Communication environnementale : quels freins et quels leviers pour sensibiliser efficacement… et mobiliser (enfin) pour la planète ?

C’est un « pavé dans la mare communicante », mais aussi dans le jardin de l’écologie, que vient d’envoyer en cette rentrée Thierry Libaert…

Dans un ouvrage passionnant et brillant, nourri de plus de 20 ans d’engagement personnel, ce grand expert de la communication sensible et de la communication environnementale nous offre un constat sans concession : celui de l’échec de plus de 40 ans de discours écologiques et des tentatives de sensibilisation aux grands enjeux climatiques et environnementaux.

Alors que la « maison brûle » et que tous les indicateurs du dérèglement climatique et écologique ont viré au rouge écarlate, nous n’avons en effet jamais été autant « informés » des catastrophes à venir. Pourtant, rien ne bouge… ou si peu. Tout se passe comme si les alertes répétées de la communauté scientifique ne produisaient plus qu’un lointain brouhaha à nos oreilles. Et même la pratique des « écogestes », loin d’être anodine, a régressé parmi nos concitoyens. Nous demeurons plus que jamais spectateurs de l’emballement d’un train fou, dont nous nous résignons à n’être que les passagers.

Pourquoi une telle inaction, quand tous les sondages nous disent que nous n’avons jamais été aussi préoccupés par la cause environnementale, et déterminés à modifier nos comportements ?

Avec finesse, Thierry Libaert décrypte sans concession le décalage entre nos belles déclarations de citoyens responsables et nos comportements de consommateurs, souligne nos paradoxes et ceux des acteurs politiques et des entreprises, et nous dévoile les 4 freins à une véritable prise de conscience individuelle, préalable à tout changement.

De fait, nous dit le membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot et du Earth & Life institute, les scientifiques, les écolos et les communicants se sont trompés de combat, car ce n’est ni en abreuvant le grand public de chiffres et d’images d’ours sur la banquise, ni en effrayant et culpabilisant la population que nous pourrons sortir de notre mortiphère inertie… Il s’agit de repenser l’ensemble des discours de sensibilisation, de relier les enjeux climatiques et écologiques à nos vies quotidiennes, mais aussi de modifier nos représentations en produisant un nouveau récit beaucoup plus motivant et mobilisateur… Tout un programme, certes, mais qui requiert en particulier le talent et une vraie implication des communicants que nous sommes !

Biais des sondages, contradictions et paradoxes comportementaux, freins et leviers psychologiques à une véritable prise de conscience et à l’action, responsabilité et appétence au changement des différentes générations, rôle de la publicité et de la communication pour réenchanter nos imaginaires… Thierry Libaert* a accepté pour le BrandNewsBlog d’évoquer ces différentes dimensions d’une communication environnementale plus efficace et de répondre à mes questions.  

Qu’il en soit remercié, en le félicitant encore pour la qualité de son ouvrage… et en espérant que non seulement « Des vents porteurs » trouvera son public, mais qu’il contribuera aussi à mobiliser la communauté des marketeurs et des communicants, en premier lieu…

Le BrandNewsBlog : Bonjour Thierry. Félicitations à vous pour cet ouvrage particulièrement bien documenté, clair et pédagogique. Il conjugue deux sujets qui vous sont chers : la communication et la cause sociétale et environnementale, dans laquelle vous êtes investi depuis de nombreuses années. A ce titre, est-ce le plus important que vous ayez écrit : on sent qu’il vous tenait particulièrement à cœur ? 

Thierry Libaert : C’est le livre dans lequel je me suis le plus investi. J’ai écrit une bonne trentaine d’ouvrages, mais c’est la première fois que je m’exprime à la première personne, que je relate des expériences vécues. J’ai eu la chance de participer à des événements comme le Grenelle de l’environnement, la mise en place de la communication climatique par le GIEC et je voulais en tirer des leçons pour la pratique de la communication. 

J’ai déjà écrit sur le sujet Communication et transition écologique. Mon tout premier ouvrage, La communication verte¹ (1992), avait d’ailleurs ouvert le champ de la communication environnementale. En 2010, peu après que je sois nommé professeur à l’Université de Louvain, j’avais cherché à synthétiser l’ensemble des recherches sur le sujet dans un livre assez académique². 

Après une vingtaine d’années passées dans une ONG environnementale, j’ai voulu concilier mon engagement environnemental et mes connaissances en communication. Une de mes idées centrales était d’interpeller clairement la fonction communication dans sa responsabilité face aux grands enjeux de l’érosion de la biodiversité ou de l’accélération du dérèglement climatique. Notre métier ne peut rester à l’écart de ces interrogations et je crois nécessaire qu’il s’engage plus profondément. 

Le BrandNewsBlog : Vous avez choisi d’intituler cet essai « Des vents porteurs – Comment mobiliser (enfin) pour la planète ». N’est-ce pas plutôt « Des vents contraires » voire « Un ouragan contraire » que vous décrivez dans les 9 premiers chapitres de l’ouvrage ? Au regard de l’ampleur des enjeux environnementaux, de l’accélération des dérèglements climatiques et de l’inefficacité des politiques publiques et des démarches de sensibilisation (sans parler de l’inertie des comportements des citoyens), on a l’impression que la cause est très mal engagée… voire déjà perdue ? 

Thierry Libaert : Je commence le livre par une anecdote au moment de la clôture du Grenelle de l’Environnement en 2007. Nous étions alors réunis dans le grand salon de l’Elysée, le moment était un peu solennel autour de Nicolas Sarkozy, d’Al Gore, de José Manuel Barroso et de bien d’autres. J’étais très fier d’être là avec le sentiment d’avoir pu, un peu, contribuer aux décisions finales. Et Jean-Pierre Raffin, un militant environnemental de la première heure en France, Président d’honneur de France Nature Environnement, m’avait alors fait remarquer que la plupart des engagements que nous venions d’acter se retrouvaient presque intégralement dans un rapport commandité par Jacques Chaban-Delmas en 1970. Autant dire que le choc fut rude !

