de telles démarches est réel. Selon Omar Rodriguez Vilà et Sundar Bharadwa, 3 motifs peuvent expliquer une réaction négative des parties prenantes : 1) un hiatus entre le message de la marque et ses actions ; 2) une politisation de son message, à un moment ou un autre ; 3) une méfiance vis-à-vis des motivations de l’entreprises. Pour preuve, malgré le grand succès de Dove dans sa stratégie de mission sociale, aujourd’hui reconnue et plébiscitée par la plupart des parties prenantes, la marque du groupe Unilever n’a pas échappé à un certain nombre de polémiques, auxquelles on s’expose d’autant plus fortement quand on affiche haut et fort sa mission sociale, justement. En lançant notamment sa campagne sur la « Vraie beauté », remettant ainsi en cause les standards de la beauté traditionnelle et défendant l’idée que la beauté peut prendre un nombre illimité de formes, Dove s’est exposé aux critiques acerbes de certains consommateurs, qui n’ont pas manqué de souligner la contradiction entre ce positionnement et celui d’autres marques du groupe Unilever, comme Axe en particulier, dont les publicités mettaient en scène des hommes séduisant de jeunes mannequins en tenue légère…

Aux yeux des consommateurs, qu’Unilever combatte la notion de beauté stéréotypée tout en en faisant par ailleurs la promotion traduisait tout simplement une hypocrisie de la part du Groupe. Ce qu’Unilever a fini par admettre et commencer à combattre véritablement en repositionnant complètement la stratégie de sa marque Axe et en décidant de bannir une fois pour toute les stéréotypes sexistes de son marketing, quelle que soit la marque concernée.

On le voit : outre les 4 critères de sélection évoqués ci-dessus et les 12 questions clés associées, pour être sûr de réussir sa stratégie de mission sociale (voir l’infographie de synthèse ci-dessous), un alignement de la mission sociale avec l’identité et les valeurs de la marque – ce que Géraldine Michel appelle « l’être de la marque » – est absolument primordial, tout autant que la dimension du « faire », qui suppose aussi et surtout que la marque soit sincère et authentique dans ses engagements et veille très attentivement à réduire au maximum tout éventuel écart entre la mission sociale qu’elle affiche et chacun de ses actes, au jour le jour, sur le terrain.

 

 

Notes et légendes :

(1) « Nouveaux leviers d’engagement : et si on misait sur la bienveillance et la quête du bien commun ? » , article d’Hervé Monier, The BrandNewsBlog, 15 octobre 2017

(2) « Mutations sociétales et imaginaires des marques », article de Jean-Paul Richard et Stéphane Hugon, Revue des marques n°100, octobre 2017.

(3) Omar Rodriguez Vilà est professeur adjoint de marketing au Scheller College of Business de Georgia Tech et membre du Ray C. Anderson Center for Sustainable Business ; Sundar Bharadwaj dirige quant à lui la chaire Coca-Cola de marketing au Terry College of Business de l’université de Géorgie et est chercheur senior à l’Indian School of Business. Ils ont tous les deux contribué à l’article « La mission sociale comme avantage concurrentiel », paru dans le numéro de juin-juillet 2018 de la Harvard Business Review.

Douglas Holt, est professeur à la Harvard Business School et à l’université d’Oxford, fondateur et président du Cultural Strategy Group. Il a posé en 2017 les bases d’une discipline nouvelle, le branding culturel (voir ici mon article à ce sujet).

Géraldine Michel est directrice de recherche de la chaire Marques & Valeurs de l’IAE de Paris. Elle a publiée de nombreux ouvrages dont je vous ai parlé sur le BrandNewsBlog, dont l’ouvrage de référence « Au coeur de la marque », dont je parle ici.

 

Crédits photos et illustrations : The BrandNewsBlog 2018, 123RF, X, DR.

 

 

Entre digitalisation, banalisation et nouveaux usages : l’industrie du luxe à la croisée des chemins…

D’ici quelques jours, avec la publication de l’édition de printemps de son étude mondiale sur le secteur du luxe, le cabinet Bain & Company devrait confirmer les tendances très positives qu’il avait commencé à relever au mois de septembre dernier¹…

Oui : après une année 2017 qui aura vu le marché mondial du luxe renouer avec la croissance et progresser de 5% en valeur (pour atteindre 1 160 milliards d’euros au total²), la reprise tant attendue du marché, si longue à se dessiner suite à des années de marasme, devrait en effet se confirmer, redonnant le sourire à tous les acteurs de l’industrie.

Dès la fin 2017, il faut dire que ce baromètre de la santé du secteur que représente le Luxury Trend Report³, publié par l’Ifop et le magazine Stratégies, pronostiquait déjà une nette amélioration de la situation économique des marchés du luxe, 75% des 277 experts interrogés se disant « optimistes » ou « très optimistes » sur les perspectives du secteur en 2018 (soit une progression de 23% par rapport à leurs projections pour 2017).

Eut égard à la contribution non négligeable du secteur du luxe à la croissance mondiale et aux positions extrêmement avantageuse qu’y occupent les plus grands groupes français, avec leur portefeuille de marques prestigieuses, on ne peut évidemment que saluer un tel redressement, bien boosté par le regain de vigueur des consommateurs chinois et asiatiques il faut le dire, mais également par les très bonnes dispositions de la plupart des grands pays traditionnels du luxe (Japon, Etats-Unis, France, Emirats-Arables Unis, Singapour, Royaume Uni, Honk-Kong…), de nouveau très dynamiques dans leurs achats de produits et services.

Mais faut-il pour autant pavoiser de cette santé retrouvée, et que cache cette reprise en relatif trompe-l’œil ? Derrière les statistiques flatteuses, continuent de subsister des disparités réelles entre les métiers et les diverses activités du luxe. Et le secteur – que l’on aurait grand tort de considérer comme homogène – a beaucoup changé ces dernières années, d’importantes évolutions des usages se faisant jour, tandis que la concurrence du premium est devenue beaucoup plus tangible et qu’une relative « banalisation » guette aujourd’hui les grandes marques, de plus en plus challengées par de nouvelles concurrentes malgré leurs importants efforts de digitalisation et de transformation…

Ainsi, entre digitalisation à marche forcée, personnalisation accrue de l’offre et accélération du rythme des lancements et autres sorties de collections, l’industrie du luxe ne serait-elle pas en train de perdre de son âme et cette part de mystère qui en a fait la rareté ? Et comment concilier disruption, innovation et préservation de la désirabilité des marques de luxe aux yeux des consommateurs, de moins en moins attachés aux valeurs de distinction sociale et à la possession des produits, à l’heure où la valeur d’usage et l’expérience offerte aux consommateurs tendent de plus en plus à s’imposer comme critères de choix et modalités principales de relation avec les marques ?

