La rentrée dans le viseur de… Martin Richer, consultant et fondateur du cabinet « Management & RSE »

Pour conclure en beauté ma série d’interviews de rentrée, je vous propose de découvrir aujourd’hui mon entretien avec l’excellent Martin Richer, consultant en RSE et Président-fondateur du cabinet Management & RSE.

Diplômé d’HEC, puis directeur du marketing et dirigeant de grands groupes de la tech, avant d’assumer la direction générale d’une grosse société de conseil et de fonder il y a quelques années sa propre structure, Martin possède un regard transversal et particulièrement aiguisé sur le monde de l’entreprise, les évolutions du travail, le management du changement et toutes les questions liées à la responsabilité sociale et environnementale des organisations.

Blogueur émérite et passionnant¹, il m’avait décrit l’an dernier les 5 grandes mutations qui bouleversent aujourd’hui le monde du travail… et vont continuer de le refaçonner dans les années qui viennent, la crise sanitaire n’ayant fait depuis qu’accélérer les tendances dont il m’avait parlé alors²…

En cette rentrée 2020, et à la veille de nouvelles transformations qui ne manqueront pas d’impacter durablement les entreprises, il me semblait particulièrement intéressant d’interroger Martin, pour évoquer justement les contours de ce monde du travail qui se redessine sous nos yeux, les défis sociaux et environnementaux majeurs auxquels nous sommes confrontés et l’importance cruciale de l’engagement des entreprises et de leurs collaborateurs pour tenter d’améliorer concrètement les choses, loin des belles paroles, des postures et du « purpose washing », qui décrédibilise hélas les réels efforts entrepris par des organisations méritantes et visionnaire.

Un échange à mon avis indispensable en cette rentrée, pour nous insuffler à toutes et tous la conscience du rôle important que nous avons à jouer (particulièrement nous, les marketeurs et communicants) dans la pédagogie et la compréhension de ces enjeux qui nous dépassent, et la mobilisation de l’ensemble de nos publics (collaborateurs, partenaires, clients et prospects…) pour faire bouger les choses…

Merci encore à Martin pour cette interview inspirante, à tous les experts interviewés ces derniers jours dans le cadre de ma série, et encore une fois bonne rentrée à toutes et tous !

Le BrandNewsBlog : Bonjour Martin. Fin 2019, j’avais eu le plaisir de vous interroger au sujet des évolutions du monde du travail survenues ces dernières années et de celles à prévoir pour les années à venir… Qu’est-ce que les mois écoulés et la crise sanitaire ont changé aux constats que vous dressiez alors ? Les mutations déjà en cours se sont-elles accélérées ou bien doit-on parler d’un changement de paradigme ? Quels en sont les faits marquants ?

Martin Richer : La crise sanitaire nous fait entrer progressivement dans un nouveau paradigme, l’hyper-fragmentation du travail.

Entendons-nous bien, la fragmentation du travail n’est pas un phénomène nouveau. Dans son ouvrage majeur « Le travail en miette », le grand sociologue Georges Friedman pointait déjà dans les années 1950 les effets délétères de l’atomisation des tâches jusqu’au geste unique, qui augmente la fatigue et les risques de troubles psychologiques. Mais ce qui a fait l’histoire de la société française, c’est l’intégration par le travail, qui a permis de construire un socle solide de protection sociale et de procurer des points de repères partagés entre ce que les observateurs d’hier appelaient les classes sociales et que l’on qualifie maintenant de catégories socio-profesionnelles.

Hors, la Covid a fait éclater cette cohésion. Avec les 8 semaines de confinement puis la période de déconfinement très progressif qui a suivi, 4 lignes de travailleurs se sont brutalement constituées, avec chacune un contexte de travail très différencié, voire antagoniste. Ces 4 lignes se structurent en fonction de leur distance vis-à-vis du travail, c’est-à-dire vis-à-vis du risque de contracter le virus :

1 – La première ligne est celle constituée par les soignants, qui représentent environ 5% des salariés en France. Son rapport au travail a été caractérisé par trois éléments…

  • D’abord l’éloignement de la bureaucratie, condition nécessaire à la réussite du défi consistant à soigner tous ceux qui en ont besoin, ce qui suppose de mettre à distance ce qu’Alain Supiot appelle « la gouvernance par les nombres ». Le système de santé français est en effet lesté d’un grand nombre de « personnels non soignants » (c’est-à-dire hors médecins, infirmiers et aide-soignants) qui représente 34 % du total, record d’Europe après la Belgique d’après l’étude de l’OCDE.
  • Deuxième évolution majeure : la mise en œuvre de l’éthique professionnelle. Il s’agissait ici, fondamentalement, d’éviter d’avoir à faire le tri des malades, résultat obtenu avec le doublement du nombre de lits et l’organisation des transferts de malades entre hôpitaux, réalisés par un « bricolage organisationnel » obtenu par des initiatives locales, en dehors de la hiérarchie.
  • Enfin troisième évolution : la capacité à mettre en avant et réhabiliter les critères d’un bon travail, pour reprendre la terminologie du sociologue Yves Clot. C’est cela que nous avons applaudi tous les soirs à 20h : l’attention aux autres, le soin et l’orientation vers les résultats concrets.

2 – La deuxième ligne est constituée de tous ceux qui ont continué à aller physiquement au travail, qui représentent 35 % de la population active. Ce sont ceux que l’on a appelé les « premiers de corvée » ou encore « les invisibles » ou « les héros du quotidien » : caissières, éboueurs, manutentionnaires… tous ceux qui ont permis à la machine de continuer à tourner. Les trois caractéristiques fondamentales du travail auxquelles cette deuxième ligne a été confrontée sont…

  • la détérioration des conditions de travail, tant le respect des gestes barrière et la distanciation physique ont souvent été contradictoires avec un contexte de travail de qualité.
  • le décalage des hiérarchies, c’est-à-dire l’écart soudainement mis en lumière entre l’utilité sociale et le statut social : le trader s’est tout à coup retrouvé bien après la caissière dans l’échelle de la reconnaissance et de l’utilité sociale, malgré son salaire 50 fois supérieur.
  • la peur, car une étude Odoxa d’avril 2020 a montré que ceux qui ont continué à aller au travail physiquement durant le confinement l’on fait avec la peur au ventre dans 71 % des cas : peur d’attraper le virus et peur de le transmettre à ses proches.

3 – La troisième ligne, ce sont les télétravailleurs, qui sont passés brutalement, en l’espace d’une semaine à 10 jours, de 3 % seulement de la population active à 30 % (part des salariés pratiquant régulièrement au moins quelques jours de télétravail par semaine). Bien sûr, ce sont pour beaucoup des CSP+, cadres, professions libérales, mais pas seulement. Ainsi 47 % des professions intermédiaires et 40 % des employés ont télétravaillé durant cette période, d’après une étude Kantar de mai 2020. Les trois caractéristiques essentielles vis-à-vis du travail pour cette population sont les suivantes…

  • satisfaction globale, malgré les conditions matérielles détériorées, dues au caractère soudain de la mise en œuvre d’un télétravail dans un contexte d’impréparation, et volonté fortement affirmée de pouvoir continuer à télétravailler (mais pas en permanence) après la crise sanitaire.
  • recomposition du management, avec une montée en puissance du management de soutien au dépend du management traditionnel de contrôle, fonctionnant sur l’obéissance la discipline et la hiérarchie : davantage de confiance réciproque entre salariés et managers, davantage de délégation et d’autonomie.
  • une réévaluation de la relation au travail car de très nombreux collaborateurs ont mis à profit cette période très particulière pour reconsidérer leur rapport au travail, à l’entreprise, à la famille, à l’engagement.

4 – Enfin, la quatrième ligne est constituée de ceux qui se sont trouvés hors travail, les chômeurs, les précaires, victime des non renouvellement de contrats d’intérim ou de CDD intervenus dès le début de la crise sanitaire, les chargés d’enfants ou de personnes fragiles, qui ont été dispensés de travail… Le rapport au travail de cette population (hétérogène) a été beaucoup moins scruté que celui des trois autres lignes, mais au total elle représente 30 % de la population active.

On a compté jusqu’à 12 millions de bénéficiaires du dispositif de soutien à l’activité partielle mis en place par le ministère du Travail. Par comparaison, le point haut atteint lors de la crise financière précédente, celle de 2008-2009, se situait à 300 000 personnes.

Là aussi, cette population a été caractérisée par la peur, mais cette fois-ci il ne s’agit pas directement de la peur du virus mais plutôt des craintes de détérioration vis-à-vis de sa situation professionnelle : risque de perte d’emploi, pour soi-même ou son entourage, difficultés à se réinsérer dans la société. Contrairement à l’Allemagne, nous n’avons pas su profiter de ces temps libérés pour accélérer la formation des demandeurs d’emploi ou des « privés de travail ».

Ces 4 lignes de travailleurs représentent surtout 4 contextes de travail, 4 modalités d’insertion dans la société extrêmement différents.

Pour les entreprises, en cette rentrée de septembre, alors que la présence sur les lieux de travail va progressivement se reconstituer, le défi majeur est de refonder une unité de leur contexte de travail, une cohésion des collaborateurs. Par exemple, il s’agit de bien montrer que le télétravail n’est pas un privilège qui ne s’adresse qu’aux cadres. Il s’agit aussi de réinventer des modes de collaboration, des rituels de socialisation et de partage entre tous les collaborateurs, en présentiel et en distanciel. Il s’agit enfin de mettre en place non pas un télétravail presque généralisé comme certains en ont la tentation (voir par exemple les annonces du groupe PSA), mais ce que j’appelle le « blended working », c’est-à-dire la coexistence du présentiel et du distanciel avec une organisation précise et concrète des interactions entre ces deux contextes de travail.

Pour résumer, il s’agit de refonder les conditions du travailler ensemble, car on ne construit pas et on n’entretient pas une culture d’entreprise en distanciel. Au-delà du hardware et du software, c’est le « cultureware » qui fait la qualité du travail à distance et en face à face.

Le BrandNewsBlog : Lors de l’interview que vous m’aviez accordée, et dans le cadre d’un autre article que je recommande à mes lecteurs, vous aviez évoqué 5 principales évolutions déjà réalisées ou encore en cours touchant le monde du travail : fragmentation et délocalisation, automatisation, plateformisation, personnalisation, insubordination… Pouvez-vous détaillez chacune et nous en résumer les conséquences ?

Martin Richer : le travail a connu 5 évolutions majeures ces dernières années, dont il convient de tenir compte…

1) D’abord, on a assisté à une fragmentation de plus en plus forte du travail, que les entreprises n’ont cessé de décomposer pour le délocaliser plus aisément là où la réalisation de chacune des tâches élémentaires était la plus rentable. 2) Ensuite est venue l’automatisation des tâches, rendue possible par cette décomposition du travail : les entreprises ont cherché à robotiser et à dématérialiser le maximum d’étapes, pour gagner encore en productivité. 3) Troisième évolution, en plein essor aujourd’hui : la “plateformisation” : de plus en plus de tâches et de métiers, d’abord manuels puis de plus en plus intellectuels, sont sous-traités par les entreprises à des plateformes numériques dont la puissance et l’emprise sur le travail progressent, au prix d’une concurrence internationale accrue des forces productives et d’une précarisation croissante de celles-ci (“digital labor” et nouveau prolétariat numérique).

Les deux dernières évolutions marquantes me semblent être : 4) la tendance à la personnalisation – tout ce qui n’est pas automatisable, c’est-à-dire les compétences et savoir-faire relationnels et émotionnels, est sublimé, valorisé, et remonte dans la chaîne de la valeur – et 5) l’insubordination, car évidemment, toutes ces évolutions du travail ne vont pas sans à-coup… Il est à prévoir que de nouvelles formes de contestation, notamment numériques, se développent et prennent le pas sur ces contrepouvoirs en perte de vitesse que sont les syndicats dans leur configuration actuelle.

Ces 5 évolutions s’ancrent dans des mutations sociologiques et technologiques très profondes. Elles font système, c’est à dire qu’elles se renforcent mutuellement. La crise sanitaire ne les a pas fait dévier. Au contraire, elle a amplifié chacune d’entre elles.