Plus tard, en travaillant sur la communication climatique, j’ai pu faire la même constatation. La quasi-totalité de ce que nous savons aujourd’hui sur le dérèglement climatique, nous le savions déjà il y a 30 ans. Et si vous relisez les ouvrages fondateurs de l’écologie rédigés dans les années 60, vous serez surpris de l’extraordinaire similitude avec les discussions actuelles sur la qualité de l’air, les pesticides, la déforestation, la biodiversité. 

En communication de crise, il est souvent répété qu’il faut prêter une extrême attention aux signaux faibles. En matière environnementale, les signaux sont pour la plupart tous allumés, et pourtant les actes sont loin d’être à la hauteur des enjeux. 

C’est un magnifique défi pour les communicants car on s’aperçoit vite que la communication est au cœur des enjeux. Mon point de départ réside dans cette interrogation : pourquoi, alors même que toutes les informations existent sur l’état de la planète, sommes-nous si peu à  agir ? On le voit, ce n’est pas un problème d’information puisque les données sont sur la table et elles ne sont plus contestées. Il y a peut-être un problème dans la manière avec laquelle ces grands enjeux nous ont été communiqués. Il fallait donc analyser plus précisément l’ensemble de la communication autour de la transition écologique, c’est ce que j’ai essayé de faire.

Le BrandNewsBlog : En expert des combats écologiques et en historien de la cause environnementale, vous dressez dès le premier chapitre un constat très sombre : tandis que la détérioration de la quasi-totalité des indicateurs s’accélère (réchauffement climatique, déforestation, appauvrissement des sols, dégradation de la qualité de l’air, érosion de la biodiversité…), la liste des publications et rapports dénonçant depuis des décennies ces phénomènesa liste des publications et rapports dénonçant depuis des décennies ces phénomènes s’allonge… sans aucune amélioration tangible. Pourquoi un tel aveuglement et aussi peu de mobilisation de la part des différents acteurs (pouvoirs publics, entreprises, citoyens) et de qui viendra notre salut ? 

Thierry Libaert : Je cite par exemple l’ouvrage de Roger Heim, Destruction et protection de la nature, que je considère comme le premier livre d’alerte environnementale. Il date de 1952 et l’auteur n’est pas un militant, c’est un spécialiste de botanique qui fut président de l’Académie des Sciences. Il met en garde contre la dégradation de notre planète qui est selon lui « aussi grave pour l’avenir de l’humanité que d’éventuelles nouvelles guerres ou l’extension de quelques épidémies foudroyantes³ »

Je suis persuadé que nous avons trop eu tendance à considérer que la dégradation de la planète était un sujet environnemental et cela a conduit à cataloguer la défense de l’environnement dans une sphère de militance écologiste. Selon moi, un sujet comme le dérèglement climatique est d’abord un problème de santé publique avec les vagues de chaleur ou l’extension des maladies tropicales, c’est un problème géopolitique avec l’accélération des migrations en raison de l’augmentation des événements climatiques extrêmes, un problème militaire avec les conflits qui risquent d’apparaître pour l’accès à de nouveaux territoires, et bien sûr un problème économique.

Tant que la communication sur la défense de la planète sera perçue comme un sujet strictement du domaine de l’écologie, nous pouvons nous attendre à des progrès limités. 

Ce qui vient de se passer le week-end dernier dans la vallée de la Vésubie apporte une nouvelle illustration de notre difficulté à affronter les risques. Je raconte qu’en 2011, j’avais été auditionné par une mission d’enquête parlementaire sur des inondations qui s’étaient produites dans le Var. On sent que les politiques eux-mêmes sont désabusés, sans illusion sur leur capacité à éviter que de nouvelles catastrophes ne se produisent en matière d’inondations, ils écrivent même dans leur rapport final que toutes les recommandations ne serviront à rien et que « d’autres urgences aidant, le temps les recouvre jusqu’à la prochaine émotion collective* ». 

Evidemment, tout cela est loin des effets d’annonce et des grandes exhortations politiques au moment des catastrophes. J’ai d’ailleurs retrouvé cette déclaration de Napoléon III au moment des grandes inondations dans la région d’Arles en 1857 : « Je tiens à l’honneur de la France que les fleuves rentrent dans leur lit et qu’ils n’en puissent plus sortir ». On voit qu’il y a une certaine constance en matière de déclaration chez les politiques ! 

Le BrandNewsBlog : Vous évoquez en premier lieu 4 freins à la prise de conscience et à une véritable mobilisation de nos concitoyens en matière environnementale : 1) la dimension spatiale (éloignement des conséquences du dérèglement climatique) ; 2) la dimension temporelle ; 3) la croyance/le mythe d’un progrès technique salvateur ; 4) le biais psychologique qui pousse chacun de nous à nous dégager spontanément de tout sentiment de responsabilité… Pouvez-vous nous en dire plus sur chacun de ces freins et lequel/lesquels sera/seront les plus difficiles à surmonter  ?

Thierry Libaert : Faites le test. Tapez « réchauffement climatique » sur un moteur de recherche et je vous parie que les premières images qui vont apparaître seront celles d’un ours polaire sur un morceau de banquise. En dehors de l’événement que nous venons de vivre dans le Sud-Est, la majeure partie du traitement médiatique sur le dérèglement climatique nous montre des territoires très éloignés, la fonte des glaces au pôle nord, des tempêtes de neige ou des cyclones en Amérique, des pluies diluviennes et des inondations dans le Sud-Est asiatique, des îles commençant à être submergées dans l’Océan indien. Tout concourt à renforcer notre perception que la menace climatique s’appliquera essentiellement dans des zones très éloignées. 