Tandis que les jeunes générations se détournent de plus en plus du « luxe de papa » et plébiscitent ces nouveaux acteurs qui savent au quotidien leur apporter cette valeur ajoutée expérientielle et relationnelle, on évoquera dans la suite et fin de cet article tout l’intérêt de réinventer les marques de luxe pour les adapter aux besoins évolutifs des nouvelles générations de consommateurs, sans renier pour autant leur identité ni les sacro-saintes notions de rareté et d’exclusivité, constitutives du luxe.

En attendant la suite de cet article à paraître samedi matin, bonne revue de ces nouveaux enjeux marketing et communication. Ceux-ci sont d’autant plus passionnants que par bien des aspects, l’univers du luxe cristallise à lui seul tous les nouveaux enjeux du branding, et la plupart des contraintes et opportunités offertes par des marchés à la fois matures, internationalisés et hautement sensibles aux évolutions macro-économiques et aux nouvelles tendances de consommation.

Une reprise boostée par les marchés asiatiques et un optimisme retrouvé chez les professionnels du luxe

Il suffit de se référer aux infographies ci-dessous issues de l’étude Luxury Trend Report 2017 pour le constater : sur les différents marchés du luxe, il semble bien que la reprise pointe enfin le bout de son nez !

Et le regain de dynamisme des consommateurs asiatiques, en particulier des consommateurs chinois sur leur marché domestique (deuxième marché mondial du luxe voire le premier en valeur), n’y est évidemment pas pour rien.

Après des années de récession, dans la foulée notamment des lois anticorruption de 2012 (qui avaient été adoptées par l’Empire du milieu pour juguler les pratiques les plus douteuses comme les échanges de petits cadeaux entre officiels) et une sévère correction sur les marchés de l’horlogerie et des spiritueux en particulier, ces marchés et tout le secteur sont repartis à la hausse en 2017, comme en témoignent les bons résultats affichés en Chine par les plus grands groupes internationaux du luxe. Et fin 2017, les professionnels étaient 42% à imaginer que le marché chinois repartirait encore à la hausse en 2018, une anticipation bien plus positive que les années précédentes.

Outre la Chine, le Japon et les autres grands pays asiatiques ont également été mieux orientés en 2017, et cette tendance devrait se poursuivre en 2018, comme ne manquera sans doute pas de le confirmer la prochaine édition de l’étude Bain & Company, à paraître début juin.

« Certains marchés comme la Chine se portent beaucoup mieux. Le retour à une Asie dynamique est crucial pour le luxe », commente Stéphane Truchi, président de l’Ifop, co-auteur avec le magazine Stratégies de l’étude Luxury Trend report 2017.

« Mais le bloc des pays traditionnels du luxe est lui aussi en très bonne santé », ajoute-t’il, avant de noter, parmi les marchés du luxe considérés comme « stratégiques », que le continent africain apparaît pour la première fois dans les propos des professionnels interrogés, certes loin derrière la Chine, les Etats-Unis ou le Japon, mais avec 16% de citations tout de même, illustrant bien les nouvelles opportunités dont ce rebond du marché du luxe est également porteur.

Un ciel certes plus dégagé, mais de nouveaux défis et de nouvelles menaces…

C’est sans doute un des principaux mérites de cette étude Luxury Trend Report publiée en décembre dernier : à côté des bonnes nouvelles et de l’embellie annoncée, elle n’esquive pas les « sujets qui fâchent ».

Après avoir mis plusieurs années à sortir de cette phase de récession dont nous venons de parler et dont nous commençons à peine à nous remettre, l’industrie du luxe s’est efforcée de rattraper son retard dans un certains nombre de domaines cruciaux, à commencer par la digitalisation et l’expérience client.

Mais si la plupart des grandes marques on enfin fait le nécessaire dans ces domaines, de nouveaux défis, pas moins importants d’après les professionnels interrogés, se font jour. Et le premier est incontestablement le relatif manque d’appétence des jeunes générations pour le luxe, en tout cas pour le luxe tel qu’on le connaît aujourd’hui, qui menace de peser sur les perspectives de de croissance du secteur si celui-ci n’y remédie pas.

Autre menaces potentielles identifiées par les professionnels : la trop grande exigence de rentabilité à court terme, qui semble être hélas un dénominateur commun à de nombreux acteurs (41% de citation), la trop forte accélération des lancements et des collections (38% de mentions), mais également aujourd’hui la concurrence de plus en plus féroce des marques premium (comme Sandro ou Tara Jarmon, entre autres) qui taillent désormais des croupières aux maisons de luxe les plus prestigieuses et les plus anciennes.

De nouveaux usages et de nouvelles attentes portés par les millenials…  

Beaucoup a déjà été dit au sujet des millenials. Et dans un précédent billet (à découvrir ou redécouvrir ici), j’avais notamment décrit leurs attitudes et attentes accrues vis-à-vis des marques.

Pour l’industrie du luxe, les millenials font en quelque sorte figure « d’épouvantails ». Unanimement dépeints comme des générations clés, détenant entre leurs mains l’avenir du secteur (de par leur pouvoir d’achat et leur poids démographique), ils sont à la fois perçus comme source d’opportunités et de menaces par des marques traditionnelles souvent déroutées par leurs pratiques.

Plus forcément prêtes à débourser les sommes folles que leur réclament les plus grandes marques, de plus en plus « déconnectées » dans leurs politiques tarifaires, et plus que jamais porteuses de ce grand changement de paradigme que représente la primauté de l’usage sur la possession, les générations Y et Z démontrent une réelle appétence pour le luxe, mais ne sont plus disposées à en acquérir les produits et services aux prix les plus forts.

A ce titre, les nouvelles générations sont au coeur du succès fulgurant des marchés de la location et de la vente d’articles de luxe d’occasion, sur lesquels prospèrent des sites spécialisés tels que Rent the runway, Girl Meets Dress, Chic by choice, Armarium, Panoply City ou Instant Luxe.