Le BrandNewsBlog : Vous me disiez fin 2019 que le monde du travail allait encore beaucoup évoluer, du fait des 5 grandes mutations économiques que nous venons d’évoquer, mais également du fait de nouvelles attentes des salariés vis-à-vis du travail et de l’urgence écologique et sociétale, qui ne manquera pas de nous toucher fortement… Pouvez-vous nous en dire plus sur ces deux derniers points : nouvelles attentes des salariés et urgence écologique et sociétale ? En quoi vont-ils faire évoluer le travail ?

Martin Richer : Le travail ne sort pas indemne de cette crise. Les travailleurs – quel que soit leur statut, salariés, indépendants… – non plus.

J’ai mis en place avec plusieurs partenaires, notamment Terra Nova, Res Publica et Metis, une plateforme collaborative qui nous a permis d’observer concrètement les effets de ce que j’ai appelé « le travail confiné » (voir ici : « Enquête sur le travail par temps de confinement »).

De ce point de vue, la crise sanitaire a fait davantage pour faire évoluer les organisations que des années de digitalisation à marche forcée, de « conduite du changement » et autres « transformations d’entreprises » : progression de l’autonomie, accélération du mouvement vers un management reposant davantage sur l’adhésion et le soutien, mise en relief des irritants du travail (infobésité, réunions à l’utilité discutable…).

Alors que les entreprises étaient tétanisées par les préventions infondées vis-à-vis du télétravail, elles ont basculé avec (dans l’ensemble) une belle agilité, apportant à des millions d’actifs les avantages du télétravail : moins de déplacements, moins de stress, meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle.

Mais on voit bien qu’elle soulève aussi beaucoup de questions, d’interrogations sur les process RH, les formes du dialogue et d’échange autour du travail, le management, les conditions de la confiance (entre collègues, avec les managers, les clients), la collaboration, les voies de la régulation sociale (quel dialogue social dans une telle configuration ?), le rapport à l’entreprise…

Ces constats sont étayés par une enquête quantitative dont j’ai publié les principaux résultats fin avril avec Thierry Pech, directeur de Terra Nova, sous le titre « La révolution du travail à distance ».

Du point de vue des entreprises, et je pense en particulier à ceux qui vous sont chers, Hervé, les communicants, il est impératif de comprendre que cette remise en question est globale. Nous questionnons notre rapport au travail au même titre que notre rapport à la société et à la question environnementale – qui dépasse le seul enjeu du climat.

Comme je vous le disais fin 2019, le principal phénomène que l’on constate un peu partout en Occident, c’est l’essoufflement du modèle de développement visant une productivité massive et une accélération continue de la croissance. C’est encore plus vrai depuis la crise sanitaire, avec une question devenue incandescente, celle du pourquoi. Pourquoi aller bosser le matin ? Pourquoi avoir tellement envie d’acheter tel bien de consommation ? Pourquoi continuer à consommer chaque année l’équivalent de 3,2 fois ce que la planète est capable de renouveler ?

Les entreprises de demain, vertébrées autour d’une raison d’être à la fois inspirante et ambitieuse, seront celles qui auront su apporter une réponse crédible à ce pourquoi fondamental.

Le BrandNewsBlog : Avec des températures jamais atteintes cet été dans de nombreux endroits du globe, et un taux d’humidité inférieur à 30% relevé pour la première fois en France, les impacts du réchauffement climatique apparaissent maintenant évidents et à bien des égards catastrophiques… au point que les pires prévisions du GIEC (augmentation de 3° de la température de la planète d’ici la fin du siècle) paraissent maintenant optimistes. Sommes-nous en train de foncer dans le mur à 300 à l’heure, c’est à dire vers une série de catastrophes de plus en plus dramatiques dont les impacts seront ingérables (famines, guerres, déplacements de population…) ou bien reste-t-il un mince espoir pour l’optimiste que vous êtes ?

Martin Richer : Non seulement nous fonçons dans le mur mais le pilote a oublié où se situe le frein.

Dans le cadre de l’IFA (Institut français des administrateurs), nous avons réalisé une enquête sur la prise en compte de l’enjeu climatique par les Conseils d’administration, publiée en novembre 2019. Le résultat est inquiétant car il montre que le problème n’est pas, n’est plus, la sensibilisation. Les administrateurs des grandes entreprises sont conscients du problème dans leur très vaste majorité. Ils sont également conscients de l’urgence. Mais leurs actions ne sont pas à la hauteur.

Par exemple, seuls 48% d’entre eux indiquent que la direction générale de leur entreprise a fixé des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre afin de réduire son exposition ; seuls 12% signalent que leur Conseil a introduit des objectifs climatiques dans la rémunération variable des dirigeants. Il faut donc redoubler d’efforts en montrant concrètement à chaque entreprise quel est son intérêt à agir et en construisant des feuilles de route réalistes. Il faut aussi miser sur la combinaison de tous les leviers, le « smart-mix de l’action » : engagements volontaires, incitations économiques, fiscalité, réglementation. Et oui, rien n’est perdu… mais ce n’est pas gagné !

Le BrandNewsBlog : Comme vous Martin, je suis convaincu en ce qui me concerne de la nécessité d’un engagement sociétal et environnemental accru de la part des entreprises. Outre le fait que cet engagement est de plus en plus attendu de la part consommateurs, il contribue à redonner du sens au travail des collaborateurs et ouvre un cercle vertueux. Mais entre nous : que peuvent vraiment les entreprises à l’aune des défis sociétaux et écologiques gigantesques que nous venons d’évoquer ? Et certains ne se payent-ils pas de mots, notamment dans le libellé de leur « raison d’être », au regard des minuscules progrès accomplis en matière de réduction de leurs impacts ? Je pense notamment à l’industrie textile, toujours polluante… malgré quelques engagements de façade… Tout cela est-il vraiment à la hauteur des enjeux ?

Martin Richer : Certes, les entreprises sont un problème. Elles polluent, elles détruisent des emplois, elles désertent les territoires. Mais elles sont aussi la solution car elles peuvent beaucoup.

Au sein d’un même secteur d’activité, je constate que certaines entreprises soumises au même environnement concurrentiel que leurs voisines font beaucoup mieux. Elles font la différence. En intégrant des apprentis, des travailleurs handicapés, en améliorant les conditions de travail, en mettant en oeuvre les achats responsables, en analysant leur empreinte carbone pour déterminer comment la réduire… Les leviers d’action sont multiples. Les entreprises doivent s’atteler à mettre en place une organisation éco-responsable du travail.

Certes, ce qu’on appelle le « purpose-washing » fait rage dans notre beau pays et vous l’avez férocement mais justement pointé sur BrandNewsBlog. Beaucoup d’entreprises ont conduit l’exercice de formulation de leur raison d’être comme un projet de communication descendante, ce qui a donné des résultats qui ressemblent davantage à un claim marketing ou à une incantation qu’à une raison d’être au sens ou l’entendent les deux auteurs du rapport Notat-Senard et la loi PACTE.

Mais d’autres entreprises ont fait un réel travail de défrichage de leur contribution sociétale, en associant leurs collaborateurs et leurs parties prenantes. Avec mon partenaire Des Enjeux et des Hommes, nous accompagnons une quinzaine d’entreprises, privées et publiques, grandes et petites, sur ce chemin exigeant mais prometteur.

Notre conviction : la raison d’être doit être transformative, c’est-à-dire qu’elle doit embrayer sur le réel, sur les process, la stratégie, les produits, les comportements des collaborateurs. Une raison d’être n’est pas seulement une belle phrase qui claque au vent ; c’est aussi sa déclinaison pour chacune des grandes familles de parties prenantes, les éléments de preuve qui balisent le chemin, les engagements que l’entreprise prend pour la concrétiser et les indicateurs dont elle se dote pour en assurer le suivi. Tous ces éléments sont synthétisés dans un document que nous appelons le cahier de raison d’être (pour un exemple parmi les plus aboutis, voir celui de Veolia)

Le BrandNewsBlog : Comme souvent dans ces domaines, les progrès accomplis par les entreprises en matière de RSE mettent souvent des années à se concrétiser et à être constatés, tandis que le réchauffement climatique et les impacts des crises sont ressentis bien plus vite et intensément. Le risque n’existe-t-il pas d’ailleurs, au regard de la dégradation de la situation économique, que les entreprises les plus vertueuses en matière de RSE réduisent leurs efforts pour se concentrer sur leur business ?  

Martin Richer : C’est un risque, indéniablement. Mais cela fait bien longtemps que je prône d’arrêter de faire de la RSE « à côté du business ».

J’aide mes clients, comme l’exprime le mantra de Management & RSE, à « mettre plus de RSE dans leur business et plus de business dans leur RSE ». Pour créer des facteurs de différenciation concurrentielle, les entreprises doivent en effet aligner leur performance économique, sociétale et environnementale, chercher les combinaisons mutuellement gagnantes au sein de cette « triple bottom-line ».

En France, le terreau est favorable dans l’équilibrage entre l’économique (la reprise) et l’environnemental, comme le montre une étude d’Ipsos sur 14 pays publiée en avril 2020 : les trois-quarts des Français (76%, soit davantage que la moyenne des 14 pays étudiés par Ipsos, 71%) estiment que le changement climatique est sur le long terme une crise aussi grave que celle du coronavirus. Seuls Chine, Inde et Mexique font un choix plus marqué.

Une majorité de Français estiment même que la reprise économique ne doit pas se faire « à tout prix » et sacrifier l’environnement : seuls 35% (chiffre le plus bas des 14 pays à égalité avec le Japon) s’accordent pour dire que le gouvernement doit privilégier l’économie quitte à prendre des décisions néfastes à l’environnement, 58% étant d’un avis contraire.

Les efforts et la détermination payent. De la part des entreprises : les françaises sont les mieux classées avec leur homologues d’Europe du Nord dans les classements RSE (Vigeo-Eiris, EcoVadis,…). De la part de l’Etat français : qui sait que le gouvernement prévoit de fermer nos quatre centrales à charbon encore en activité d’ici à 2022, conformément à la promesse de campagne du candidat Macron ?

De façon globale : selon un article publié dans la revue de référence Science, les Etats et le monde sont en voie de gagner leur combat contre « le trou dans la couche d’ozone, qui a diminué de plus de 4 millions de km² depuis l’an 2000 (quand les pertes d’ozone étaient les plus grandes) soit la superficie de l’Inde », problème que les modèles prévoient résolu à l’horizon 2050. Un résultat direct des efforts initiés à la Conférence de la Haye en 2000.

Le BrandNewsBlog : La Maif, mais également Danone ont récemment opté pour le statut d’entreprise à mission. ? Que penser de cette décision et s’agit-il d’un exemple à suivre, pour des entreprises ou des organisations désireuses d’aller un pas plus loin dans leurs engagements sociétaux et environnementaux ? Là encore, ce statut est-il gage de vertu ?

Martin Richer : Beaucoup d’entreprises communiquent sur leur raison d’être mais peu s’engagent à aller plus loin.

On attendait que des dizaines d’entreprises inscrivent leur raison d’être dans leurs statuts lors des assemblées générales de cette année. Finalement, seules six parmi le SBF 120 ont franchi le pas, c’est peu…

Et l’inscription dans les statuts n’est que la première condition parmi les cinq très strictes qui permettent de se réclamer de la qualité de société à mission. Certes, il est encore trop tôt pour tirer un bilan de la société à mission. Mais il semble que le pari initié par la loi Hamon de juillet 2014 puis par la loi PACTE de mai 2019, qui visait à désenclaver le secteur de l’ESS (économie sociale et solidaire) en traçant des passerelles avec le secteur du lucratif, ne parvienne pas à se concrétiser.

A quelques (brillantes) exceptions près (Danone, Yves Rocher), le monde de la grande entreprise du secteur lucratif reste dubitatif vis-à-vis de la société à mission, qui continue à s’épanouir dans les PME (surtout dans les services), dans le secteur public ou parapublic et dans l’ESS. Là encore, il faudra du temps pour faire évoluer notre conception juridique de la société, qui avant la récente loi Pacte, était restée inchangée dans notre Code civil depuis 1804.

Le BrandNewsBlog : Lors de notre échange de 2019, vous demeuriez optimiste, en assignant un rôle toujours importants aux Etats. Face au dérèglement climatique, à l’épuisement des ressources et à leurs conséquences, vous voyiez les pouvoirs publics être contraints d’agir en mode curatif, en renforçant drastiquement les lois et règlements en la matière dans les prochaines années. Ces nouvelles contraintes et une prise de conscience collective des citoyens faisant émerger un nouvel ordre de valeur et un modèle de développement plus vertueux… A l’heure où les décisions des Etats sont de plus en plus contestées (port du masque…), demeurez-vous confiant en cette analyse ? Et comment voyez-vous évoluer le travail d’ici 2030, dans ce modèle plus « slow » ?