La dimension temporelle accentue ce phénomène. Tout le discours climatique est construit  sur un éloignement temporel. L’objectif est de ne pas dépasser une élévation de température de 2 degrés d’ici à 2100 et d’atteindre une neutralité carbone en 2050. Tout cela est louable, mais la difficulté est qu’avec l’accélération du temps que chacun ressent dans sa vie quotidienne, personne n’est capable de se projeter à des horizons lointains… Nous avons le sentiment que bien des choses peuvent arriver d’ici là et que le progrès technique pourra apporter les solutions nous permettant d’éviter toute remise en cause de nos modes de vie. Cela est particulièrement vrai dans la culture américaine, mais la croyance en un progrès technique salvateur existe également en France et en Europe. 

Le dernier paramètre porte sur la question des responsabilités. Je suis toujours frappé par les questionnaires relatifs aux responsabilités en matière de dégradation de l’environnement. A chaque fois, ce sont les mêmes responsables qui sont pointés, les entreprises et les gouvernements… Et pour avoir participé à quelques focus group, lorsque les répondants désignent « les citoyens » ou « les consommateurs », ils font toujours référence aux « autres » citoyens ou consommateurs.

Lorsque je travaillais au cabinet du ministre de l’environnement en 2004, j’avais rencontré la personne en charge de la communication sur la sécurité routière, il testait l’efficacité comparée des campagnes pédagogiques par rapport aux campagnes chocs montrant des accidents graves. L’essentiel, me disait-il, résidait dans la personnalisation des messages puisque le constat était que chacun se reconnaissant comme un bon conducteur, personne ne se considérait comme récepteur du message. Il en est de même au niveau environnemental : puisque chacun se perçoit comme un bon éco-citoyen, nous ne recevons que faiblement les messages de sensibilisation. Il est donc grand temps d’en finir avec les messages trop globaux en matière environnementale. 

Le BrandNewsBlog : Pourtant Thierry, si l’on en croit les nombreuses enquêtes et sondages menés ces dernières années, une écrasante majorité de nos concitoyens se déclare à la fois informée, vigilante en matière environnementale et prête à changer ses comportements… quand ce n’est pas déjà fait. Serions-nous tous devenus vertueux et écolos ? Ou bien les sondages sont-ils à prendre avec de grosses pincettes ? Et si c’est le cas, quels en sont les biais ? 

Thierry Libaert : Je me souviens d’un sondage sur l’hygiène buccale qui avait amené un fabricant de dentifrice à déclarer que si les français avaient répondu honnêtement, il serait obligé de multiplier par 10 la production de tubes de dentifrice ! Personne ne va jamais déclarer qu’il ne se lave jamais les dents et que cela ne le dérange pas d’avoir une haleine fétide. 

Les spécialistes des sondages savent très bien qu’entre le déclaratif et le comportemental il peut y avoir un gouffre. Dans un sondage environnemental, nous avons tendance à projeter une image de ce que nous souhaiterions être, c’est la raison pour laquelle j’ai toujours essayé de construire mes travaux sur l’observation des pratiques plutôt que sur les déclarations d’intention. Ainsi, en matière de consommation responsable, si vous prenez l’exemple du commerce équitable, vous avez une excellente perception du commerce équitable dans les sondages, des déclarations de consommation équitable très élevée et si vous observez les courbes de consommation équitable en France, cela s’avère plutôt négligeable…

Je cite une contradiction assez frappante à propos d’un sondage réalisé en Grande-Bretagne par le journal The Guardian, qui montrait que 83 % des britanniques déclaraient prendre en compte la politique sociale et environnementale des entreprises au moment d’acquérir de nouveaux produits. Et lorsqu’ensuite on interrogeait ces mêmes personnes à la sortie d’un supermarché, elles avaient quelques difficultés à expliquer pourquoi leur caddy était désespérément vide de tout produit « responsable ». 

Pour résumer, l’idée de se fonder sur des résultats de sondages pour bâtir une politique de transition écologique me semble très dangereuse pour trois raisons. 1) D’abord en raison de ce décalage entre ce que nous disons et ce que nous faisons, 2) ensuite parce que derrière les déclarations sur notre niveau élevé de préoccupation environnementale, nous avons des obstacles psychologiques que nous venons d’évoquer ci-dessus : « les problèmes d’environnement, ce n’est pas ici, ce n’est pas maintenant, et surtout ce n’est pas à cause de nous ». 3) Enfin, parce que nous avons toujours tendance, et c’est bien compréhensible, à sélectionner les bonnes nouvelles, les résultats porteurs d’espoir. C’est ainsi que nous sommes tous persuadés que la sensibilisation ne peut que progresser.

Malheureusement, c’est plutôt l’inverse qui s’opère et le dernier rapport de l’ADEME le confirme : « Depuis 2006, la tendance est plutôt à la baisse ou à la stagnation sur un ensemble de gestes vertueux en matière de climat**». Si l’on veut vraiment lutter contre la dégradation de notre planète, nous devons d’abord commencer par ne pas nous bercer d’illusions ! 

Le BrandNewsBlog : Dans votre chapitre 3, vous évoquez en chacun de nous des attitudes et comportements « schizophrènes », entre nos convictions de citoyens (plutôt responsables) et nos comportements de consommateurs, qui demeurent généralement beaucoup plus irrationnels et opportunistes. Pouvez-vous nous en donner des illustrations ? Contrairement aux belles intentions relevées dans les sondages, vous indiquez notamment que le « respect de l’environnement » arrive seulement en 9ème position parmi les critères de choix des Français au moment de faire leurs achats, loin derrière le prix, la SAV, la durée de garantie… Ce n’est pas très glorieux ?

Thierry Libaert : Nous avons au moins deux personnalités en chacun de nous, notre rôle de citoyen permet de nous situer dans nos relations sociales et dans un monde de valeurs, et notre rôle de consommateur qui lui nous situe dans un monde plus pratique.