Dixit Rebecca Robins, global director chez Interbrand et co-auteure de l’ouvrage Meta-luxury, « Désormais, on est davantage attirés par l’accès à un bien que par son acquisition. Il suffit de constater ce qui se passe dans le secteur de la musique ou de la vidéo. Les biens culturels que nous avions l’habitude d’acheter et d’accumuler sont désormais disponibles à la demande sur Spotify et Netflix. D’est dans cette nouvelle économie que les marques doivent désormais évoluer […] Dans cette époque du Moi, on veut s’approprier les produits à la mode immédiatement et non dans un an. Le statut découle de la façon dont nous sommes perçus et la question de savoir si nos possessions ont fait l’objet d’un leasing ou d’un achat est quasiment insignifiante. »

Ainsi, « les vêtements loués apportent de la valeur lorsqu’ils sont postés en ligne ou partagés dans les stories sur Instagram ou Snapchat », confirme Rebecca Robins… La primauté de l’usage et de l’expérience vécue avec le produit ou le service plutôt que la satisfaction de la possession et de l’identification sociale et statutaire que représente l’acte d’achat : en résumé, une véritable disruption !

Mais il serait réducteur d’imputer la responsabilité de ce changement de paradigme à la seule fantaisie des millenials. Car l’attitude des marques de luxe, souvent isolées dans leur tour d’ivoire, n’est pas pour rien dans ces évolutions, ainsi que le confirme Emmanuelle Brizay, co-fondatrice du site Panoply. Outre le fait que les sites de location et d’achat de vêtements et accessoires répondent à un réel besoin, car les études confirment par exemple qu’on porte un vêtement 7 fois seulement en moyenne, « l’inflation des prix, considérables ces 20 dernières années, se double d’un autre phénomène : on parle de fast fashion pour Zara et H&M, mais la mode elle aussi multiplie les collections, entre pré-automne-hiver et pré-printemps-été, collection Croisière, etc. Le luxe a ainsi perdu de sa durabilité et tout le monde n’a pas envie de dépenser 2 500 euros pour un bomber brodé Saint-Laurent […] On n’investit plus des milliers d’euros pour une pièce fashion qui n’est pas intemporelle… »

… Et auxquels les nouveaux acteurs du luxe répondent souvent mieux que les marques traditionnelles

Dans ces espaces de l’usage et de la primeur de l’expérience client, laissés en partie vacants par les plus grandes marques, de nouveaux acteurs ont eu l’intelligence de s’insinuer… ou de faire une entrée fracassante.

C’est le cas pour toutes ces Indie brands de l’univers de la cosmétique dont j’avais déjà parlé dans cet article. De Glossier, créée par la blogueuse beauté Emily Weiss à Fenty Beauty, lancée avec succès par la chanteuse Rihanna, en passant par Kat von D ou Huda Beauty, ces nouvelles marques des stars de l’influence, à mi-chemin entre marché du luxe et premium sont pour ainsi dire « nativement digitales », mettant en avant une communication léchée conçue pour les réseaux sociaux et en particulier Instagram, où leurs fondatrices comptaient déjà des centaines de milliers ou des millions d’abonnés avant de créer leur marque.

Ainsi, que ces nouvelles marques soient pour ainsi dire des pure players du digital, bâties en quelques mois sur l’influence de leurs fondatrices, ou bien au contraire des marques de niche plus « multicanales », privilégiant le retail et une approche plus personnalisée et artisanale (comme les marques Codage, Sézanne, Everlane ou Maison Martin Morel), ces nouveaux acteurs ont tous en commun une approche disruptive et plus personnalisée du luxe.

Outre la transparence, la traçabilité et l’authenticité de leurs produits, qui en constituent le dénominateur commun, « ce qui réunit également ces nouvelles marques, c’est la collaboration, voire la co-création avec le client » observe Emmanuelle Rigaud-Lacresse, directrice du master Luxury in management de Neoma Business School. « Ces nouvelles marques challengers travaillent en général en réseau et mettent le client au centre de leur développement produit. Les groupes de luxe, au fonctionnement plus classique, sont obligées de se poser des questions. »

Entre digitalisation tous azimuts et primauté de l’expérience client : un nouveau terrain de jeu pour les marques de luxe

Après avoir accusé des années de retard et s’y être mis, pour certaines, avec beaucoup de réticences, les grandes marques de luxe ont mené leur révolution digitale tous azimuts et se sont engagées dans une nouvelle relation avec leurs clients, ainsi que le confirme Déborah Marino, directrice du planning stratégique chez Publicis 133 : « L’industrie a eu un peu de retard au démarrage sur le digital, elle l’a utilisé comme un outil de spectacle mais étonnamment très peu pour connaître ses clients. Après avoir essayé d’être sur tous les points d’interaction – Instagram, Facebook, Twitter, influenceurs – les marques sont à nouveau en quête de cohérence et de storytelling. Depuis deux ans, on constate beaucoup de compétitions sur des plateformes de marque, moins sur des communications pour épater la galerie ».

Outre les Indie brands, dont on vient de parler, de nombreuses nouvelles marques se sont lancées en exploitant ce créneau de l’expérience haut de gamme ou d’exception, partagée ou « augmentée » grâce au digital, auprès de communautés de happy few en quête d’une nouvelle relation au luxe.

Ainsi The collectionist, le « Airbnb des riches », organise pour ses clients des vacances sur mesure dans des propriétés d’exception. Premium conciergerie offre quant à lui des services de conciergerie haut de gamme à une clientèle exigeante, tandis que Culture secrets permet de participer à des rencontres privilégiées avec des artistes, toujours dans cette optique d’expérience exclusive et unique offerte à un nouveau profil de clientèle.

« L’idée de l’entre soi, du secret, de l’expérience en silence devient ainsi une vraie tendance du luxe » souligne Delphine D., directrice de l’agence Brand image.

4 pistes pour rendre de nouveau le luxe désirable…

Mais après s’être immergées parfois complètement dans la technologie et dans une expérience client augmentée par le tout digital, sur les traces de marques précurseures dans ce domaine, comme Burberry, le risque demeure de galvauder l’idée même de luxe et la part de rêve qui lui est attachée.