Martin Richer : Oui mais ce qui fonctionne, ce n’est pas seulement le « droit dur », les lois et règlements. C’est leur insertion dans un ensemble plus vaste, ce que j’ai appelé tout à l’heure le « smart-mix de l’action ».

Regardez ce qui est à la source d’un des plus beaux succès des politiques publiques françaises, la chute drastique des morts sur la route : c’est les radars et les gendarmes, mais c’est aussi la prévention routière, l’investissement public dans le réseau routier, etc.

Ce modèle « slow » que vous évoquez est celui du capitalisme patient. Les entreprises doivent réviser leur modèle d’affaires, c’est-à-dire la façon dont elles créent de la valeur, vers davantage de sobriété et de durabilité.

Dans un contexte de rareté croissante, les entreprises et citoyens faisant l’usage le plus efficace et parcimonieux des ressources seront socialement et économiquement les plus respectés. Les unes comme les autres valoriseront de plus en plus leur capacité à poser sur le monde une empreinte positive, à se transformer par exemple vers le modèle de l’entreprise contributive (voir ici : « L’entreprise contributive, un ‘modèle’ organisationnel pour une RSE incarnée »

Le BrandNewsBlog : Pour finir Martin, quels sont les évènements de rentrée ou projets des prochains mois qui vous tiennent à cœur et dont vous aimeriez nous parler ?

Martin Richer : Dans la continuité de ce que nous avons fait sur le travail confiné, nous lançons en cette rentrée une initiative dénommée #Monretourautravail, j’enparle ! qui a pour ambition d’observer, au fur et à mesure qu’il se déroule, le retour sur leur lieu de travail habituel de tous les travailleurs qui ont été éloignés de celui-ci au cours des derniers mois, quelle qu’en soit la raison : travail à distance / télétravail, activité partielle, maladie, garde d’enfants, fermeture de l’entreprise, vacances, etc.

Je vous incite à y participer : « Les enjeux du retour au travail : 4 points d’attention ».  Votre contribution nous sera précieuse et permettra d »en affiner les enseignements.

 

Notes et légendes :

(1) Découvrez ici le blog de Martin Richer : Management & RSE

(2) Lire à ce sujet « Comment travaillerons-nous demain ? 5 tendances lourdes d’évolution du travail », par Martin Richer – revue Futuribles

 

Crédit photos et illustrations : The BrandNewsBlog 2020, X, DR

Engagement sociétal : comment les marques peuvent innover en créant de la valeur partagée…

A l’heure où l’on parle tant de « raison d’être » et d’engagement sociétal des entreprises, les initiatives les plus remarquables ne sont hélas pas toujours connues du grand public…

Et pourtant, des actions concrètes et parfois spectaculaires, contribuant directement à la santé ou au bien-être de dizaines de milliers voire de millions d’individus, sont menées depuis des années par les plus grandes marques ainsi que par des PME dynamiques, qui n’ont pas attendu les derniers mois pour s’intéresser au « bien commun ».

En déployant des approches innovantes et des trésors de persévérance au service d’une cause bien identifiée et longuement étudiée, ces entreprises ont réussi à relever ce grand défi : répondre à un besoin sociétal… tout en dégageant du profit. Une démarche à la fois raisonnée et efficace, parfois contre-intuitive dans les cultures latines plus attachées à la pure philanthropie que le monde anglo-saxon… mais davantage garante de la pérennité des actions solidaires ou humanitaires menées sur le terrain.

Pour s’en convaincre, c’est à ce sujet passionnant et à quelques-unes des meilleures pratiques en matière d’innovation responsable que j’ai décidé de consacrer mon billet du jour, à la lumière d’un long et dense article publié il y a déjà quelques temps par la Harvard Business Review¹.

Je vous propose d’en découvrir ci-dessous les principaux enseignements, en vous souhaitant bonne lecture ainsi qu’un excellent week-end prolongé !

Produire de vraies avancées sociales tout en générant des profits, c’est possible ! 

Souvent brocardées pour leurs écarts voire prises en flagrant délit de « greenwashing »², les marques sont aussi capables du meilleur, comme le prouvent les nombreux exemples cités par la Harvard Business Review (>> voir le tableau de synthèse ci-dessous).

Encore faut-il que l’engagement sociétal des entreprises et de leurs dirigeants soit sincère, soutenu par une mobilisation sans faille des différents intervenants (collaborateurs, partenaires, associations…) et servi par une approche méthodique des besoins sociétaux à adresser.

Telles sont en tout cas les conclusions des consultants du FSG, un cabinet de conseil international à but non lucratif dans le domaine du développement social, au terme d’une étude menée auprès d’une trentaine d’entreprises particulièrement innovantes dans le domaine social.

D’après cette étude, 5 conditions ou facteurs clés de succès apparaissent nécessaires pour que les marques puissent créer à la fois de la valeur sociale et de une valeur économique :

  1. Ces marques doivent intégrer dans leur mission voire leur statut un réel objectif social ;
  2. Elles doivent répondre à un / des besoins sociaux précisément défini(s) et bien analysé(s) ;
  3. Elles doivent mettre en place des mesures de suivi régulières de leurs actions, pour pouvoir modifier les paramètres de leur engagement au besoin ;
  4. La conduite du projet doit associer un maximum de collaborateurs mais le pilotage de l’action doit être concentré et irréprochable ;
  5. La cocréation en partenariat avec des intervenants externes est 9 fois sur 10 indispensable et une des meilleures garantie de succès et de pérennité des actions.

De Coca-Cola à Novartis en passant par Nestlé, Mars ou Becton Dickinson : 8 exemples de création de valeur partagée…

Exemplaire de cette approche fut par exemple l’initiative Coletivo imaginée par Coca-Cola Brésil il y a de cela quelques années. Après une étude de 6 mois et l’établissement d’un business plan rigoureux prévoyant une collaboration avec les ONG locales, le projet visait à créer pour des jeunes en difficulté des programmes de formation axés sur la vente au détail et l’entrepreneuriat. Ces programmes prévoyaient de les faire ensuite travailler au sein d’un distributeur de Coca-Cola sur des améliorations spécifiques touchant la gestion des stocks, les promotions, le merchandising, dans l’objectif d’accroître au final les ventes de Coca-Cola auprès des classes moyennes brésiliennes…

En mettant en avant de manière rigoureuse et chiffrée l’augmentation du volume des ventes attendue au travers de cette démarche, Coca-Cola Brésil a réussi à convaincre dès 2009 sa maison-mère de lancer de premières expériences pilotes. Rigoureusement suivies et mesurées sur la base de 4 indicateurs clés : nombre de jeunes ayant par la suite obtenu un emploi / progrès réalisés par les stagiaires dans l’estime de soi (sur la base d’interviews par des consultants) / accroissement des ventes réalisées / amélioration de la notoriété de la marque dans les communautés ciblées… l’action a été conduite et suivie avec le même professionnalisme que n’importe quel autre projet d’investissement important de Coca-Cola.

Résultat : ces formations ont depuis été généralisées à plus de 150 communautés aux revenus modestes à travers tout le Brésil ; l’initiative a offert une formation à plus de 50 000 jeunes depuis son lancement, dont 30 % ont ensuite décroché leur premier job chez Coca-Cola. Et cerise sur le gâteau si j’ose dire : les résultats en termes de ventes ont été si bons qu’ils ont permis de rentabiliser cette initiative de Coca-Cola en à peine 2 ans…

Autre action, mise en oeuvre par Novartis cette fois, l’opération Arogya Parivar (« famille en bonne santé » en hindi) visait à approvisionner en médicaments de première nécessité les millions d’indiens les plus pauvres de l’Inde rurale n’ayant habituellement pas accès aux soins. Après avoir bâti une véritable « étude de marché » visant à adresser la plus large cible possible, Novartis réduisit à quelques roupies le prix des médicaments dans 11 domaines pathologiques de son portefeuille. Clés du succès de cette initiative : le prix, donc, mais également la capacité à assumer un retour sur investissement beaucoup plus long que sur ses autres marchés, ainsi que la capacité à distribuer efficacement les médicaments auprès des populations ciblées. Sur ces deux derniers points, Novartis plaça d’abord Arogya Parivar sous l’égide de son groupe d’affaires sociales pour en assurer le financement initial. Des partenariats furent par ailleurs conclus avec des distributeurs locaux pour toucher efficacement les populations.

Résultat : là encore, une rentabilisation de la démarche plus rapide que prévue (au bout de 31 mois seulement) et plus de 42 millions de personnes desservies à ce jour dans 33 000 villages indiens… soit un considérable progrès sanitaire, auquel n’aurait pu parvenir l’Etat indien.

Egalement exemplaires de ces démarches innovantes et réalistes sont les actions menées par Nestlé, qui a su résoudre de gros problèmes de malnutrition en Inde en concevant des épices enrichies en micronutriments essentiels (fer, iode, vitamine A). En l’espace de 3 ans seulement, Nestlé a vendu 138 millions de ces portions d’épices, en s’appuyant là aussi sur un réseau de distribution existant… Tandis qu’en Côte d’Ivoire, Mars s’est engagé pendant 10 ans auprès des ONG locales et du gouvernement sur des programmes visant à enrayant la chute des rendements et la menace de pénurie en cacao, pilier de l’économie locale…

Dans chacun de ces cas, une étude approfondie du besoin social à servir, accompagnée d’un plan de financement rigoureux et de partenariats avec des institutions locales et ONG existantes, ont permis de garantir le succès des démarches…

valeur partagée

La création de valeur partagée : une innovation qui bénéficie à toutes les parties prenantes !

On le voit : l’innovation au bénéfice de toutes les parties prenantes et de la société dans son ensemble n’est pas qu’une utopie… C’est aussi un principe « gagnant-gagnant » pour les marques et leurs différents publics. Et c’est ce vers quoi devrait tendre toute entreprise fraîchement engagée dans une démarche sociétale, traduite dans une nouvelle « raison d’être »…

Au sein de l’entreprise, ce type de démarche est en effet particulièrement porteur pour 4 raisons principales :

  1. Cette innovation est pourvoyeuse de nouveaux débouchés rentables ;
  2. Elle permet justement à l’entreprise de venir étayer la mission sociétale affirmée au travers de la « raison d’être » de l’entreprise  ;
  3. Elle est un facteur de cohésion d’autant plus fort que les valeurs et actions sont réellement incarnées par les dirigeants et appropriées par les collaborateurs ;
  4. La création de valeur partagée contribue aussi in fine à renforcer les marques corporate, commerciale et employeur auprès de leurs publics.

 

 

Notes et légendes :

(1) « Innover pour le progrès social » de Marc Pfitzer, Valérie Bockstette, Mike Stamp – Harvard Business Review

(2) Greenwashing :  autrement appelé (en Français) « écoblanchiment » ou « verdissage », il s’agit d’un procédé de marketing ou de relations publiques qui consiste pour une organisation (entreprise, administration publique, etc) à se donner une image écologique responsable. La plupart du temps, l’argent est davantage investi en publicité que pour de réelles actions en faveur de l’environnement… (source : Wikipédia)

 

Crédit photo / illustration : 123RF, The BrandNewsBlog 2019

 

Engagement 2.0 : et si on passait au « goodvertising » et à la communication responsable ?

Dernier volet de ma trilogie d’articles consacré au « branding 2.0 », après « Influence 2.0 : et si on mettait enfin le marketing d’influence au service du parcours client » et « Marketing 2.0 : et si les marques se connectaient davantage aux émotions de leurs clients ? », j’ai choisi de vous parler aujourd’hui de marketing (socialement) utile et de communication responsable.

Ceux qui me connaissent et qui lisent régulièrement ce blog ne seront pas surpris : ils savent mon attachement aux thématiques de la responsabilité sociale et environnementale et aux principes du « marketing implicatif » en particulier, formulés par Florence Touzé¹. J’ai d’ailleurs consacré plusieurs billets précédents à ces thématiques, que je vous invite à redécouvrir².

Mais plutôt que d’évoquer à nouveau les spécificités de la communication RSE (qui ne constituent pas le coeur de mon sujet du jour) ou de revenir sur les mille et une manières de susciter et développer l’engagement client par le biais de l’influence ou des émotions notamment, c’est à partir de ce constat en forme de lapalissade que je commencerai aujourd’hui mon propos : pour susciter l’engagement durable des consommateurs, les entreprises se doivent impérativement désormais d’être [socialement et éthiquement] engageantes !