En tant que citoyens, nous sommes tous contre le gaspillage, mais comme consommateurs, il est difficile de résister au moment des soldes à cette enceinte bluetooth vendue initialement à 200 € et qui nous tend les bras à 49,90 €. Nous sommes évidemment tous séduits par cette belle idée de « consommer moins, consommer mieux », mais le docteur Jeckyll de notre attente citoyenne entre souvent en contradiction avec le mister Hyde de nos désirs d’acquisition.

Pour prendre l’exemple des produits électriques, l’ADEME a montré il y a deux ans que nous avons en moyenne près d’une centaine de produits électriques ou électroniques à notre domicile alors que nous déclarons en avoir beaucoup moins(4).

Rien que cet ensemble de produits que nous avons à notre domicile occasionne un équivalent d’émissions de gaz à effet de serre de 6 allers-retours entre Paris et New York, soit 6 tonnes de CO2…

Dans ce domaine, il ne faut jamais se poser en donneur de leçons. D’abord parce qu’il ne faut pas oublier que si la crise des gilets jaunes a éclaté, ce n’est pas par opposition à la transition écologique, mais d’abord en raison de difficultés financières de beaucoup d’entre eux. 14 % des français font leurs courses à l’euro près et 58 % à 10 euros près. On peut comprendre que le prix soit un déterminant majeur avant même les incidences environnementales.

Ensuite, il faut reconnaître que les balises de l’éco-responsabilité ne sont pas évidentes. Regardez le nombre de personnes qui ont dans leur signature électronique le message « N’imprimez ce mail que si nécessaire ». En fait, on s’aperçoit que si le document fait plus de 4 pages, vous avez intérêt à imprimer.

On vous répète partout qu’il faut consommer local, mais en termes d’émission de gaz à effet de serre, il est préférable de considérer le type de produit que vous mangez plutôt que sa provenance. Etre un consommateur responsable nécessite quand même une bonne motivation et des connaissances pointues, il serait grand temps de simplifier les informations en la matière pour permettre au consommateur de mieux se repérer.

Le BrandNewsBlog : Autre paradoxe étonnant sur lequel vous revenez dans le livre, vous indiquez que les individus les plus sensibilisés à la protection de l’environnement sont aussi in fine les plus gros pollueurs, à l’image des classes sociales favorisées qui adoptent volontiers des écogestes quotidiens… mais sont les plus consommatrices de voitures 4×4 et de vols longs courriers. Comment expliquer de telles contradictions, récurrentes dans notre rapport à la consommation ?

Thierry Libaert : C’est le monde à l’envers, les personnes les plus sensibilisées à la cause environnementale sont en effet celles qui génèrent l’impact environnemental le plus élevé.

Cela semble paradoxal, mais c’est assez facile à expliquer et une enquête récente du CREDOC(5) en démontre bien le mécanisme. Notre impact environnemental est très lié à notre capital économique et culturel. Sociologiquement, la sensibilité environnementale élevée se retrouve majoritairement chez les plus diplômés.

Ceux-ci sont clairement en avance au niveau de la pratique d’un mode de vie éco-responsable, ils préfèrent prendre une douche plutôt qu’un bain, réduisent la consommation de viande, recyclent leurs emballages, achètent bio, font réparer leurs appareils en panne, mais l’aller-retour annuel au temple d’Angkor, au Machu Picchu ou aux Seychelles a tôt fait de réduire à néant en termes d’impact global l’ensemble des petits efforts quotidiens, surtout si l’on y ajoute l’achat des derniers modèles de tablette, de smartphone ou d’enceinte connectée.

Quant aux éco-gestes, je reconnais que je suis devenu beaucoup plus prudent sur leur efficacité. J’ai longtemps préconisé leur développement en me basant sur les théories de l’engrenage. Selon celles-ci, vous seriez beaucoup plus enclins à accomplir des actes importants dans votre vie quotidienne si vous avez déjà pris l’habitude de réaliser des actions d’un niveau inférieur. L’objectif est d’amener chacun sur une trajectoire vertueuse par l’accomplissement de petits pas progressifs.

Force est de reconnaître que cette stratégie n’a pas fonctionné, du moins pas au niveau que nous pouvions espérer. L’éco-geste est devenu une incantation parfaitement bien illustrée par Régis Debray : « Au « Ah, ça ira ! ça ira ! » succède le « Ah, ça triera, ça triera »(6).

L’éco-geste m’apparaît souvent plus un alibi de bonne conscience qu’il ne traduit un engagement pouvant s’amplifier. Le paradoxe est que les actions que nous déclarons faire en matière d’éco-gestes se révèlent aussi celles qui ont la plus faible efficacité dans la lutte contre le dérèglement climatique. Comme je l’écris dans le livre, la belle et généreuse idée des petits ruisseaux d’éco-gestes s’agrégeant dans le grand fleuve de la transition écologique se révèle un échec. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille arrêter tout effort en ce sens, mais seulement s’interroger sérieusement sur les pratiques de communication en la matière.

Le BrandNewsBlog : A celles et ceux qui seraient tentés de croire que le salut environnemental viendra de la jeunesse, vous rappelez que l’arbre Greta Thunberg ne saurait cacher la forêt… et que la conscience environnementale des plus jeunes est souvent à géométrie variable, leur choix professionnels, politiques, leurs modes de vie et de consommation étant hétérogènes et souvent assez éloignés de la représentation idéalisée que les médias en ont donnée. Ce faisant, vous renvoyez finalement « boomers » et « millenials » dos à dos sur les questions environnementales ?

Thierry Libaert : Oui, et pour faire le lien avec votre question précédente, comme nous n’en sommes pas à un paradoxe près, les jeunes qui se déclarent les plus préoccupés par l’impact du tourisme sur l’environnement sont aussi ceux qui prennent le plus l’avion pour partir en vacances.

Je ne remets bien sûr pas en cause la mobilisation des jeunes pour le climat et les très nombreuses initiatives en ce sens. Je mets seulement en garde contre l’effet de loupe qui inciterait à croire que les jeunes – disons la tranche 18-24 ans – seraient plus sensibilisés, plus engagés et plus actifs dans la protection de l’environnement.