En sombrant dans une certaine forme de standardisation, par des contenus stéréotypés ou l’alignement des boutiques en rang d’oignons dans des espaces dépersonnalisés (voir cet article intéressant de Christophe Rolland à ce sujet), et en se laissant gagner de surcroît par les vertiges de la fast fashion… un certain nombre de grandes marques tendent à se banaliser, décevant à la fois leur clientèle traditionnelle et rebutant les consommateurs les plus jeunes.

Cherchant à déterminer comment le secteur du luxe pourrait renouveler son discours à l’heure de la standardisation et des technologies omniprésentes, l’agence de design Brand union s’est employée à imaginer comment redonner cette part d’intrigue et de mystère qui en fait l’essence même, convaincue « que le désir naît nécessairement d’une distance à l’objet ».

Et voici ci-dessous les 4 pistes abordées dans son étude « Le luxe a besoin d’imagination »:

1 – Jouer sur la notion de futur et son mystère

Après avoir largement communiqué sur les notions de temps, d’héritage et de transmission, quelle meilleure idée que de jouer la carte des futurs possibles et de redonner place à l’imaginaire ?

Du cognac Rémy Martin, réalisant un film que les spectateurs ne pourront pas voir avant 2115, à la maison Veuve Cliquot, immergeant 350 de ses bouteilles à 43 mètres de profondeur, dans le but scientifique de les déguster dans 40 ans, la notion de futur est propice à un storytelling riche redonnant leur caractère exclusif aux marques de luxe.

2 – Capitaliser sur la surprise de la synesthésie ou l’association de plusieurs sens

Imaginer une odeur à partir d’une couleur, modifier le goût d’un breuvage au fil d’un spectacle son et lumière… L’association des sens est porteuse de surprises et d’imaginaire, comme l’a bien compris Caran d’Ache, associant le parfum subtil du bois du Tibet à la douceur de ses crayons ou bien encore Martin Margiela, créant des fragrances associées à des lieux bien spécifiques.

3 – Surfer sur les charmes de l’insaisissable instant

Les marques de luxe ont compris depuis un moment l’intérêt de travailler sur les notions d’éphémères et d’instants exceptionnels : la création de séries limitées et de pop up stores jouent évidemment sur ce ressort déjà connu.

Enrichissant encore ce thème, l’agence de voyage Black Tomato joue la surprise de l’inattendu et des moments sur mesure en proposant à ses clients de planter une tente 5 étoiles à l’endroit où ils le souhaitent partout dans le monde (désert, jungle…) pour une expérience à la fois unique et marquante.

4 – Se laisser emporter par la poésie des souvenirs inutiles

Les souvenirs nous offrent matière inépuisable à rêverie, avec des voyages aux pays de notre enfance ou des premières amours, comme le souligne l’agence Brand union. S’attacher à convoquer la poésie surannée de la madeleine de Proust, comme les œuvres d’art ont le pouvoir de le faire, permet de créer une expérience inoubliable et personnalisée.

C’est la démarche de l’artiste Quentin Carnaille, imaginant The last watch, une montre qui ne donne pas l’heure – comme pour arrêter e temps – ou bien la marque Hermès en créant un porte galet à l’utilité toute relative…

 

…A côté des promesses technologiques et des expériences digitales certes étonnantes mais virtuelles, quoi de plus intelligent en effet que de redonner sa part de rêve et de mystère à l’univers du luxe, tout simplement ?

 

 

 

Notes et légendes :

(1) 16ème édition de l’étude sur le marché mondial des biens personnels de luxe, publiée par le cabinet Bain & Company le 25 octobre 2017.

(2) 1 160 milliards d’euros = valeur totale du marché mondial du luxe en 2017, incluant les produits et les expériences de luxe ; 262 milliards d’euros = valeur (record) du marché mondial des biens personnels de luxe estimée en 2017 également. 

(3) Luxury Trend Report 2017 : étude publiée par l’Ifop et le magazine Stratégies en novembre 2017, sur la base d’interviews de 277 professionnels du secteur du luxe.

 

Crédits photos et illustrations : The BrandNewsBlog 2018, X, DR.

Au coeur du branding : 6 clés de succès pour construire et pérenniser des marques fortes…

Chose promise, chose due… Dans mes « 8 bonnes résolutions pour bien commencer 2018 », certain.e.s d’entre vous se souviendront peut-être que je m’étais engagé à vous reparler du dernier ouvrage de Géraldine Michel, que je vous avais chaudement recommandé¹, en le présentant brièvement comme un « vade-mecum fort utile, à la fois théorique et pratique, qui regorge de conseils et d’outils précieux pour constituer, développer et faire vivre au quotidien des marques fortes. »

Soucieux de tenir parole et toujours animé par cette volonté de partager avec vous le meilleur de l’actualité de la communication et du branding, il me fallait évidemment y revenir. Et après une nouvelle lecture de cet opus passionnant, je vous le confirme : cette troisième édition, largement remaniée, d’« Au coeur de la marque » est tout simplement incontournable pour toutes celles et ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux marques et à leur gestion.

Comme nous le révèle d’emblée la directrice de la chaire de recherche Marques & Valeurs de l’IAE de Paris, dans son interview à découvrir aujourd’hui sur le BrandNewsBlog, les principes et pratiques du management de marque ont largement évolué depuis la parution de la seconde édition de l’ouvrage, en 2009. Non seulement les travaux théoriques et la connaissance de ces objets commerciaux et sociaux si singuliers que sont les marques ont progressé, avec l’introduction de nouveaux concepts dont nous reparlerons ci-dessous, mais l’environnement des marques lui-même a été profondément bouleversé par l’essor sans précédent du numérique et ce « transfert » qui a eu lieu entre les entreprises et leurs parties prenantes (collaborateurs, consommateurs, fournisseurs partenaires…) qui ont désormais pris le pouvoir.

Comment construire et développer des marques fortes dans ce nouveau contexte ? C’est à cette ambitieuse question qu’Au coeur de la marque entend répondre, en détaillant les outils essentiel du management de marque et en s’appuyant aussi bien sur des exemples concrets que sur les recommandations d’experts tels qu’Hélène Bouvier (Carrefour), Xavier Cazard (Entrecom), Philippe Claverol et Sylvain Delmas (Groupe PSA), Hugues Fabre (DS Automobiles), Chloé Hautin (Fauchon), Gilles Pacault (Prodimarques) notamment².