De ce point de vue, s’il reste encore beaucoup à faire au sein de la plupart des organisations, les marketeurs et communicants ont un rôle prépondérant à jouer, tout autant pour promouvoir les comportements responsables auprès des consommateurs et la mission sociétale de la marque (marketing utile et valorisation du brand purpose) qu’en montrant eux-mêmes l’exemple, en normalisant prioritairement leurs propres pratiques (principes et recommandations de la communication responsable).

Comment rendre la marque plus engageante en tournant le dos aux vieilles recettes du marketing « pousse-produit » ? Comment passer de la stimulation de besoins artificiels à la promotion de comportements responsables et à une communication socialement plus utile ? Par quel bout commencer le chantier du marketing et de la communication responsables ?

C’est à ces questions que je vous propose aujourd’hui de répondre, en m’appuyant à la fois sur les recommandations des associations professionnelles et quelques publications de référence. En voiture pour un branding résolument utile et responsable donc…

1 – La communication responsable : définition, origine et objectifs…

Définir ce qu’est la communication responsable est loin d’être aussi simple qu’il y paraît, tant les initiatives, les prises de parole et les publications sur le sujet se sont multipliées ces dernières années sans qu’une définition universelle et reconnue de tous se soit au préalable imposée…

Il faut donc rendre grâce à l’école Sup’ de com de nous avoir proposé récemment, sous la direction d’Henri Rivollier, un livre blanc dédié³ qui a le grand mérite de synthétiser les différents travaux et règles de déontologie formulées dans ce domaine, tant par l’ARPP (Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité) que par les groupements professionnels UDA (Union Des Annonceurs) et AACC notamment (Association des Agences-Conseil en Communication).

Dans ce livre blanc, et sans ignorer la difficulté de l’exercice, Henri Rivollier nous propose la définition suivante : « Est responsable la communication qui s’appuie sur la réalité du produit ou de l’organisation, soucieuse des impacts environnementaux, sociaux, sociétaux, économiques et culturels, et qui s’efforce de garantir le respect des parties prenantes, tout en visant à atteindre ses objectifs avec efficacité ».

Exit donc a priori, ainsi que je l’indiquais en introduction, les spécificités de cette thématique distincte qu’est la communication environnementale, à laquelle j’ai déjà consacré un article en effet³. Si la communication responsable s’attache notamment à la véracité des engagements et des informations environnementales fournies par les entreprises (dans leur rapport de développement durable notamment), son périmètre est bien plus large puisque les règles de déontologie édictées sont susceptibles de concerner tous les champs et canaux de la communication, quelles que soient les thématiques et sujets communiqués.

De fait et ainsi que le rappelle judicieusement Yonnel Poivre-Le Lohé, sur son blog (que je vous recommande), la réflexion sur cette thématique de la communication responsable est effectivement apparue « en réaction » à deux changements qui ont profondément et durablement bouleversé nos professions : 1) d’une part, une crise environnementale et « systémique » sans précédent, qui remet complètement en cause la signification de la consommation, celle-ci n’étant plus perçue comme une « source de plaisir infini et insouciant », dans un monde aux ressources limitées (prise de conscience par les consommateurs et citoyens des grands enjeux sociétaux et environnementaux). 2) D’autre part, l’émergence et le développement considérables d’Internet et des réseaux sociaux : les internautes ne manquant pas une occasion de questionner voire contester la communication, non seulement dans ses messages mais également dans ses intentions et sa forme, comme l’ont suffisamment démontré les nombreuses crises réputationnelles nées ces dernières années sur le web (de Nestlé à Findus en passant par Gap, Abercrombie & Fitch ou Saint-Laurent tout récemment).

Dans ce contexte de remise en cause des modes de consommation traditionnels et de défiance croissante vis-à-vis des marques et des discours commerciaux et corporate, la nécessité de définir de nouvelles pratiques et de promouvoir une communication plus responsable a peu à peu fait son chemin, au sein des instances professionnelles dans un premier temps puis auprès des entreprises et des communicants.

Mais pour réformer les pratiques de la communication et espérer regagner la confiance des publics, il s’agit d’abord de ne pas tout confondre, insiste Yonnel Poivre-Le Lohé : « La communication responsable n’est pas [uniquement et directement] une affaire de préservation de la planète, d’enfants qui seraient notre raison d' »agir bien », ou encore de jolis visuels à base de vert… ». En cela, elle se distingue de la communication environnementale et RSE en effet. Car il s’agit en premier lieu de répondre aux défis de la défiance des publics et de restaurer l’efficacité de la communication, en s’appuyant sur une réalité des produits/services et des structures, réalité « prouvée par des faits substantiels, cohérents et accessibles ») et en co-construisant au maximum les messages avec les consommateurs, dans la mesure du possible.

Au-delà des impératifs sociétaux/environnementaux et de la dimension purement morale, il s’agit ni plus ni moins que de restaurer la crédibilité des marques et des messages, en renouant avec une communication digne de confiance, « une communication que l’on peut de nouveau croire », résume à juste titre Yonnel Poivre-Le Lohé. Une définition sans doute un brin plus restrictive que celle proposée ci-dessus par Henri Rivollier et les associations professionnelles, mais pas moins exigeante et stimulante, assurément !

2 – Authenticité, sincérité  transparence et respect des personnes… : les recommandations des instances professionnelles pour limiter les dérives et impacts négatifs de la communication

Loin d’être une nouvelle discipline de la communication (car son principe même est d’être une approche transversale « à 360° »), la communication responsable a peu à peu été formalisée au travers d’un ensembles de recommandations formulées par les collectifs de professionnels à l’attention de leurs adhérents et des communicants d’entreprise en général.

Mais ces recommandations n’ayant valeur ni de norme, ni de loi, il appartient à chacun de les faire siennes et de les appliquer… ou pas. C’est donc la précaution qu’on prendra, avant de détailler ci-dessous le contenu de ces recommandations, dont la plupart relèvent du bon sens : pour prétendre faire référence et devenir un jour des standards de nos professions, il faut d’abord que chacun d’entre nous en prenne connaissance, les transmettent à celles et ceux qui ne les ont jamais vu et en discutent, avant d’étudier comment les mettre en œuvre dans son organisation, si ce n’est pas déjà le cas. Un défi ambitieux, mais il en va assurément de la crédibilité de nos métiers.

A cet égard, il faut souligner que les préconisations formulées par les différentes instances professionnelles, reprises en détail dans le livre blanc de l’école Sup’ de com, convergent fort heureusement sur une majorité de points, même si chaque association ou groupement dispose de sa propre charte et ses centres d’intérêt spécifiques…

Ainsi, tandis que les règle de déontologie émises par l’ARPP se décomposent en 2 familles de recommandations, sur la thématique du « développement durable » d’une part et sur les notions « d’Image et de Respect de la personne » d’autre part, l’AACC s’est intéressée plus spécifiquement à la sincérité des messages, aux conditions sociales de la production des campagnes et des outils, mais aussi à la production de documents imprimés au travers de 5 engagements concrets sur les « produits édités », tandis que l’UDA s’est dotée de sa propre charte de communication durable, qui insiste par exemple plus spécifiquement sur le respect des informations relatives à la vie privée des collaborateurs et des clients dans leurs actions marketing et communication.

Surtout, et c’est là la principale différence, tandis que l’ARPP et l’AACC se sont concentrées sur les impacts directs des métiers du marketing et de la communication sur l’environnement et les différentes parties prenantes, l’UDA est allée un peu plus loin en enjoignant les annonceurs à être incitatifs dans leur communication et à inviter leurs cibles à adopter des comportements responsables : un engagement plus fort encore sur ces thématiques de la responsabilité société et environnementale.

NB : je vous joins ci-dessous un extrait des recommandations de l’ARPP, mais le mieux est encore d’aller consulter le détail des recommandations de chacun de ces organismes en utilisant les liens ci-dessus, pour avoir une idée de l’éventail complet des recommandations…

Le domaine et les champs d’application de la communication responsable étant en perpétuelle expansion, du fait de l’évolution permanente des technologies notamment, il revient aussi à chaque marketeur et communicant de compléter les préconisations des instances professionnelles par le fruit de sa propre veille… Il est ainsi pour moi tout à fait évident que les « commandements de la datadéotologie » chers à Assaël Adary et auxquels j’ai récemment consacré cet article, devraient faire partie intégrante du corpus de bonnes pratiques à suivre et respecter par les entreprises.

3 – Du marketing responsable au marketing « implicatif »…

Mais la transformation des pratiques du marketing et de la communication ne passe pas seulement par un ensemble de chartes, de règles et autres « obligations »… Depuis plusieurs années, dans le cadre d’approches constructives et incitatives, afin d’offrir de nouveaux horizons et sources d’inspiration aux marques, plusieurs initiatives ont été lancées pour identifier et partager les bonnes pratiques d’un marketing socialement plus utile.

C’est particulièrement le cas avec la plateforme ouverte « reussir-avec-un-marketing-responsable.com« , créée en 2013 par Elisabeth Pastore-Reiss (directrice générale de Greenflex) et David Garbous (directeur marketing stratégique de Fleury Michon), dont l’ambition n’est autre que de partager des succès inspirants mais également les difficultés et autres solutions de contournement du marketing responsable. Soutenue dès l’origine par l’ADEME, l’ADETEM, Prodimarques, l’UDA, mais également plus récemment par l’ANIA, l’APE et la chaire responsabilité sociétale d’Audencia Business School, la plateforme vient de publier un nouveau livre blanc qui recense pas moins de 44 success stories d’entreprises ayant mis de nouvelles offres responsables à la disposition de leurs clients.

Ainsi, qu’il s’agisse d’éco-conception de produits, avec l’exemple de la marque Avène qui a mis au point une technologie innovante de « cosmétique stérile » permettant de s’affranchir des conservateurs ; de solutions de recyclage et de sécurisation des approvisionnements mises en place chez BIC, Orange, Coca-Cola, Nespresso ou Tefal ; ou bien de démarches sociétales de sensibilisation aux enjeux du développement durable chez Ikea, qui propose aux familles un programme d’initiation et d’accompagnement vers des modes de vie plus durables… les initiatives responsables ne manquent pas.

Et de ces bonnes pratiques, les initiateurs de la plateforme « reussir-avec-un-marketing-responsable.com » ont tiré neuf grand enseignements et facteurs clés de succès du marketing responsable, que je me suis permis de résumer ci-dessous sous forme d’infographie…

Parfaitement en phase avec ces enseignements, tirés des meilleures pratiques du marketing responsable, Florence Touzé franchit encore un pas en recommandant quant à elle de passer du bon vieux marketing « pousse-produit » à un marketing à la fois plus audacieux et responsable : le MARKETING IMPLICATIF.

Et pour se faire, dans son ouvrage de référence « Marketing : les illusions perdues », elle recommande tout bonnement de se débarasser une fois pour toute des fameux « 4P » du marketing de papa (Product, Price, Place, Promotion) pour travailler sur la base d’une formule à la fois plus innovante et stimulante : les 4 axes audacieux de l’acronyme « OSER ». Il s’agit ni plus ni moins, en effet, que d’Offrir aux consommateurs des solutions plus satisfaisantes, mais également plaisantes et apaisantes car respectueuses de l’individu et de son environnement ; de Soutenir les consommateurs, pour les accompagner vers de nouveaux modes de consommation plus responsables ; d’Engager tous les acteurs de la chaîne de valeur des produits et service à réfléchir ensemble et co-construire, avec les clients, des offres plus durables ; et enfin de Relier les uns aux autres, en remettant la communication à l’origine des projets et non plus en fin de cycle, comme la dernière roue du carrosse d’un marketing bancal…

4 – Le « goodvertising », ou l’art de réconcilier créativité et responsabilité…

Replacer la communication à l’origine des projets et la réhabiliter dans sa mission première, qui est de partager et « mettre en commun » ; en faire un levier de responsabilité et de prise de conscience des enjeux sociétaux et environnementaux et un véritable moteur du changement des comportements… Voilà autant de défis qui paraissent encore insurmontables au « commun des communicants ».