C’est non seulement inexact, mais on observe même l’inverse. Pour ne prendre qu’un exemple, à la question « Selon vous, le dérèglement climatique est-il une réalité ? », les 18-24 ans répondent oui à 85 %, 5 points derrière les 65 ans et plus.

Ce n’est d’ailleurs pas propre à la France puisque nous avons le même type de résultats au niveau européen. Une étude sur les comportements environnementaux vient d’ailleurs de sortir il y a quelques jours (7), elle indique que sur de nombreux critères comme la gestion des déchets, les produits d’occasion, les achats en circuit court, les jeunes sont nettement moins bons que leurs aînés. La majorité de notre jeunesse a également un mode de vie particulièrement carboné à base de streaming ou de fast fashion, et je note qu’ils sont de loin la catégorie d’âge la plus abstentionniste politiquement.

Je pense qu’il y a un réel et profond engagement d’une partie de la jeunesse pour combattre la dérégulation de notre planète, je suis toutefois très sceptique sur l’idée que la jeunesse sauvera le monde.

Le BrandNewsBlog : Dans votre analyse des causes et conséquences de la grave crise environnementale que nous traversons, vous soulignez le rôle délétère de cet « imaginaire de croissance » qui alimente depuis des décennies le modèle économique dominant. Cet imaginaire est largement alimenté par la publicité… que vous refusez néanmoins de condamner, malgré les nombreux travers que vous lui reconnaissez. En ce sens, comment rendre la publicité plus vertueuse, si cela est possible ? Et pourquoi parlez-vous de « bouc émissaire publicitaire » ?

Thierry Libaert : La publicité pose deux types de questions à la lutte contre le dérèglement climatique. D’abord par ses messages nous incitant à la consommation, cela, nous ne pouvons pas le lui reprocher, puisque la promotion des ventes est sa fonction même, mais plus insidieusement par cet imaginaire qu’elle véhicule.

Derrière l’incitation permanente à l’acquisition de nouveaux produits, c’est l’idée d’un bonheur qui s’exercerait principalement par la consommation. Dans un travail effectué en 2016 pour la Fondation Nicolas Hulot (8), nous avions observé que les mots qui revenaient le plus dans les messages publicitaires étaient ceux de bonheur et de plaisir. C’est évidemment très bien et nous procure un peu d’optimisme, mais au final cela peut contribuer à l’idée du bonheur par la consommation et l’on a vu quelques campagnes où la limite avec l’incitation à la surconsommation n’était pas très éloignée.

Mais il y a un second problème : nous évoquions à l’instant les messages de sensibilisation. Or, faites le calcul, combien recevez-vous de messages de sensibilisation aux grands enjeux planétaires ? En étant optimiste, vous pourriez dire 4 ou 5 par jour. En revanche, des messages publicitaires qui vous incitent à consommer, vous en recevez entre 400 et 3 000 quotidiennement, selon les différentes études. Avouez que le combat peut paraître un peu inégal..

Je refuse de faire de la publicité un bouc émissaire parce que je sais que c’est de cela que vivent les médias, qu’elle est un levier de croissance, qu’elle procure de nombreux emplois. Je sais aussi que l’essentiel des actions publicitaires se réalise sur la sphère numérique et que toute atteinte à la publicité traditionnelle ne pourrait qu’entraîner des flux exclusifs vers les GAFA.

Je mesure également que cet imaginaire de bonheur par la consommation n’est pas spécifique à la publicité puisque nous le retrouvons dans les séries télévisées, le cinéma hollywoodien et bien d’autres. Mais cela ne doit pas empêcher un vrai débat de s’instaurer sur cette question…

Ma conviction est que la publicité, loin d’être un obstacle, peut devenir un réel levier au service de la transition écologique. Elle le fera notamment en travaillant sur les représentations qu’elle véhicule, en réfléchissant aux méthodes pour permettre un meilleur accès aux produits et services éco-responsables. Elle a commencé à le faire, elle doit accélérer beaucoup plus rapidement.

Le BrandNewsBlog : Dans le début de polémique que nous avons vu naître cette semaine au sujet de nouveaux textes de loi susceptibles d’encadrer la publicité (voir notamment cette publication LinkedIn et les commentaires joints), les patrons d’agence et les annonceurs ont-ils eu raison de se mobiliser de manière aussi spectaculaire (via une tribune solennelle : cf ci-dessous), au risque de passer pour une profession refusant tout examen de conscience ? Et les publicitaires sont-ils vraiment crédibles quand ils mettent en avant leurs efforts pour la transition écologique : il semble que très peu ait été accompli en ce sens à ce jour ?

Thierry Libaert : Je suis très sceptique sur l’argumentation de nombreux publicitaires dans le débat actuel pour deux raisons. D’abord parce qu’il utilise beaucoup trop la stratégie de la contre-attaque en caricaturant les critiques du modèle publicitaire.

C’est ainsi que nous avons pu lire que la Convention Citoyenne sur le climat, celle qui a proposé des interdictions de publicités sur les produits les plus polluants, n’avait aucune légitimation, ou que les anti-publicitaires sont des écologistes fanatiques voulant nous imposer leur modèle de ce que peut être une « bonne » consommation. C’est réducteur, caricatural et cela ne favorise pas la discussion. Ensuite, parce que leur posture est essentiellement défensive et se borne à dénoncer les menaces d’interdiction.