Au passage, Géraldine Michel nous livre ses 6 facteurs clés de succès pour construire et pérenniser des marques fortes. Au-delà de la nécessité primordiale de donner du sens à toutes les parties prenantes, il s’agit en effet 1) de penser la marque comme un outil stratégique en dépassant sa dimension purement commerciale ; 2) de ne pas se satisfaire d’une approche statique, mais de développer l’identité des marques de manière dynamique ; 3) de dépasser la promotion de la simple personnalité de la marque pour communiquer sur ses valeurs, mises en action ; 4) de savoir construire des relations riches et multicanales avec les différents publics de la marque ; 5) de savoir étendre la marque de manière mesurée en s’appuyant sur l’identification du « noyau central » et du « système périphérique » de la marque ; 6) de faire vivre la marque selon une démarche de co-création, en abandonnant le management « contrôlé » de la marque au profit d’un pilotage plus ouvert et collaboratif, autorisant le « lâcher-prise ». 

Sans plus attendre, plongeons donc au coeur de la marque avec Géraldine Michel, et qu’il me soit permis de la remercier encore une fois pour sa disponibilité, sa vision et son intelligence des marques et du branding !

Le BrandNewsBlog : Géraldine, toutes mes félicitations pour la troisième édition de cet ouvrage de référence sur les marques et le branding. « Au coeur de la marque » est à la fois très clair, pédagogique et illustré de nombreux exemples. Vous y présentez aussi les outils essentiels à tout professionnel intéressé de près ou de loin par la gestion des marques. Le brand management étant en perpétuelle évolution, quels sont les principaux compléments et modifications que vous avez apportés à ce livre par rapport à sa deuxième édition ?

Géraldine Michel : La seconde édition de l’ouvrage « Au cœur de la marque » datait de 2009. Depuis 8 ans, le management de marque a beaucoup évolué et montre certaines pratiques bien établies. La première partie de l’ouvrage a été revue en introduisant notamment la dynamique de l’identité de marque et la notion de légitimité de marques. En effet, une des plus importantes prises de conscience est que l’identité de marque est bien un outil dynamique et non statistique. Cet aspect est discuté dès le premier chapitre qui explique comment définir et faire évoluer l’identité de marque, comme le montre le travail collaboratif entrepris par la marque Lego avec ses clients.

J’ai également rajouté, dans cette première partie, un nouveau chapitre concernant la légitimité des marques. Il s’agit d’un nouveau concept essentiel pour construire des marques à la fois porteuses de sens et utiles. Enfin, cette première partie met davantage en avant la question cruciale de la relation consommateur-marque qui représente aujourd’hui la clé des marques fortes. Dans la seconde partie de l’ouvrage, dédiée aux stratégies de marques, j’ai davantage développé les stratégies de montée en gamme et le co-branding qui constituent aujourd’hui des problématiques courantes du management de marque. Enfin, le dernier chapitre dédié au management digital de la marque a énormément évolué pour intégrer les nouvelles pratiques des marques « plus en lâcher-prise » dans le monde virtuel.

Le BrandNewsBlog : Très concret et didactique, votre livre se fixe pour ambition de donner aux lecteurs tous les outils pour construire et développer des marques fortes. Mais qu’est-ce en définitive qu’une marque « forte » ? A partir de quel moment et selon quels critères peut-on considérer qu’une marque devient un atout pour l’entreprise sur son/ses marché(s) ? Et toutes les marques ont-elles vraiment vocation à devenir des marques fortes : n’est-ce pas plus difficile dans certains secteurs que dans d’autres, quand les produits sont considérés comme des commodities notamment, d’usage courant et banal ?

Géraldine Michel : Une marque forte est une marque qui donne du sens à différentes parties prenantes, telles que les consommateurs et les collaborateurs. La notoriété ou les parts de marchés ne sont pas les critères pour déterminer la force d’une marque. Une marque avec de faibles parts de marché nationales ou une faible notoriété internationale peut être une marque forte. Pour être une marque forte, ce qui compte, c’est tout d’abord d’exister dans l’esprit de la cible visée et ensuite d’apporter une signification et des émotions.

Il existe des marques régionales comme Breizh Cola en Bretagne ou la marque 64 des Pyrénées-Atlantiques qui sont très fortes car elles font référence à des valeurs du terroir et un style de vie régional qui créent de la valeur pour les consommateurs de la région, voire d’autres régions. Toutes les marques ont vocation à devenir des marques fortes et dans tous les secteurs. Aussi bien dans les secteurs de produits d’usage courant que dans les secteurs technologiques. On peut citer les marques de pâtes (Panzani, Barilla) ou de stylos (Bic, Waterman) qui apportent des valeurs bien distinctives et créent de l’engagement auprès des clients et des collaborateurs.

Les secteurs où les marques fortes sont moins fréquentes concernent l’industrie B2B, et on peut se poser la question : pour quelle raisons ? Parce que la culture dans l’industrie B2B est plus tournée vers le produit et les acteurs pensent que la seule valeur provient de la technologie et l’innovation, or il est évident que même dans ce secteur on peut créer des marques fortes qui apportent une symbolique au produit et c’est par exemple le cas de la marque Intel.

Le BrandNewsBlog : Au travers de 8 chapitres passionnants, vous abordez d’abord les « fondamentaux » de la marque (capital-marque, notions d’identité et de légitimité, questions de perception et d’image…) puis toutes les stratégies à mettre en oeuvre pour construire et développer des marques fortes, justement. En quoi la maîtrise des fondamentaux, et notamment des notions que vous introduisez en début d’ouvrage, vous paraît-elle importante voire indispensable pour réussir ? Et quels sont en définitive les concepts clés à retenir, dans l’approche des fondements théoriques de la marque ?

Géraldine Michel : Construire une marque forte c’est comme construire une belle œuvre architecturale, c’est un travail d’architecte. Il faut des fondations solides sinon tout s’écroule ou bien cela vieillit mal. Les fondamentaux sont : une identité dynamique, une légitimité basée sur l’équilibre être/faire et sur une connaissance pointue de l’image et les relations que la marque engendre sur le marché. Ensuite ce qui compte également c’est la capacité des managers à penser la marque comme une personne. Je ne dis pas que la marque est une personne, mais la penser et la faire vivre comme une personne est un atout indéniable de sa pérennité.