Mais assurément, Thomas Kolster sort du commun… Expert international en communication responsable et fondateur de l’agence Goodvertising agency à Copenhague, il est l’auteur de l’ouvrage à succès « Goodvertising, la publicité créative responsable », dont la version française a été réalisée par Gildas Bonnel et l’agence Sidièse, en partenariat avec l’ADEME.

Le propos de Thomas Kolster dans cet ouvrage ? Prouver par l’exemple, en l’occurrence par quelques 10 axes et pas moins de 120 campagnes provenant du monde entier, que la publicité, si souvent mise à l’index pour sa superficialité et pour incitation à un consumérisme irréfléchi, peut être tout à la fois socialement utile et responsable et attirante sur le plan créatif.

Du reste, à l’heure d’Internet et de « l’Ad Checking », il serait illusoire de penser que les marques peuvent encore faire abstraction de leur responsabilité sociétale, que ce soit sur le fond ou la forme de leur message, comme le prouve hélas le navrant contre-exemple récent de ces publicités Saint-Laurent jugées dégradantes pour l’image de la femme et dont les affiches viennent d’être retirées de la voie publique, suite aux nombreuses plaintes reçues par les instances de régulation telles l’ARPP et à l’émoi suscité sur les réseaux sociaux…

De fait, confirme Thomas Kolster : les entreprises ne peuvent désormais plus se cacher car « des communautés connectées sur Internet révèlent et jugent les actions et faux pas des marques, comme jamais auparavant ». Amenées à en révéler sans cesse davantage sur leurs méthodes de fabrication, leur empreinte carbone, la qualité du dialogue social et des conditions de travail de leurs salariés, les marques ont d’ailleurs tout intérêt à être sincères et à ne pas « frelater » leur storytelling sur ces sujets, car « si l’histoire véhiculée ne correspond pas à la réalité des conditions de fabrication de votre produit, on appelle cela de l’écoblanchiment » prévient également l’expert en communication responsable.

Pour rester dans le coup et produire enfin une « publicité socialement utile », en phase avec l’intérêt de leurs parties prenantes, les entreprises doivent urgemment se poser les questions suivantes : « Est-ce que notre communication incite les clients à adopter une vie saine, durable et source de plaisir ? La marque ose-t-elle se saisir de sujets de société, en affirmant une mission claire et des engagements, ou bien garde-t-elle la tête dans le sable ? A quoi l’entreprise souhaite-t-elle ressembler demain ?

Et Thomas Kolster de proposer 10 conseils à l’usage des marques, pour que celles-ci s’engagent enfin résolument dans une démarche sociale à long terme et osent pratiquer le « goodvertising », c’est à dire la publicité créative responsable… Transparente, connectée, simple, collaborative, empathique, créative, communicative, généreuse, pédagogique et positive : telles sont en effet les 10 qualités attendues d’une marque responsable, dont je vous ai résumé les caractéristiques dans le tableau ci-dessous :

 

 

Notes et légendes : 

(1) Florence Touzé, professeure à la Faculté Audencia Group, cotitulaire de la chaire RSE et responsable des programmes « communication de marque » à SciencesCom, présente et détaille les principes du « marketing implicatif » dans son ouvrage « Marketing, les illusions perdues. Passons à une approche respectable » paru aux Editions La mer salée en mars 2015.

(2) On peut notamment relire à ce sujet ces billets précédents du BrandNewsBlog : « L’heure de la RSE a-t-elle enfin sonné pour les marques ? » (Le BrandNewsBlog, 30 octobre 2014) ou « Marques et RSE : 4 conseils pour être vraiment audibles (et crédibles) » (Le BrandNewsBlog, 22 février 2015)

(3) La première partie du Livre blanc « Pour une communication plus responsable », publié par l’école Sup’ de com sous la direction d’Henri Rivollier, est consultable ici… La seconde partie, plus pratique puisqu’elle donnera des pistes pour concevoir et réaliser un événement, un buffet, un emballage, ou encore une vidéo tout en s’efforçant de réduire les impacts environnementaux de la communication et de rester attentif au message véhiculé, sera publiée prochainement.

 

Crédit photos et illustrations : 123RF, Sup’ de com, The BrandNewsBlog 2017, X, DR

La datadéontologie, nouvelle discipline et vrai levier de différenciation pour les marques ?

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C’est un phénomène qui n’a fait que s’amplifier ces dernières années (et on n’en est sans doute qu’aux prémices) : avec le développement sans précédent des technologies numériques, les quantités de données produites et collectées par les entreprises, l’Etat, les collectivités ou d’autres organisations ont augmenté de manière exponentielle. Et les informations maintenant recueillies par un nombre croissant d’applications et d’objets « intelligents », depuis les moniteurs de fitness jusqu’aux systèmes domotiques en passant par les bracelets connectés viennent encore accroître ces gigantesques flux de données, au point qu’on estime aujourd’hui à 2,5 millions de teraoctets la quantité de data produites quotidiennement dans le monde¹.

Boîte de pandore pour les uns ; véritable « or noir » du 21ème siècle pour les autres, l’exploitation de ces « big data » nourrit à la fois les phantasmes des Cassandre et les espoirs de développement les plus fous au sein des entreprises, dont une grande majorité a commencé depuis un moment à utiliser ces informations, en toute opacité il faut bien le dire, et en tenant la plupart du temps les consommateurs dans l’ignorance quant aux objectifs de la collecte et à la nature des traitements auxquelles elles procèdent…

Mais les mauvaises pratiques souvent constatées dans les domaines de la collecte et du traitement de la data font aussi écho aux dérives de plus en plus fréquentes observables en amont, dans la production et la diffusion des données qui est faite par les entreprises émettrices. Approximations, communications de résultats d’étude basés sur des échantillons non représentatifs, extrapolations hasardeuses de données financières et autres conclusions trompeuses se sont aussi multipliées ces dernières années, entachant de plus en plus fréquemment la fiabilité et la qualité des données transmises et exposant les entreprises à des risques réputationnels de plus en plus importants, surtout à l’heure du « fact-checking » généralisé.

Alors comment normaliser les pratiques et tirer le meilleur parti des big data pour le plus grand profit des citoyens-consommateurs ? Et comment promouvoir des comportements plus déontologiques ?

C’est à ces questions qu’Assaël Adary² a choisi de s’attaquer, dans un ouvrage passionnant et précurseur« Big ou bug data ? Manuel à l’usage des datadéontologues »³, puisque non content de poser les bases d’une nouvelle discipline (la « datadéontologie »), il recommande la création au sein des entreprises d’un nouveau métier : celui de datadéontologue.

Le brandNewsBlog ne pouvait pas passer à côté d’un tel sujet : merci encore à l’auteur d’avoir avoir accepté de répondre à mes questions et demandes d’éclaircissements !

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>> Le BrandNewsBlog Assaël, vous êtes à ma connaissance un des premiers à vous pencher, en France en tout cas, sur ce sujet de la déontologie des données. Pourquoi y consacrer un livre aujourd’hui, après avoir entrepris d’enseigner la datadéontologie dans plusieurs écoles ? S’agit-il d’une démarche ponctuelle ou d’une nouvelle discipline à part entière ? Vous écrivez en introduction que votre ambition est rien moins que de « sauver les données d’elles-mêmes et de leur dérive » : qu’entendez-vous par là ?

Assaël Adary : Cela fait 4 ans environ que j’ai formalisé cette discipline et que j’ai pensé la datadéontologie comme une pratique… Je n’ose encore dire « science », mais j’ai tout de même cette ambition. Le vrai saut dans ma démarche a été comme souvent le passage par l’enseignement. Préparer un cours, des exercices, et surtout écouter les remarques (souvent très pertinentes) des étudiants m’ont permis d’aiguiser encore mes convictions et de faire un bond significatif dans la structuration du sujet. J’ai parallèlement animé un blog [www.datadeontologue.com] qui m’a obligé, comme un sportif, à m’entraîner régulièrement pour produire de courtes analyses sur des data publiques.

Il y a deux ans, une entreprise a accepté de me laisser appliquer mes principes de datadéontologie sur son rapport d’activité. Cette application très concrète a été une étape importante de validation de l’intérêt de mes recommandations. J’ai à cette occasion pu analyser, avec l’oeil et la rigueur du datadéontologue, toutes les allégations chiffrées présentes dans le rapport (hors chiffres purement financiers déjà contrôlés par les Commissaires Aux Comptes de l’entreprise, naturellement). Au final, une trentaines « d’erreurs », qui sont autant de risques réputationnels parfois importants, ont ainsi pu être détectées et corrigées. 

Je suis alors passé à la rédaction de cet ouvrage car je ressentais le besoin de livrer une présentation complète, liant vision théorique et recommandations concrètes sur les pratiques. A ce titre, ce livre est à la fois l’aboutissement de 4 années de « défrichage » mais aussi une ouverture vers une nouvelle séquence pour la datadéontologie. Pour la suite, je souhaiterais en effet enrichir l’approche en échangeant avec d’autres disciplines, en commençant par les statistiques et les sciences dures évidemment, mais également avec des juristes, pour ne citer que ces deux expertises.

La nouveauté de l’approche est liée à mon avis à l’ampleur qu’a pris cette thématique aujourd’hui. Post-vérité, faits alternatifs, critiques souvent fondées des sondages, rôle des objets connectés… Comme le titrait The Economist, nous sommes bel et bien dans un « data déluge » aujourd’hui. A cet égard, le projet porté par la datadéontologie me semble essentiel car il existe un vrai risque que la vérité devienne progressivement une opinion comme les autres : une grave dérive que je refuse catégoriquement ! Il est pour moi tout à fait vital de réhabiliter les données dans leur rôle de rempart contre l’obscurantisme et le relativisme. Pour y parvenir, il faut promouvoir et produire des données plus fiables et plus honnêtes, qui ne soient plus contestables à tout moment par l’opinion. Donc oui et je l’assume : il devient impératif de sauver les data d’elles-mêmes !

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>> Le BrandNewsBlog : Dans la première partie de votre ouvrage, vous décrivez cette évolution, impulsée par Talleyrand et la révolution française, par laquelle notre pays s’est doté d’un système homogène et centralisé de poids et de mesures, puis d’un ensemble de normes techniques qui n’a cessé de se compléter au fil des 19ème et 20ème siècle. On comprend que ce mouvement de standardisation, appliqué dans tous les corps de métiers, a été un préalable au formidable développement économique de l’époque moderne, en contribuant à fiabiliser les données et à installer les conditions de la confiance entre les différents agents économiques. Mais qu’en est-il depuis l’apparition d’Internet : on a l’impression que la standardisation a « un peu de mal à suivre » ?

Assaël Adary : D’abord, vous avez raison : sans mesure, pas de progrès qui tienne en effet. Sans normalisation et sans contrôle des systèmes de mesure, pas de confiance dans les échanges non plus. Si tout d’un coup vous n’avez plus confiance dans la balance d’un des commerçants de votre quartier, il y a de fortes fortes chances que vous « changiez de crèmerie ». Or, cette vague de normalisation et d’homogénéisation a progressivement transformé tous les secteurs économiques… sauf un, qui tel un village gaulois résiste encore à la mesure : le secteur de la communication. Mais il y résiste à ses dépends. Trop souvent en effet les communicants sont encore assimilés par les élites qui gouvernent les grandes entreprises à une joyeuse bande de troubadours et de saltimbanques… Et ce triste constat est, selon moi, le résultat logique de toutes ces décennies durant lesquelles les communicants ont esquivé les démarches d’évaluation de la performance de leur stratégies. L’évaluation, les Key Performance Indicators devraient être les meilleurs amis, les meilleurs alliés des communicants. Mais les professionnels commencent seulement aujourd’hui à en prendre véritablement conscience.

La révolution numérique est arrivée à point nommé, à grand renfort de tambours et trompettes et en laissant entendre ceci au monde des communicants : « Alléluia, je vais vous sauver en vous offrant sur un plateau le ROI que vous attendiez ». Mieux : « Je vous propose un modèle économique fondé sur la performance ». Le digital matérialisait ainsi la fin de l’obligation de moyens et l’avènement de l’obligation de résultats ! Et puis finalement, nous constatons que le ROI promis n’est pas forcément au rendez-vous et qu’il est en définitive beaucoup plus difficile à mesurer que prévu. Pour deux raisons majeures : les plateformes (Youtube, Facebook, Twitter, etc.) maintiennent une forme d’opacité et d’insincérité des data en étant à la fois « juges et parties » ; et le faux est par ailleurs beaucoup trop répandu sur le web (via les nombreuses techniques de manipulation de données, les achats de likes…)

>> Le BrandNewsBlog : Avec l’émergence et le développement des big data, vous évoquez un véritable changement de paradigme. « Volume », « variété », « vitesse » : quelles sont ces 3 spécificités des big data auxquelles vous faites référence et pourquoi bouleversent-elles complètement le paysage de la production de savoir et de la gestion des données ? Quels sont les principaux enjeux et défis à relever par les entreprises et par tous ceux qui collectent et manipulent ces données ?