J’attends des publicitaires une posture plus ouverte et des engagements forts. Je ne comprends pas pourquoi le secteur de la publicité est un des rares secteurs économiques à ne s’être jamais engagé sur le respect des accords de Paris, sur des engagements de neutralité carbone. Je suis d’autant plus étonné que je connais bien ce domaine depuis de longues années, je sais que des associations comme l’Union des Marques, l’Association des Agences Conseils en Communication, Entreprises pour l’Environnement et bien d’autres, font un travail remarquable, il est temps pour elles de s’engager positivement, de prendre date, et de présenter leur nouvelle trajectoire. J’ai bon espoir que cela puisse se faire rapidement…

Le BrandNewsBlog : Vous analysez dans la deuxième partie de l’ouvrage les nombreuses erreurs commises dans la communication sur les risques environnementaux, qui se focalise souvent sur des explications et arguments purement rationnels et sur les dimensions cognitive et acceptative, au détriment des dimensions affectives et conative… Or informer ne suffit plus aujourd’hui, il faut aussi se montrer exemplaires en tant qu’émetteurs, être sincères et actionner des leviers et arguments plus sensibles et concrets, n’est-ce pas ?

Thierry Libaert : C’est bien là toute la difficulté. Alors même que la probabilité d’emballement est au plus haut et que l’intensité est maximale sur les échelles de gravité, le risque climatique semble n’effrayer réellement qu’un faible nombre d’individus.

Parce que les causes sont multiples et que les conséquences ne sont perçues qu’à long terme, le risque n’apparaît pas réellement. C’est toute la difficulté d’établir des causalités. Pour revenir aux inondations de la Vésubie, nous savons que ce type d’événements va se multiplier, mais il est impossible de conclure en la responsabilité du dérèglement climatique dans un événement particulier comme celui-là.

En matière de transition écologique, on a trop longtemps cru qu’il suffisait d’informer pour transformer les comportements. Dominique Wolton rappelle en permanence qu’informer n’est pas communiquer et qu’il ne suffit pas de transmettre une information pour modifier des habitudes. Informer est une étape nécessaire mais insuffisante, d’autres modalités de communication sont nécessaires pour le passage à l’action.

Je cite dans le livre cet exemple totalement ahurissant du matelas de Cap Cod. Un matelas s’était détaché du toit d’une voiture sur une route du Massachussets et le conducteur avait continué son chemin. Ce matelas tombé au milieu de la route a entraîné un gigantesque embouteillage car les conducteurs suivants devaient ralentir pour contourner l’obstacle. Il aurait suffi qu’une seule personne déplace le matelas sur le bas-côté après l’avoir dépassé pour que le problème soit résolu.

Mais personne ne s’est arrêté. Chaque conducteur savait que ce matelas gênerait des centaines de personnes derrière lui, mais chacun trouvait une bonne raison pour accélérer aussitôt après avoir contourné l’obstacle. Pour moi, cette histoire est un peu emblématique de notre attitude face au dérèglement climatique. Comme on le voit, avoir l’information, même évidente, n’est pas un déterminant de l’action.

Le BrandNewsBlog : La communication sur les dérèglements climatiques et les enjeux environnementaux tombe également dans l’ornière lorsqu’elle devient anxiogène ou culpabilisante, dites-vous. Et elle peut même s’avérer totalement contre-productive quand elle prétend faire peur à ses publics. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Thierry Libaert : Prenez l’exemple des documentaires cinématographiques. Lorsque Nicolas Hulot, qui nous avait habitués à l’émerveillement de la nature dans son émission Ushuaia, réalise en 2009 le film Le syndrome du Titanic, basé sur un scénario très sombre, il ne réalisa que 250 000 entrées malgré une forte promotion.

A l’inverse, Cyril Dion, pourtant inconnu du grand public en 2015, dépasse le million d’entrées avec son film Demain, film qui met en avant de formidables réussites environnementales.

La réalité psychologique est que la peur paralyse, alors que l’espoir mobilise. Toutes les études disponibles mettent en évidence cet effet inhibiteur de la peur qui peut même entraîner un effet boomerang : si la situation laisse aussi peu d’espoir, à quoi bon s’engager dans des efforts d’éco-responsabilité ? C’est d’ailleurs un grand danger du discours de la collapsologie.

Pour être précis, la seule nuance permettant à un message alarmiste d’être performant est de l’accompagner d’indications relatives à l’efficacité de l’action individuelle. Si l’on contrebalance le message d’alerte par un message basé sur la responsabilité et la capacité d’action de chacun, le message peut produire des effets, à défaut la peur peut attirer l’attention sur une question mais n’entraîne aucune modification du comportement.

Le BrandNewsBlog : A contrario, vous citez des exemples de stratégies de communication environnementale réussies, comme celle que vous avez su mettre en place auprès de la Commission européenne concernant l’obsolescence programmée, ou bien la communication d’influence pour empêcher la construction de l’aéroport à Notre-Dame des Landes. Quels ont été selon vous les principaux ingrédients du succès, dans de tels cas ?

Thierry Libaert : Il y a des événements qui nous marquent fortement. Dans mes activités au Comité Economique et Social Européen, j’avais proposé en 2012 d’engager une action européenne résolue pour mettre fin aux pratiques d’obsolescence programmée.

J’ai alors reçu un refus assez brutal me signifiant que notre Comité, l’organe consultatif des institutions européennes, ne travaillerait pas sur ce sujet. Des collègues un peu plus aguerris que moi m’ont alors expliqué que si je voulais faire passer des textes importants, je devais commencer par éliminer tout ce qui pouvait apparaître conflictuel. Six mois plus tard, j’ai représenté mon projet d’initiative en le rebaptisant « Pour une consommation plus durable. La durée de vie des produits industriels et la restauration de la confiance grâce à une meilleure information des consommateurs ». C’est évidemment un peu plus long, mais cela procure une optique positive et constructive et au final, mon avis, le premier texte européen relatif au sujet de l’obsolescence programmée, fut voté en session plénière à l’unanimité des membres.

J’ai d’ailleurs apprécié quatre ans plus tard, que lorsque le député européen Pascal Durand proposa une résolution du Parlement européen basé sur mon avis, il nomma celle-ci : « Sur une durée de vie plus longue des produits, avantages pour le consommateur et les entreprises ». La question de la dénomination est déjà un excellent point de départ pour faire aboutir des projets.