La marque a une identité, une personnalité, des valeurs et des combats qu’elle défend sur les marchés. Mieux les managers s’appuieront sur l’identité de la marque, plus ils seront aptes à la faire vivre, à lui donner corps sur le marché. C’est quand il y a un équilibre entre l’être et le faire de la marque qu’elle devient ancrée dans la société, dans la culture et qu’elle provoque de l’engagement de la part des consommateurs et des collaborateurs de l’entreprise. Cette première partie est essentielle pour construire les fondations de la marque qui pourra ensuite se développer.

Le BrandNewsBlog : Parmi les notions importantes que vous introduisez dans « Au coeur de la marque », pouvez-vous en particulier nous expliciter les concepts de « noyau central de la marque » et de « système périphérique » ? Dans l’étude de l’image d’une marque, en quoi la détermination de ce noyau central, du système périphérique et des associations qui leur sont liées est-elle si déterminante ? En quoi cela permet-il de définir le territoire de légitimité de la marque et quel impact, par exemple, cela peut-il avoir sur le choix des « extensions de marques » ?

Géraldine Michel : Le concept de noyau central est un outil que j’ai développé sur la base des théories des représentations sociales. Ce fondement théorique est important car il implique de considérer la marque comme un objet social dont l’image est différente selon les groupes sociaux. Par exemple, l’image de McDonald s’avère différente selon l’âge ou selon les nationalités. A partir de ce constat, il devient pertinent d’identifier le noyau central de la marque qui intègre les associations considérées comme indissociables de la marque par une majorité d’individus.

Par exemple, le noyau de la marque Dyson est fondé sur l’innovation technologique et l’innovation d’usage pour des produits robustes. Grâce au noyau central de la marque, on peut identifier les produits potentiels qui respecteraient les associations centrales de la marque Dyson tels que les aspirateurs sans sacs, les sèches mains ou encore les sèches cheveux. De plus, l’identification du noyau central est précieuse pour mieux comprendre pourquoi certains échecs de produits n’ont pas d’effets négatifs sur l’image de marque, ou pourquoi la réussite d’extensions de marque n’enrichit pas l’image de marque.

En fait, l’échec d’un produit n’induit pas forcément d’impacts négatifs sur l’image de marque s’il reste cohérent avec le noyau central. Inversement, le succès d’un produit n’enrichit pas forcément la marque s’il n’est pas ancré dans les valeurs centrales de la marque. C’est par exemple le cas des bijoux Swatch vendus dans les boutiques de la marque depuis presque vingt ans, mais qui ne sont pas la preuve des associations centrales de Swatch, tournées vers l’innovation et l’originalité.

Le BrandNewsBlog : Un des points que j’ai particulièrement apprécié dans la première partie de l’ouvrage – et qui le distingue à mon avis de tant de manuels figés et académiques – est cette vision dynamique de la marque que vous proposez et cette dialectique que vous mettez en avant entre « l’être » et le « faire » : entre l’identité de la marque et ses actes. Pourquoi est-il aussi capital, au-delà du discours sur ses valeurs et son idéologie, que la marque sache mettre en actions ses convictions ? En quoi l’action fonde-t-elle également la légitimité de la marque et quels sont les écueils qui guettent les marques qui  n’arrivent pas à équilibrer « être » et « actions » ?

Géraldine Michel : L’équilibre entre l’être et le faire est essentiel pour rendre la marque vivante et pour créer des relations consommateurs-marques. En effet, l’équilibre entre l’être et le faire permet de parler à la fois au consommateur-individu et au consommateur-acheteur.

« L’être » correspond aux valeurs et convictions portées par la marque qui sont adressées au consommateur-individu en quête de sens. Le « faire » correspond aux actes qui reflètent « l’être » et s’adressent au consommateur-acheteur qui lui est en quête d’utilité. Il n’est pas facile de trouver cet équilibre, une marque comme Benetton a développé un « être » en communiquant sur l’apologie du multiculturel et contre toute forme de discrimination, mais Benetton n’a pas su donner la preuve de ses valeurs dans ses produits qui ont été petit à petit délaissés par les consommateurs.

A l’opposé, la marque Dell s’est plutôt focalisée sur le « faire » en développant des produits de qualité et des services sur mesure à moindre coûts. Mais Dell n’a pas revendiqué d’idéologie, la marque n’a pas répondu à la quête de sens du consommateur-individu qui s’est tourné vers de nouveaux concurrents dès que leurs bénéfices produits étaient supérieurs. A l’inverse la marque Apple a depuis le début su équilibrer l’être et le faire… La marque Apple a toujours revendiqué son idéologie tournée vers l’idée que « l’homme ne doit pas être esclave de la machine » et a su transformer cette idéologie dans ses produits conviviaux et intuitifs.

Le BrandNewsBlog : N’est-ce pas là une des faiblesses d’un certain nombre de grandes marques françaises, d’être globalement plus tournées vers le passé et la défense de leur identité et de leurs valeurs ancestrales, plutôt que vers l’innovation et le renouvellement ? Dans un classement dont je reparlerai prochainement (BrandZ Top 50 France) WPP et Katar Millward Brown relevaient ainsi fin 2017 que les 50 premières marques du classement français étaient en grande majorité des marques patrimoniales ayant plus de 110 ans de moyenne d’âge, et souffrant d’une image sensiblement moins dynamique et moderne que leurs concurrentes étrangères des grands classements internationaux ? Peut-on parler d’un déséquilibre entre « l’être » le « faire » chez les marques françaises ?

Géraldine Michel : On ne peut pas tout à fait conclure de cette façon. Si une marque prend la parole sur ses valeurs, cela ne signifie pas qu’elle est tournée vers le passé…

Il existe un grand paradoxe dans le management de la marque, plus les marques revendiquent leurs valeurs, plus leur dimension historique est intégrée dans la stratégie et plus les marques ont une capacité à se projeter dans l’avenir et plus elles montrent une approche visionnaire.

Les marques de Luxe par définition sont tournées vers le passées, enracinées dans des savoir-faire, des traditions qui leur donnent une force symbolique et en même temps elles font, elles agissent en accord avec leur « être ». Les marques de luxe comme Chanel, Hermès, Louis Vuitton ont un équilibre entre « l’être » et le « faire ». Le faire ne signifie pas forcément innovation, dynamisme et modernité. Être dans l’action c’est avoir la capacité à donner corps à ses valeurs et son idéologie. Par exemple, L’esprit du voyage est continuellement traduit dans les produits Louis Vuitton qui rappelle les détails de la malle emblématique de la marque.