Assaël Adary : Les big data, encensées par les data-évangélistes, sont en effet portées par les « 3 V ». L’impressionnante quantité de données produites chaque jour (= Volume) ; la Vitesse de production et de propagation de ces données et enfin leur Variété en constituent les principales caractéristiques. Elles peuvent être très structurées ou déstructurées, chiffrées ou verbales… On ajoute d’ailleurs parfois un 4ème « V » : la Valeur, que je connecte impérativement à mon 5ème « V », la Véracité ! Pour moi en effet : pas de création de valeur possible via les data sans une véracité certifiée.

Les algorithmes, les DMP (Data Management Platforms) parviennent plutôt bien et de mieux en mieux à gérer les 3 premiers « V ». Les deux suivants (Valeur et Véracité) nécessitent selon moi l’intervention humaine : les entreprises doivent en effet investir autant dans le 5ème « V » (la Véracité) que dans les 3 premiers pour réussir à créer de la Valeur à partir de leurs données. C’est pour cela que je milite pour la formation et le recrutement d’un datadéontologue pour 50 data scientists… ni plus, ni moins !

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>> Le BrandNewsBlog : A côté des formidables opportunités qu’offrent les big data, la généralisation des pratiques de fact checking, le foisonnement des parties prenantes (toujours plus réactives aux discours et aux informations transmises par l’Etat et les entreprises) et la multiplication des problèmes de sécurité liés à la gestion de grands volumes de données totalement dématérialisées… exposent les organisations à de nouvelles menaces opérationnelles et à d’importants risques réputationnels et d’image. Pour y faire face, vous préconisez pour votre part la création d’une fonction de datadéontologue au sein de chaque entreprise… Quelles en seraient/sont les objectifs et principales missions ?

Assaël Adary : En effet, la question n’est plus de produire des data : elles se produisent aujourd’hui toutes seules ou presque ! La vraie problématique est de savoir ce que nous allons en faire et quelle société (avec les data) nous voulons demain. La mission du datadéontologue est d’agir comme une « membrane active » entre les données et les usages qui en sont faits…

Le datadéontologue doit de facto être « bilingue ». Il doit savoir parler aux utilisateurs des data (responsables RSE, commerciaux, DG, dircom, DRH…) mais également à leurs producteurs. Il intervient par conséquent sur toute la chaîne de valeur des données depuis la définition des hypothèses de travail, les protocoles d’extraction et de traitements, les éventuels redressements ou extrapolations, les analyses, jusqu’aux commentaires et à la communication qui sont produites à partir et autour des data

Il faut en effet comprendre que les entreprises n’ont aujourd’hui plus le choix : elles doivent nécessairement composer avec des ONG ultra-compétentes en matière d’analyse des données et une nouvelle génération de journalistes formés et éprouvés au fact checking… Sans parler des consommateurs et citoyens qui sont eux aussi très vigilants et attentifs aux données. La bataille de la réputation se joue donc aujourd’hui, et se jouera encore davantage demain sur ce champ des big data.

>> Le BrandNewsBlog : Garant de la qualité et la conformité des données (principalement quantitatives) produites par l’entreprise, au regard des standards et des règles qui doivent gouverner leur production et leur diffusion, le datadéontologue est un peu le pendant du « Correspondant Informatique et Libertés » (CIL) introduit et préconisé il y a quelques années par la CNIL, mais avec un rôle élargi à toutes les typologies de données et une réelle capacité de recommandation et d’intervention sur les circuits de production et de diffusion des informations. Qui les entreprises devraient-elles nommer à ce poste ? Quelles sont les compétences/aptitudes à avoir ? S’agit-il d’une fonction à temps complet ou d’une énième mission confiée à un expert des chiffres ou du droit (statisticien, financier, juriste…) ?

Assaël Adary : L’évolution de la posture de la CNIL me semble être de bon augure, car désormais l’institution est davantage dans l’anticipation et la pédagogie plutôt que dans la sanction et la stigmatisation. Les Correspondants Informatiques et Libertés sont d’ailleurs les meilleurs symboles de cette belle évolution, qu’il faut saluer. 

Le datadéontologue doit quant à lui être investi d’un rôle élargi. Il traite de toutes les données, hormis les données financières qui disposent déjà de leur propre « datadéontologue » en la personne du Commissaire Aux Comptes. Le datadéontologue doit disposer de toutes les compétences pour analyser la qualité et la sincérité des données produites et la fiabilité de leur processus de production mais également tout ce qui concerne la communication des données. 

Au regard du rythme de production des data au sein des entreprises, je pense que le métier de datadéontologue mérite bien une mission à temps plein, voire davantage dans le cas de grandes organisations produisant beaucoup de contenus. Se pose-t-on la question du nombre de personnes rattachées aux directions financières ? Dans son rôle de tiers de confiance, qui ne peut être « juge et partie », il est important que le datadéontologue ne soit pas un des producteurs des données ni un des communicants de l’entreprise. De par sa mission, il y aurait même du sens à ce qu’il ne soit pas rattaché à l’organisation et intervienne comme un prestataire, à l’instar des experts comptables qui viennent certifier les comptes…

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>> Le BrandNewsBlog : Vous préconisez dans votre ouvrage un certain nombre de bonnes pratiques à respecter par les organisations pour être plus vertueuses en termes de production et surtout de communication de données chiffrées. « Citer ses sources », « en confronter plusieurs », « bien choisir ses unités de mesure »… Pourriez-vous revenir pour les lecteurs du BrandNewsBlog sur les plus importants de ces « commandements » de la datadéontologie que vous préconisez ?

Assaël Adary : La première et la plus essentielle de ces bonnes pratiques est probablement de copier la méthode des sciences dures, qui posent comme principe de vérité la sentence suivante : « cette conclusion scientifique est vraie tant qu’elle n’est pas fausse » (sous-entendu : tant qu’elle ne peut pas être contredite). Mais pour affirmer cela il faut aussi partager la méthodologie de calcul et les protocoles qui ont conduit à la conclusion… Bref : être dans l’open-data le plus complet et la transparence méthodologique. Dès qu’il y a opacité, il y a suspicion et la suspicion conduit à la perte de confiance dans les données produites et plus encore dans l’émetteur de ces données.

Evidemment, citer de manière très explicite ses sources ou les référentiels utilisés est primordial. Les unités de mesure méritent également une analyse poussée car elles recouvrent toujours une réalité singulière. Prenons un exemple simple : pour comptabiliser « une vue » d’une vidéo sur une plateforme, faut-il considérer le visionnage de la vidéo dans son intégralité, le visionnage d’une partie seulement ou bien le simple fait d’avoir appuyé sur le bouton « play » ?…

Autre conseil, comme un secrétaire de rédaction qui vient corriger les fautes de syntaxe d’un texte, le datadéontologue doit investiguer toutes les communications chiffrées de l’entreprise et recenser tous les mots ou verbes qui comportent une « allégation chiffrée » ou qui se référent à des chiffres sans les citer : les termes « en croissance », « leader », « n°1 » ou « premier » doivent pouvoir être étayés de preuves concrètes et argumentés.

On peut également faire une « faute de chiffre » comme on fait une faute d’orthographe : le datadéontologue est aussi là pour les corriger ou les éviter en relisant les documents avant leur diffusion.

12commandements>> Le BrandNewsBlog : Nous venons d’évoquer largement l’utilisation et la diffusion des big data sous l’angle de la maîtrise des risques qui peuvent leur être associés. Mais évidemment, la collecte et l’exploitation intelligente de ces données peut être non seulement la source de nouveaux business ainsi qu’un vecteur de différenciation non négligeable pour les entreprises… Plusieurs études ont notamment démontré que les consommateurs étaient beaucoup plus enclins à communiquer leurs données personnelles si celles-ci sont utilisées pour améliorer sensiblement les produits et services offerts par les marques, leur simplifier la vie ou leur permettre d’économiser de l’argent, comme le font par exemple le bracelet Magic band de Disney ou le thermostat Nest conçu par Google… Les datadéontologues au sein des entreprises auront-ils vocation à être associés à l’identification de ce type d’opportunités,  pour en mesurer/valider l’intérêt réel pour les consommateurs ?

Assaël Adary : En effet, le datadéontologue devra notamment veiller à ce que les innovations qui produisent des data « utiles » pour le consommateur ne détériorent pas, par ailleurs, un élément de réputation. Rappelons-nous ici le procès évité de justesse par Nike (via une proposition d’entente qui aurait coûté 7 millions de dollars à la marque) concernant son bracelet Nike+ FuelBand. Les consommateurs américains considéraient notamment que les mesures biométriques du dispositif étaient incorrectes, contrairement aux déclarations concernant la capacité du bracelet à quantifier les calories brûlées, le nombre de pas… Cette class-action était à ma connaissance une des premières concernant la Véracité des données, le 5ème « V » pour lequel je milite… Il est clair qu’un datadéontologue au sein de Nike aurait pu anticiper ce risque et éviter le procès à la marque. 

Evidemment, les usages des big data regorgent d’opportunités de business pour les entreprises et elles doivent les saisir dans le respect des règles éthiques, sinon ce sera inévitablement l’effet boomerang comme pour Nike.

>> Le BrandNewsBlog : Une des études les plus complètes menées ces dernières années sur le sujet de l’exploitation des big data est à mon avis celle conduite par Timothy Morey, Theodore Forbath et Allison Schoop, dont les résultats ont été publiés il y a quelques mois par la Harvard Business Review*. Un des enseignements les plus intéressants de cette étude internationale est notamment que les consommateurs, en fonction de leur culture et de leur origine, attribuent à certains types de données plus de valeur qu’à d’autres (les asiatiques, souvent plus « collectivistes », valorisant par exemple beaucoup moins les données concernant leur vie privée que les américains ou les allemands, mais étant très sensibles au vol d’identité par exemple : cf tableau ci-dessous). De même, concernant le type d’entreprises auxquelles les consommateurs font le plus confiance pour gérer leurs données (cf 2ème tableau ci-dessous), de grandes disparités de perception existent entre les médecins prodiguant des soins de base ou les sociétés de financement, jugées les plus dignes de confiance, et les leaders d’internet comme Google et Yahoo (moyennement dignes de confiance), les réseaux sociaux et Facebook en particulier étant jugés comme les moins dignes de confiance. Etes-vous surpris de ces résultats ?

Assaël Adary : C’est ce que le datadéontologue ne cesse de répéter : les grandes plateformes, tout comme les algorithmes, ne sont pas JAMAIS neutres. Les citoyens sont bien conscients de cette « non neutralité », comme le prouvent les résultats d’étude que vous citez, et c’est assurément une bonne chose. C’est notamment pour cela et parce que ces plateformes et les réseaux sociaux peuvent avoir une influence non négligeable sur la formation des opinions dès le plus jeune âge que je milite pour que la datadéontologie soit enseignée de manière très simple dès le collège, à l’âge des premiers usages intensifs du web 2.0. 

Par ailleurs, le rapport aux data est en effet éminemment culturel. Dans le cas du procès aux Etats-Unis du bracelet FuelBand, le reproche des consommateurs américains ne concernait pas tant la protection des données personnelles en effet, que Véracité des données produites… Il est tout à fait probable qu’en Europe le procès aurait davantage porté sur la protection des données personnelles justement. Mais quel que soit le continent et les considérations culturelles, les problématiques concernant les données émergent de plus en plus fortement partout dans le monde, rendant plus que nécessaire le développement d’une véritable datadéontologie.

>> Le BrandNewsBlog : Pour Timothy Morey, Theodore Forbath et Allison Schoop, dont l’étude et les conclusions corroborent totalement vos recommandations déontologiques, les entreprises sont légitimes à exploiter les big data et peuvent en tirer un énorme avantage compétitif à condition de le faire de manière totalement transparente, en expliquant à quelles fins seront utilisées les données collectées, en permettant aux consommateurs d’avoir accès et de modifier à tout moment leurs données personnelles et à condition que le « prix » ou la valeur ajoutée de service offerte en contrepartie aux clients en vaille vraiment la peine. Mais malgré les efforts affichés par un certain nombre de marques, la plupart choisissent encore de collecter et utiliser les données clients sans les en informer. Pourquoi de telles résistances et une attitude aussi peu responsable, à votre avis ?