Pour Notre-Dame-des-Landes, j’ai eu la chance d’avoir été choisi par la mission de médiation mise en place par le gouvernement pour un accompagnement en communication. J’ai donc pu observer le positionnement des acteurs. J’ai trouvé très intelligents les arguments des opposants qui avaient parfaitement compris qu’ils n’aboutiraient à rien s’ils restaient dans la posture de quelques paysans refusant le développement économique de leur région. C’est la raison pour laquelle ils ont déplacé la question du gaspillage des terres agricoles vers la problématique climatique et le type de société désirable.

La défense purement locale a glissé vers la promotion d’un intérêt général, ce qui a permis d’élargir les angles d’accroche du sujet et au final de faire de cet aéroport un combat emblématique, apte à mobiliser d’importants soutiens.

Dans les deux cas, on peut observer qu’il ne s’agirait pas d’un combat « contre » (l’obsolescence, l’aéroport) mais pour un projet positif (des produits plus durables, une société moins énergivore).

Le BrandNewsBlog : Dans votre chapitre 9, « Et maintenant, on fait quoi ? », vous évoquez les pistes d’amélioration pour une communication environnementale plus efficace : accompagner les alertes d’une perspective d’espoir ; expliquer clairement comment agir ; éviter les messages globalisants et « cibler » davantage ; diversifier les canaux pour diffuser la connaissance d’une part et impliquer localement d’autre part ; conjuguer systématiquement les objectifs de prise de conscience et d’attribution à soi-même de la responsabilité… Mais vous évoquez également un problème de langage, à travers l’emploi de nombreux termes et expressions malheureuses, comme « réchauffement climatique », « climato-sceptiques » ou « effet de serre » : quel est le problème à ce sujet ?

Thierry Libaert : J’aime bien la citation d’Albert Camus « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde ». Je suis persuadé que nous ne pourrons résoudre le problème du dérèglement climatique si nous ne sommes pas capables de le nommer correctement.

Nous utilisons trop souvent le terme de « réchauffement » qui est selon moi à proscrire parce qu’il passe à côté de la réalité du problème. La gravité de celui-ci réside d’abord dans des événements météorologiques extrêmes. Dans l’absolu, le fait d’accroître d’ici à la fin du siècle la température de 2 à 3 degrés ne peut faire réagir personne. De la même manière, je demande de renoncer au « changement » climatique parce que le changement nous apparaît en lui-même comme un phénomène constitutif de nos sociétés.

En Angleterre, le journal The Guardian a procédé à un changement de dénomination en la matière, il évoque plutôt « la crise climatique », « l’urgence », voire la « surchauffe climatique ». En anglais, on peut également remplacer « Global warning » par « Global heating » qui évoque davantage un phénomène provoqué techniquement.

Mais le travail sur les termes n’est pas propre au dérèglement climatique, l’ancien Vice-Président du GIEC, Jean-Pascal van Ypersele, celui qui a vraiment permis au GIEC de se doter d’une stratégie de communication, ne parle plus de « climato-sceptiques », puisque selon lui, le scepticisme est consubstantiel à la démarche scientifique. Il évoque de préférence « les négateurs de la science du climat ».

« L’effet de serre » nous renvoie à la perception d’une serre, c’est-à-dire d’un lieu parfaitement sous contrôle, harmonieux, propice à la production de végétaux et où règne une température constante. La réalité des conséquences du dérèglement est très éloignée de cette image.

De même, en matière « d’érosion de la biodiversité », expression que je préfère remplacer par sa réalité immédiate, la disparition des espèces animales et végétales, je pense qu’il faut arrêter de parler de « stocks de poissons », mais évoquer plutôt les populations de poissons. La notion de « stock » ne me semble pas propice à une conscientisation émotionnelle forte.

Le BrandNewsBlog : Utiliser les techniques du « nudge » (en recourant à ces leviers que sont la paresse, la cohésion sociale, la saillance de l’information ou la gamification) ; valoriser les comportements vertueux ; réhabiliter la science et réduire la distance psychologique avec les victimes du dérèglement climatique sont quelques-unes des autres pistes que vous évoquez, avec l’importance de bâtir un nouveau storytelling environnemental. Pouvez-vous nous en parler ?

Thierry Libaert : La question du récit est pour moi la plus fondamentale. J’essaie d’expliquer pourquoi le combat contre le dérèglement climatique n’est pas le bon.

Quand j’observe la communication climatique, je vois une communication linéaire, descendante, informationnelle, incantatoire, lointaine, technique et alarmiste. Comment voulez-vous qu’elle atteigne ses objectifs ? Surtout si elle nous annonce comme objectif de société la neutralité carbone en 2050 et une hausse contenue à 2 degrés en 2100. On a connu des discours de mobilisation plus efficaces.

Je pense qu’il faut réorienter notre objectif ; l’objectif n’est pas la lutte contre le CO², il est d’envisager un futur où l’énergie sera plus propre, l’air plus pur, le mode de vie moins stressant, les produits plus sains. La lutte contre le dérèglement climatique nous apparaîtra alors pour ce qu’elle n’aurait jamais cessé d’être, non pas l’objectif d’une civilisation mais un simple moyen.

Et qu’on arrête de mettre en avant la neutralité carbone comme l’avenir radieux de notre humanité.

C’est pour cela que j’ai appelé mon livre « Des vents porteurs », en référence à la célèbre citation de Sénèque. Si nous parvenons à délimiter un cap, une vision positive qui rassemble le maximum d’entre nous, nous devrions ensuite pouvoir trouver plus facilement les vents porteurs.

 

 

 

Notes et légendes :

* Professeur des universités, président de l’Académie des controverses et de la communication sensible, vice-président du groupe de réflexion La fabrique écologique, membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot et du Earth & Life Institute, administrateur de l’Institut des futurs souhaitables, Thierry Libaert est conseiller au Comité économique et social européen.