Le BrandNewsBlog : Comme dans cet ouvrage collectif que vous aviez coordonné Géraldine, et que je recommande également fortement aux lecteurs du BrandNewBlog : « Management transversal de la marque³« , vous mettez beaucoup l’accent sur la dimension interne et sur la dissémination, au sein de l’entreprise, des valeurs de la marque ainsi que sur l’acculturation de toutes les catégorie de collaborateurs aux discours et à la culture de marque. Pourquoi est-il déterminant que l’identité de marque soit mise « au coeur de l’entreprise » et en quoi la marque peut-elle devenir un levier de motivation, d’engagement et de confiance pour les collaborateurs ?

Géraldine Michel : Depuis plusieurs années au sein de la chaire Marques & Valeurs de l’IAE de Paris et dans l’ouvrage collectif « Management Transversal de la Marque », nous défendons l’idée que la marque n’est pas uniquement un outil commercial destiné aux consommateurs : c’est un objet social qui donne du sens à différentes parties prenantes dont notamment les salariés.

La marque représente l’incarnation des valeurs de l’entreprise et constitue en quelque sorte l’âme de l’entreprise, c’est pour cette raison qu’elle est utile dans le management des hommes. Aujourd’hui, les entreprises sont à la recherche de salariés engagés dans l’entreprise. On peut favoriser cet engagement à partir de trois principaux leviers : l’intérêt au travail, la reconnaissance de la part de la hiérarchie et le partage des valeurs de la marque. Ces trois leviers ont une forte influence sur l’implication des salariés, mais seul le partage de valeurs avec la marque engendre une identification à l’entreprise. Pourquoi ? Parce que seule la marque, par les valeurs qu’elle porte, peut apporter une signification, une vision et des émotions auprès des salariés. L’incarnation des valeurs de la marque dans l’entreprise est donc une clé pour penser l’engagement des salariés et il apparaît primordial que les valeurs proclamées sur le marché soit aussi incarnées par les salariés. C’est ainsi que, dans les magasins Apple, le personnel est la meilleure expression de l’identité de marque, tournée vers le conseil, la convivialité et le professionnalisme.

Le BrandNewsBlog : Au-delà de l’atout concurrentiel évident que représente le fait de proposer de bons produits, utiles aux consommateurs (brand utility), vous insistez tout au long du livre sur l’intérêt pour la marque de « donner du sens » et de créer de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes : collaborateurs (on vient d’en parler), consommateurs, partenaires, fournisseurs, influenceurs… Suffit-il, pour se faire, de doter la marque d’une mission (ou d’une « reason why » qu’il suffirait de marteler dans toutes ses publicités) pour créer du sens  ? Ou bien, comme je l’évoquais dans cet article, faut-il inscrire cette mission dans la quête d’un « bien commun » ? Vous ajoutez également que la marque doit proposer une véritable vision et des perspectives à chacun de ses publics ?  

Géraldine Michel : L’équilibre « être » et « faire » est essentiel et l’incarnation de l’être de la marque dans le développement des produits et les stratégies marketing est un premier pas. Mais aujourd’hui les consommateurs attendent plus, ils attendent que les marques agissent au-delà de leurs produits, ils plébiscitent les marques qui défendent des causes, qui ont des combats sociétaux.

C’est le cas des marques récentes construites autour d’une cause sociale et qui, au-delà de la vente de produits, cherchent à modifier des modèles économiques existants. C’est le cas des marques Patagonia ou Veja qui sont positionnées sur la transparence et sont mobilisées pour créer de la valeur auprès des fournisseurs de leurs matières premières. Donc oui : les marques qui veulent compter dans l’esprit du consommateur doivent s’inscrire dans une quête du bien commun… C’est aussi, le cas de la marque Dove, qui au-delà de ses produits incarnant une beauté naturelle, met en place des programmes et actions pour favoriser la confiance en soi auprès des femmes et jeunes femmes dans différents pays. Ce type d’action donne du sens à la fois aux collaborateurs et aux consommateurs.

Le BrandNewsBlog : Certaines marques iconiques tombées en désuétude comme K-way ou Mako moulages ont été relancées avec succès par des entrepreneurs audacieux, qui ont su les repositionner et/ou les redynamiser. Ces jours-ci, c’était au tour de la marque culte Atari d’annoncer son retour sur le marché des consoles de jeu vidéo… Quels conseils donneriez vous au repreneur d’Atari pour réussir son come-back ? Et comment, de manière plus générale, une marque qui a été forte puis moins forte ou plus du tout, peut-elle espérer redevenir une love-brand ?

Géraldine Michel : Quand on ressuscite une marque en difficulté ou oubliée, une des clés de réussite est d’identifier les principaux leviers de son succès passé. Quand Repetto a été racheté par Jean-Marc Gaucher, celui-ci a rapidement identifié l’univers de la danse classique et la prouesse technologique comme levier du développement de la marque.

Un autre élément significatif pour le lancement d’une marque ressuscitée est la nostalgie engendrée par la marque. Le sentiment de nostalgie fait que les consommateurs sont ravis de retrouver une marque de leur enfance, mais ce levier est moins pérenne. Le succès de Mako-moulage repose sur les enfants qui ont connu les fameuses figurines de la marque et qui sont aujourd’hui parents mais qu’en est-il des nouvelles générations ? Il faudrait maintenant s’assurer que la marque s’inscrit dans un concept de loisirs apprécié par les nouvelles générations. Quant à la marque Atari, elle a connu des succès planétaires dans le secteur des jeux vidéo dans les années 70 et 80, l’avantage de ce retour est que la marque n’a pas une image très claire dans l’esprit des individus et détient donc une marge de liberté significative pour se détacher d’une partie du passé et risque moins de faire des déçus. En revanche, il est important que la marque puisse faire le lien entre ces années fastes et aujourd’hui, l’axe identitaire retenu pour le re-lancement doit être racontée, le storytelling est ici essentiel.

Le BrandNewsBlog : Vous consacrez le dernier chapitre de votre livre au management des marques à l’ère du digital, en distinguant deux cas de figure : la digitalisation des marques traditionnelles d’une part, et d’autre part le branding des e-brands ou e-marques, ces marques qui ont été créées et sont présentes essentiellement sur le web. Concernant ces dernières, considérez-vous comme Georges Lewi dans son ouvrage « e-branding, stratégies de marque sur Internet«  que les règles qui gouvernent leur branding sont pour la plupart spécifiques et différentes du brand management classique, ou bien les facteurs clés de succès sont-ils globalement les mêmes ? 