Assaël Adary : Ainsi que je l’exprime très clairement dès les premières lignes de mon livre, je me range assurément « du côté », c’est à dire en faveur des big data. Pour le dire simplement : je suis résolument « pour » ! Je pense en effet qu’elles peuvent représenter ce nouvel « or noir » de l’économie que vous évoquez en introduction… tant que la confiance entre les acteurs demeure forte. 

La transparence pour le citoyen-consommateur sur les bénéfices que les marques pourront leur offrir en échange des données collectées et sur la simplicité d’accès à leurs données me paraissent en effet des principes essentiels. Et pourquoi pas (des start up y travaillent déjà) offrir aux individus la possibilité de monétiser leurs propres données… et de recevoir des royalties en contrepartie ? Les grandes plateformes que nous avons citées pourraient tout à fait, sans trop entamer leurs profits mais en renforçant au contraire leur crédibilité, redistribuer un tout petit peu du CA qu’elles réalisent à partir de nos données… de la même façon qu’elles rétribuent déjà par ailleurs un certain nombre d’influenceurs et de Youtubers par exemple…

>> Le BrandNewsBlog : On le voit, comme à l’époque de Talleyrand et de la révolution, la question de la confiance (envers les données et envers ceux qui les exploitent) demeure un critère central pour un développement de l’économie et pour les exploitations futures qui seront faites des big data. Google, Facebook et les autres plateformes sociales en ont maintenant bien pris conscience, comme les plateformes d’e-commerce qui avaient parmi les premières compris tout l’enjeu d’une attitude responsable et l’intérêt d’une réelle datadéontologie. Et puisque datadéontologie et intérêts des entreprises semblent converger, peut-être peut-on espérer que les entreprises les plus vertueuses en matière de gestion des données seront également demain les plus rentables. Qu’en pensez-vous ? Partagez-vous cet optimisme au sujet de l’avenir des big data ?

Assaël Adary : En ce qui me concerne, je suis tout à fait convaincu que la confiance est le principal booster de la performance économique. Elle renforce durablement la qualité des relations. Et pour ce qui est des sites e-commerce et des grandes plateformes du web et des réseaux sociaux, malgré leurs efforts, je pense qu’elles ont encore beaucoup à faire pour sortir de cette opacité qui les caractérise en matière de collecte et de traitement des data. Les entreprises doivent absolument pouvoir se réapproprier les données générés par leurs contenus, c’est une question vitale.

D’une manière plus globale, si les acteurs des data ne se mobilisent pas d’eux-mêmes très activement pour s’autoréguler en engageant des démarches profondes en matière d’éthique, je prédis nécessairement la promulgation d’une ou plusieurs lois, aussi puissantes que la loi Sapin de 1993, qui viendront réguler « par le haut » les pratiques… D’ailleurs, cette loi qui avait révolutionné la publicité vient d’être étendue en 2017 à la publicité digitale, en instaurant par exemple une traçabilité dans le suivi et les performances des publicités en ligne lors de campagnes programmatiques, notamment en RTB (real time bidding). Sans être pessimiste, je dirais donc qu’il y a fort à parier qu’une auto-régulation par les acteurs ne soit pas suffisante, ni à la hauteur des enjeux…

 

 

Notes et légendes :

(1) Source : IBM (https://www-01.ibm.com/software/fr/data/bigdata)

(2) Après des études de philosophie et un magistère au Celsa, Assaël Adary a co-fondé en 1995 le cabinet d’études Occurrence, spécialisé dans l’évaluation des actions de communication. Président de l’association des alumni du Celsa, enseignant dans plusieurs écoles et universités dont l’Université Paris-Descartes, la Sorbonne et le Master Communication de Sciences Po, il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la communication et à la responsabilité sociale, dont « Les 100 premiers jours d’un(e) dircom », le « Communicator » (avec Thierry Libaert, Céline Mas et Marie-Hélène Westphalen), « Toute la fonction communication » (avec Thierry Libaert) ou encore « Evaluez vos actions de communication ».

(3) « Big ou bug data ? Manuel à l’usage des datadéontologues » par Assaël Adary – Editions du Palio, février 2017.

* « Données clients : concevoir un système transparent et de confiance », par Timothy Morey, Theodore Forbath et Allison Schoop – Harvard Business Review France, juin-juillet 2016. (NB : Article complet payant sur le site de la Harvard Business Review France)

 

Crédits photos et illustrations : Thomas Gogny pour Stratégies, Assaël Adary, Occurrence, X, DR

Nouvelle économie : vers une responsabilité globale des GAFA et autres e-brands ?

gafa1Ces dernières semaines, les comportements douteux de plusieurs géants de la high tech ont largement nourri l’actualité. Qu’il s’agisse des pratiques fiscales d’Apple, du modèle économique d’Airbnb ou du cynisme supposé des dirigeants de Facebook, les « affaires » et comportements en question sont encore venus alimenter, s’il en était besoin, la défiance des autorités et des acteurs institutionnels européens vis-à-vis de ces marques pourtant plébiscitées par les consommateurs.

Au coeur des conflits entre les institutions européennes et ces champions essentiellement américains : des divergences  de conception et d’appréciation quant au droit à appliquer (droit à l’oubli, limites entre liberté d’expression et apologie du terrorisme…), des controverses sur des abus de position dominante, mais aussi et surtout de grandes questions concernant la création et la répartition de la valeur.

Première pomme de discorde (c’est le cas de le dire) : la fiscalité et l’amende record de 13 milliards de dollars infligées la semaine dernière par la Commission européenne à Apple. Cette amende d’un montant inédit a certes déclenché l’ire de Tim Cook et des autorités américaines, mais également mis dans l’embarras les autorités irlandaises, encore une fois pointées du doigt pour leurs pratiques de dumping fiscal. Un peu plus tôt au mois d’août, c’est le détournement de la valeur auquel procède Airbnb qui avait provoqué la colère et la mobilisation de la mairie de Barcelone… Enfin, la plus ancienne de ces polémiques estivales remonte à la sortie en juillet de Chaos Monkeys : Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley. Dans cet ouvrage écrit par un ancien employé de Facebook, les révélations de l’auteur jettent une lumière crue sur l’hypocrisie et l’irresponsabilité de nombreux patrons de la Silicon Valley, qui n’auraient d’égard ni pour leurs employés ni pour les Etats, ni pour les pans entiers d’économie qu’ils « ubérisent », car seul compte in fine le(ur) profit à court terme…

Intimement persuadé que les GAFA et autres e-brands¹ sous-estiment les conséquences que ce type de scandales aura nécessairement sur la perception et l’attractivité de leur marque, il me paraissait important de souligner aujourd’hui, a contrario, combien une démarche de responsabilité globale et un engagement progressif sur le chemin de la création de valeur partagée leur seraient plus profitables. Voici donc, si vous le voulez bien, la démonstration de quelques convictions qui me sont chères, mais dont je ne doute pas qu’elles feront également leur chemin au sein de ces géants du numérique, car il y va directement de leur intérêt et leur pérennité.

Pourquoi Tim Cook et Apple gagneraient à faire « amende honorable »

Evidemment, ce n’est pas tous les jours qu’on se voit condamné à acquitter une amende de 13 milliards d’euros. Il faut s’appeler Apple et avoir concentré toute l’attention de la Commission européenne pour bénéficier d’un tel « traitement de faveur. » En même temps, si je m’appelais Tim Cook, j’aurais sans doute fait preuve de davantage de retenue à l’énoncé de la sanction prononcée la semaine passée par la Commission européenne…

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En dénonçant au travers de cette décision « une politique pourrie », et en se fendant d’une lettre au vitriol à l’attention de la communauté Apple en Europe, le ton du patron  de la première capitalisation mondiale n’est pas sans rappeler celui de Barack Obama himself il y a quelques temps. Prenant alors fait et cause pour Google et Facebook dans leurs démêlés fiscaux face à l’UE, le Président des Etats-Unis n’hésitait pas à teinter son discours d’accents assez impérialistes : « Pour défendre Google et Facebook, la réponse européenne est parfois dictée davantage par des intérêts commerciaux qu’autre chose. […] Leurs entreprises – les fournisseurs de services qui, vous savez, ne peuvent pas rivaliser avec les nôtres – essaient essentiellement d’empêcher nos entreprises de fonctionner efficacement . Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, développé et amélioré de telle manière que l’Europe ne puisse pas lutter. Et fréquemment, ce qui est décrit comme des prises de positions nobles est en fait juste une manière de placer leurs intérêts commerciaux… ». Si tant est que quelqu’un ait jamais « possédé » Internet, l’avertissement est on ne peut plus clair : prière est faite aux fonctionnaires européens d’aller enquêter ailleurs et de laisser les géants américains « optimiser » leur fiscalité comme bon leur semble…

Après tout, il faut bien admettre que les questions de fiscalité sont éminemment complexes. Et si les grandes multinationales américaines, comme Apple, se disent en général favorables au règlement de l’impôt « là où la valeur ajoutée est créée », c’est à dire aux Etats-Unis (car leurs principaux centres de recherche s’y trouvent), rares sont celles qui acceptent de rapatrier sur le sol américain les profits de leurs filiales internationales. Ainsi que l’expliquait récemment Jean-Marc Vittori, dans une chronique des Echos², ce seraient en effet quelques 2 400 milliards de dollars de profits que ces grandes multinationales (de Microsoft à Pfizer) garderaient encore dans les paradis fiscaux pour ne pas avoir à subir le prélèvement conséquent de 35% opéré par le Trésor américain. On comprend que les autorités américaines soient intéressées à récupérer un jour ce gigantesque pactole… et voient d’un très mauvais oeil les revendications comme celles de la Commission européenne, qui semble convoiter à son tour une part de cet alléchant gâteau !

Du point de vue du consommateur européen lambda, pas sûr néanmoins que ces subtilités soient vraiment perçues ni comprises. Tandis que les taux de prélèvements obligatoires moyens oscillent dans l’UE entre 25,7% du PIB (Roumanie) et 45,7% (en France), comment comprendre en effet que ces superpuissances que sont les GAFA n’acquittent que 12,5% d’impôts en Irlande, voire, grâce à des accords spéciaux comme ceux qu’aurait détecté la Commission, 0,005 % en 2014 pour tous les profits réalisés par Apple dans ses différentes filiales européennes ? (NB : le taux d’imposition acquitté par Google sur ses bénéfices hors des Etats-Unis serait quant à lui de 2,4%, grâce aux dispositifs fiscaux exposés dans cet article).

Quand, de surcroît, on trône au sommet des capitalisations mondiales (voir le tableau ci-dessous) et qu’on peut s’enorgueillir, à l’instar Apple, d’afficher une marge brute globale de 38% (digne d’un acteur du luxe) et de disposer d’une trésorerie de 216 milliards de dollars (!), que pèsent d’ailleurs les 13 milliards d’euros réclamés par la Commission ? Sauf à vouloir à tout prix passer pour une multinationale « prédatrice » et socialement peu recommandable, comment ne pas voir l’intérêt d’une politique fiscale plus transparente et faire enfin « amende honorable » en abandonnant ces pratiques fiscales d’un autre âge ?

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Les entreprises numériques globales priées d’assumer davantage leurs responsabilités locales…

Depuis des lustres, les géants du numérique l’ont bien compris : leur grande force (grâce à Internet notamment), c’est d’abord de pouvoir apporter à chacun, où qu’il se se trouve, le même produit/service, à des conditions tarifaires semblables ou similaires. A ce titre, les GAFA et toutes les grandes plateformes créées ces 20 dernières années ne manquent jamais de rappeler qu’elles sont avant tout des marques « globales et mondiales », revendiquant subsidiairement leur droit à ignorer, aussi longtemps qu’elles le peuvent, les contraintes et règlements locaux susceptibles d’entraver leur business.