Géraldine Michel : Les e-brands du type Amazon, Facebook, ou encore Ebay évoluent certes dans un monde digital, toutefois leur management est similaire aux marques traditionnellement lancées dans le monde off-line. Les marques ont toutes le même enjeu, acquérir une place privilégiée dans l’esprit des consommateurs et construire des relations fortes entre consommateurs-marque et entre consommateurs.

Qu’il s’agisse d’une marque de yaourt, de voiture ou une marque exclusivement présente sur internet, l’enjeu du management de marque reste toujours le même, seul le business model est différent. La preuve est que des e-marques finissent par intégrer le monde off-line car elles prennent conscience de l’importance de la relation dans les espaces physiques qui leur sont dédiés, c’est le cas de PriceMinister et d’Ebay.

Pour toutes les marques, l’identité reste le socle de la construction de marque, l’équilibre entre « l’être » et le « faire » de la marque est la clé pour engager une relation avec les différentes cibles et l’identification du noyau central demeure l’outil pour identifier le territoire de légitimité de la marque. L’évolution significative dans le management de marque, qui touche toutes les marques, est l’importance du storytelling voire du storydoing. Les consommateurs adhèrent au message qui provoque une tension et raconte une histoire en accord avec les valeurs de la marque.

Le BrandNewsBlog : Ainsi que vous le résumez dans ce dernier chapitre, le digital a surtout redonné le pouvoir aux consommateurs en leur conférant une plus grande capacité d’agir et de s’exprimer, via les réseaux sociaux, tandis que les marques y ont trouvé de leur côté l’opportunité de démultiplier leurs prises de paroles et d’engager la conversation avec leurs cibles sur une infinité de nouveaux supports et de plateformes. Dans ce nouveau contexte, les entreprises sont invitées à passer d’un management de la marque hyper « contrôlant » à un management beaucoup plus ouvert et collaboratif, un management du « lâcher-prise » dites-vous. Quelles sont les règles de ce nouveau paradigme, les pièges à éviter et a contrario les meilleures pratiques de ce branding « augmenté » ?

Géraldine Michel : Le digital transforme le management de la marque. Pour s’adapter au pouvoir grandissant des consommateurs, les marques doivent mettre en place des outils plus flexibles et plus inspirants pour les consommateurs qui participent aujourd’hui à la construction des marques dont ils prennent possession. Manager une marque aujourd’hui, c’est intégrer l’appropriation que s’en font les consommateurs. Manager une marque à l’ère du digital, c’est converser et co-créer à la fois avec l’acheteur potentiel mais surtout l’individu. Avec le digital, les marques doivent repenser leurs plateformes afin de créer un contenu pertinent avec les sujets de conversation des consommateurs. Il est également important d’articuler les valeurs de la marque pour qu’elles soient en lien avec les discussions des internautes. L’enjeu pour les marques est de trouver un équilibre entre la fidélité à leurs valeurs et la prise en compte des tendances imposées par le digital. Il faut trouver le juste milieu entre la réactivité à toutes les tendances et la cohérence avec l’identité de la marque.

Le BrandNewsBlog : A l’heure du e-branding et du brand management multicanal, vous dites que les entreprises ont tout intérêt à adopter des outils de gestion de marque plus flexibles et plus inspirants. Est-ce à dire, notamment, que la bonne vieille « plateforme de marque » telle que nous l’avons connue a désormais du plomb dans l’aile, ou bien conserve-t-elle encore son utilité et sa pertinence ? Il me semble que que vous aviez débattu avec Jeanne Bordeau l’an dernier sur ce sujet passionnant… Quels sont les changements et pouvez-vous nous donner quelques exemples de nouveaux outils de brand management pour les professionnels qui nous lisent ?

Géraldine Michel : La digitalisation réinvente nos modes de pensées et nous pousse à repenser les outils traditionnels tels que les briefs, les chartes, les plateformes ou encore les brand books qui sont assez linéaires. Ces outils ne sont pas adaptés aux changements rapides et fréquents imposés par le numérique.

La digitalisation rend nécessaire le développement de nouvelles méthodes de travail moins rigides et plus flexibles. La culture digitale nécessite plus d’agilité avec des briefs plus ouverts, plus inspirants. Par exemple, pour actionner la marque Tipp-ex sur le digital, les communicants se sont appuyés sur un concept central de la marque « tout le monde a droit à l’erreur ». Ce type de revendication porteur de valeurs donne une plus grande liberté, le spectre d’expression de la marque est plus grand et plus inspirant.

Le digital impose une façon de communiquer qui est différente. L’internaute attend des interactions utiles mais aussi des conversations légères. Créer de la complicité et jouer sur les codes de simplicité et d’authenticité deviennent des leviers essentiels. Dans cet esprit, Jeanne Bordeau, qui a écrit un encart dans mon ouvrage, propose un outil très pertinent qui est la charte sémantique. Cet outil permet une plongée en profondeur dans tous les temps d’expression de l’entreprise et de la marque. Parce qu’elle s’inspire de la parole des collaborateurs et qu’elle prend en compte les perceptions des consommateurs, la charte sémantique crée une cohésion et une unicité extrêmement utile dans le monde digital.

 

 

Notes et légendes :

(1) « 8 bonnes résolutions pour bien commencer 2018 » par Hervé Monier, sur le BrandNewsBlog –  7 janvier 2018

(2) Outre Hélène Bouvier (Carrefour), Xavier Cazard (Entrecom), Philippe Claverol et Sylvain Delmas (Groupe PSA), Hugues Fabre (DS Automobiles), Chloé Hautin (Fauchon), Gilles Pacault (Prodimarques), ont également été sollicités pour ces avis d’experts : Jeanne Bordeau (Institut de la qualité de l’expression), Pascale Cayla (l’Art en direct), Gwendoline Gluezelles (Groupe PSA), Benoît Hubert (GfK), Nathalie Lemonnier (Lemon Think), Michaela Merk (Merk Vision), Sophie Palauqui (Prodimarques), Richard Panquiault (Ilec), Billy Salha (Bic), Patrick Veyssière (Dragon Rouge), Reine Willing (19-03), Helen Zeitoun (GfK).

 

Crédits photos et illustrations : Géraldine Michel, éditions Dunod, The BrandNewsBlog, X, DR.