Et c’est sans doute là, en premier lieu, que le bât blesse. Car ainsi que le résumait dans un article récent Mathieu Weill, directeur général de l’Afnic³, ces géants de la nouvelle économie ne devraient pas pouvoir profiter à la fois des conditions avantageuses de la fiscalité irlandaise, se retrancher quand cela les arrange derrière les conceptions très américaines et libérales de la protection de la vie privée et demander, dans le même temps, à bénéficier par exemple du crédit d’impôt recherche français… Il y a là, certes, la preuve d’une insigne faiblesse de la part de l’UE, mais avant tour une concurrence déloyale vis-à-vis des marques et entreprises respectueuses de tous les règlements locaux.

Ainsi, pour « encadrer » davantage les GAFA et amener la plupart des grandes plateformes à des comportements plus responsables, selon Mathieu Weill, « un critère majeur devrait être l’engagement à respecter l’ensemble des territoires sur lesquels ils opèrent et à s’y implanter dans la durée, notamment en y payant leurs impôts à proportion de leur activité sur place. Ils devraient également accepter l’existence de cadres juridiques différents à travers le monde et, plutôt que de se retrancher derrière celui qui les arrange, les respecter pleinement et en tous points, ou renoncer à certains marchés. » 

De même, ces plateformes et grands acteurs du numériques seraient-ils bien inspirés de rendre des comptes au niveau local et de systématiser cette transparence qu’ils ne pratiquent que très ponctuellement, quand ils reçoivent des requêtes des autorités notamment. Et le directeur général de l’Afnic d’exhorter les GAFA et e-brands à communiquer, à terme, sur les montants d’impôts exacts acquittés dans chaque pays, sur les procédures engagées pour se conformer aux cadres juridiques locaux, mais aussi sur le nombre de cas où des entreprises ont été écartées de leurs plateformes et pour quelles raisons, de même que sur le nombre d’utilisateurs qui ont été le cas échéant suspendus, arguant du fait que de telles exclusions peuvent souvent porter gravement atteinte à l’activité de l’entreprise et des particuliers en question.

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Airbnb, Booking.com & Cie : champions de la création… ou du détournement de valeur ?

En annonçant le 10 août dernier qu’elle allait fermer quelques 254 meublés loués sans autorisation et qu’elle infligerait à chaque propriétaire une amende de 30 000 euros, la mairie de Barcelone a fait un buzz mondial. Il s’agissait certes, en premier lieu, de répondre à cette priorité qu’est devenue pour la municipalité la régulation de son activité touristique, de plus en plus débordante. Mais incidemment, c’est bien l’activité et le business model des plateformes telles qu’Airbnb ou HomeAway qui étaient directement visés par ces mesures.

Au-delà des loueurs indélicats, qui ne disposaient d’aucune licence pour proposer leurs meublés à la location, c’est en effet au détournement de valeur auquel les plateformes de location procèdent que la très dynamique maire de Barcelone, Ada Colau, a décidé de s’attaquer. Elue en juin 2015, elle a lancé depuis 1 an une grande campagne d’inspection des logements illégaux, aboutissant à la fermeture de plus de 400 d’entre eux et a réussi à faire condamner Airbnb et HomeAway à 30 000 euros d’amendes chacun pour avoir publié des offres de logements sans numéro de licence au registre du tourisme de la ville.

Pour cette élue opiniâtre, si ces nouveaux acteurs du tourisme que sont les plateformes ont bien créé un nouveau business model et une valeur réelle pour leur utilisateurs, elles exploitent indûment le patrimoine touristique des villes et sites sur lesquels leur succès s’appuie, sans leur rétrocéder la moindre fraction de la valeur ainsi créée.

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Les arguments des détracteurs des plus grands sites d’hébergement en ligne, tels que Booking.com rejoignent quant à eux les critiques adressées traditionnellement aux plus grandes plateformes. Sous prétexte qu’elles sont désormais devenues incontournables sur leurs marchés respectifs, elles sont accusées de spolier les professionnels d’une partie non négligeable de la valeur (de 3 à 15 % des transactions réalisées en général), contre un service limité dont ils ne peuvent en réalité se passer. Ce faisant, il est également reproché à ces plateformes d’imposer leurs conditions d’utilisation (et tout éventuel changement) à leurs abonnés et d’exercer, à travers la menace permanente du déréférencement, un pouvoir de nuisance considérable sur l’activité et le sort des professionnels en question.

Dixit Mathieu Weill : « La visibilité sur Internet d’un restaurateur périgourdin dépend fortement de  ce qu’il débourse auprès de Booking.com ou de Google pour être référencé et accessible, même à des personnes habitant dans son propre département. Un lycéen breton, lui, s’adresse essentiellement sur Facebook ou Snapchat à des amis proches. Plus tard, il s’adressera à des recruteurs, dans un environnement qui restera local. Dans ces deux cas, l’utilisateur, faute de maîtriser son identité numérique, la laisse construire par les plateformes [américaines en général]. Il se soumet donc à des conséquences économiques et sociales directes et perceptibles, alors que les causes lui en restent inaccessibles. Si les plate-formes changent leur politique commerciale, notre restaurateur ne pourra que se plier à leurs conditions, faute de quoi il deviendra invisible. Quant au lycéen, c’est la permanence de la visibilité de ses échanges avec ses camarades qui est susceptible de poser problème à l’avenir. »

Ainsi, on le voit, création et confiscation de valeur sont la plupart du temps étroitement mêlés dans la proposition de la plupart des e-brands que nous connaissons. Et dans ces derniers exemples, c’est une fois encore le statut « hors-sol » de ces grandes marques mondiales qui pose le plus de problème, les impacts de leur activité et de leur moindre décision étant principaux locaux, tandis que leur modèle juridique l’implantation de leurs sièges sociaux les protège le plus souvent de tout recours de la part de leurs utilisateurs.

Promouvoir un triple contrat de marque harmonieux : première recette de succès durable pour les marques…

C’est Florence Touzé, grande experte du branding et chantre du marketing implicatif*, qui résume le mieux à mon avis le nouveau paradigme dans lequel sont aujourd’hui entrées les marques… et les obligations inédites qui en découlent. Dans un article de référence** publié en début d’année dans la Revue des marques, celle-ci nous explique comment la défiance s’est emparé des consommateurs, lassés par les propositions artificielles et interchangeables des marques. De plus en plus soucieux de leur environnement et sensibles aux conditions dans lesquelles les entreprises et leurs salariés conçoivent et fabriquent leurs produits et services, ils réclament une transparence accrue et se montrent particulièrement réactifs aux crises et autres bad buzz qui viennent ternir la réputation des marques dans ce domaine.

Consom’acteurs surinformés, hyperconnectés et méfiants, ils plébiscitent sondages après sondages les marques qui leur semblent les plus honnêtes et les plus sincères. Et ils sont de plus en plus nombreux à exiger, de facto, une cohérence accrue entre la proposition de valeur, les discours et le comportement de leurs marques de prédilection.

A ce titre, dans le « triple contrat transactionnel, relationnel et social » qui les relie à leurs publics, il est déterminant pour chaque marque d’être parfaitement alignée, faute de quoi les consommateurs le détectent et sont susceptibles de la sanctionner, en la délaissant in fine pour une de ses concurrentes.

Et Florence Touzé de rappeler la composition de ce triple contrat : la première dimension, transactionnelle, est celle par laquelle la marque réduit l’incertitude de l’achat et démontre en quoi elle apporte une réponse concrète à un besoin ou une envie. La dimension relationnelle du contrat est celle par laquelle la marque s’efforce de créer du lien avec ses publics, en mettant en avant des valeurs partagées ou en leur proposant une expérience commune. La dimension sociale  consiste enfin à donner du sens à la consommation d’un produit / service, en s’appuyant notamment sur des valeurs sociétales fortes.

Du point de vue de ce triple contrat, ainsi que le démontre Florence Touzé, toutes les marques ne performent pas de la même manière et n’ont pas forcément la même constance dans le temps… Ainsi, après avoir longtemps fait office de « cas d’école » comme LA marque par excellence ayant réussi à concilier qualité du produit, désirabilité et communauté de pensée, la réalité industrielle d’Apple (et maintenant sa réalité fiscale) l’ont rattrapée. Les mauvaises conditions de travail dans les usines de ses sous-traitants asiatiques, de même que les pratiques d’optimisation fiscale évoquées ci-dessus rendent son contrat de marque beaucoup plus dissonant, l’exposant de plus en plus à la concurrence de concurrents plus harmonieux tels que Samsung.

A contrario, Florence Touzé ne manque pas de faire l’éloge du triple contrat de marque du site Leboncoin.fr. Pour la titulaire de la chaire RSE Audencia Group, la marque norvégienne a su conserver ses atouts d’origine : simplicité d’utilisation, accessibilité et gratuité (contrat transactionnel) ; modestie et proximité (contrat relationnel) ; tout en développement un management humain et pragmatique et un fort engagement de ses collaborateurs et clients (contrat sociétal).

triple-contrat

Ainsi, on le voit : pour toute marque et a fortiori pour les GAFA et les e-brands, passer d’une logique purement produit-service à une logique de marque leur permettrait d’être sans aucun doute plus efficace et de moins transiger avec la richesse et la cohérence de leur proposition de valeur.

La création de valeur partagée plébiscitée par les consommateurs et source d’inspiration pour les marques…

Au delà des questions de cohérence et de la pression que les consommateurs ne manqueront pas de mettre, à terme, sur les entreprises dont les contrats de marque sont les plus « dissonants », la création de valeur partagée est une autre piste intéressante à explorer, pour pérenniser l’attractivité des marques.

De quoi s’agit-il et en quoi consiste cette valeur partagée ? Concept créé par Michael Porter, il s’agit en définitive d’aligner les intérêts de l’entreprise sur ceux de la société, en développant une activité créatrice de valeur pour un maximum d’agents économiques : collaborateurs, partenaires, clients et prospects, société environnante.

Loin d’être utopique, ce modèle influence déjà un certain nombre d’entreprises locales et multinationales, qui s’emploie à conjuguer efficacité économique et politique RSE active au quotidien. Parmi les plus grandes marques mondiales, le groupe Danone, mais également Nestlé ou Coca Cola, se sont lancées dans des programmes et des politiques ambitieuses, montrant ainsi l’exemple à un grand nombre d’acteurs du numérique, pour lesquels le chemin reste à faire.

Parmi les GAFA, Google est certainement l’acteur le plus avancé sur ce plan : on soulignera ainsi les nombreuses initiatives initiées par le groupe pour aider les entrepreneurs à se développer (exemples : « Google for Entrepreneurs » et « Google Campus« , qui visent à soutenir les initiatives d’entrepreneurs du monde entier), mais également l’initiative engagée localement par l’excellente Anne-Gabrielle Dauba : « Google Moteur de Réussites Françaises » qui récompense les entreprises et associations ayant réussi et innové grâce au numérique.

Au-delà de la valeur d’usage de leurs produits / services / plateformes, dont chacun s’accorde à dire qu’elle est à la fois élevée et novatrice, il reste, pour la plupart des géants du numériques et des plateformes, à compléter leur proposition de valeur par une réelle plus-value sociale et sociétale. Si c’est encore là que le bât blesse le plus souvent (et je n’ai pas mentionné, jusqu’ici, les conditions de travail dans les centres logistiques d’Amazon…), ces grandes marques ont vraiment tout à gagner à soigner cette dimension… Faute de quoi, tôt ou tard, les consommateurs pourraient bien ouvrir les yeux et décider d’aller chercher ailleurs, ce supplément d’âme sociétal qui manque si cruellement à certains de ces nouveaux champions du commerce.

 

 

Notes et légendes :

(1) Les « e-brands » correspondent à une nouvelle génération de marques, nées d’abord sur Internet, et dont le business model s’appuie essentiellement sur une commercialisation ou une diffusion via le web.

(2) « La souris Apple, le chat Treasury et le rat européen », chronique de Jean-Marc Vittori – Les Echos, mardi 6 septembre 2016

(3) « Les entreprises numériques globales doivent aussi penser local », tribune de Mathieu Weil, directeur général de l’Afnic (Association Française pour le Nommage Internet en Coopération) – Les Echos, vendredi 2 septembre 2016

* Le « marketing implicatif », dont Florence Touzé défend les valeurs dans son ouvrage « Marketing, les illusions perdues » (Editions La Mer salée / mars 2015) se définit comme un « marketing positif et constructif qui puisse satisfaire aux nouvelles aspirations humaines, un marketing soutenable et porteur de valeur pour les entreprises »

** « Revendiquer son nom pour revendiquer sa marque », article de Florence Touzé – Revue des marques n°93, janvier 2016.

 

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