(1) La communication verte. L’écologie au service de l’entreprise  Thierry Libaert, Editions Liaisons, 1992. Médaille de l’Académie des Sciences Commerciales.

(2) Communication et Environnement, le pacte impossible – Thierry Libaert, Presses Universitaires de France, 2010.

(3) Destruction et protection de la nature – Roger Heim, Armand Colin, 1952.

(4) ADEME, La face cachée des objets – Septembre 2018.

(5) Credoc, « Consommation durable : l’engagement de façade des classes supérieures », Consommation et modes de vie – Mars 2019.

(6) Régis Debray, Le siècle vert – Gallimard Tracts, 2020.

(7) La Réclame, « Enfin une étude qui déjoue les clichés sur les 18-34 ans », 5/10/2020.

(8) Thierry Libaert. La Publicité est-elle compatible avec la transition écologique ? FNH – 2017.

** « Les leçons des inondations dans le Var et le Sud-Est de la France » – Pierre-Yves Collombat, Rapport du Sénat, n° 775, 2012.

*** « L’opinion sur le climat en France » – Solange Martin, Futuribles, n° 435, mars-avril 2020, p. 38. 

 

Crédit photos et illustrations : Thierry Libaert, The BrandNewsBlog 2020, X, DR

 

 

Les quincados, ces « rebelles de l’âge » qui cultivent une nouvelle relation au monde et aux marques…

Que celles et ceux qui n’auraient pas encore réfléchi à leur liste de Noël se le disent : se faire offrir le petit livre « Les Quincados » de Serge Guérin¹ – ou encore mieux, se l’offrir soi-même – est la garantie d’un plaisir de lecture immédiat.

Couvert d’éloges et largement médiatisé au moment de sa sortie il y a quelques mois, ce petit essai est devenu depuis un véritable best-seller, de très nombreux lecteurs et lectrices se reconnaissant parfaitement dans le portrait de ces « seniors » nouvelle génération que l’auteur nous dépeint avec enthousiasme et faconde.

Car oui, décidément, que ces rebelles old-cool, « qui assument leur âge mais refusent d’être sages » nous paraissent d’emblée vivants, attachants et sympathiques sous la plume de ce talentueux sociologue ! Agés de 45 ans à 70 ans aujourd’hui², ils.elles sont le portrait craché de toutes celles et ceux d’entre nous qui, sans sombrer dans le jeunisme ni réfuter la réalité, ont décidé d’échapper aux représentations stéréotypées sur les seniors et le vieillissement, et fuient tout autant la routine que l’image du déclin, cette « fin d’après-midi de la vie » sur fond de soleil couchant qui leur donne la nausée et sent déjà un peu le sapin.

Artistes, nomades, entrepreneurs… et surtout libres de vivre selon leur choix, ces quinqua-, sexa-, voire septuagénaires dynamiques font un peu tout à rebours des générations précédentes. Pas avares de nouvelles expériences professionnelles, personnelles ou amoureuses, ni à l’abri des brûlures de la vie qui peuvent en découler et dont ils ne sont pas épargnés, ces nouvelles catégories de seniors ne fuient pas leur âge, contrairement aux faux jeunes et autres « adulescents », mais « ils imaginent une autre façon d’en prendre sans vieillir, se font porteurs de changement, révolutionnaires du quotidien, lanceurs de tendances »

Autant vous dire qu’à l’approche de la cinquantaine et comme beaucoup d’autres, je me suis assez rapidement reconnu dans ces descriptions et identifié au fil des pages à la figure de ce « quincado », qui m’a semblé d’autant plus pertinente qu’elle s’affranchit des théories générationnelles en vogue (« X », « Y »  et autre « Z »), par trop globalisantes et artificielles. En bon sociologue, Serge Guérin ne manque pas en effet de s’attacher à la diversité des comportements, à la singularité des parcours de vie et aux disparités sociales et de perception pour proposer une vision nuancée de ces « quincados » dont il nous offre d’ailleurs une classification par famille, ces nouveaux seniors étant loin d’être tous des « bobos » travaillant dans des professions libérales ou de service…

Pour en savoir plus sur ces « quincados » et rentrer justement dans les détails de leurs comportements, attitudes et habitudes de consommation, et mieux connaître leur rapport réinventé aux marques, j’avais très envie d’interroger Serge Guérin³. Cela tombe bien : il a tout de suite accepté mon invitation et je le remercie infiniment de la grande richesse de ces réponses, dans cette interview exclusive qu’il accorde aujourd’hui au BrandNewsBlog.

Où l’on découvre, au-delà des profils variés et très attachants de ces quincados, une nouvelle catégorie de consommateurs avisés, aux goûts affirmés, disposant de revenus en général bien supérieurs aux millenials et souvent très concernés par les préoccupations écologiques, sociétales et environnementales, contrairement à l’image d’Epinal qui voudrait que les jeunes soient davantage porteurs de changement dans ces domaines : un autre cliché auquel Serge Guérin tord résolument le cou (voir ci-dessous).

Très bonne lecture à toutes et tous et merci encore à l’auteur de cet excellent ouvrage, optimiste et revigorant ! :-)

Le BrandNewsBlog : Tout d’abord, félicitations pour votre ouvrage Serge, qui a été et reste un vrai succès éditorial et médiatique six mois après sa sortie… Pourquoi a-t-il rencontré un tel écho à votre avis et pour rentrer dans le vif du sujet, qui sont exactement les quincados ? Et en quoi se différencient-ils des seniors d’il y a 20 ou 30 ans ?  

Serge Guérin : Oui Hervé, vous avez raison, ce petit bouquin a rencontré son public et plus encore résonne de manière très directe dans l’esprit des lecteurs. C’est incroyable le nombre de personnes qui ont pu me dire des phrases du genre « je me suis retrouvé complétement dans le livre », « j’ai vraiment pris conscience que j’étais un quinquado et pas du tout quelqu’un sur le déclin », « je suis plus jeune mais je me retrouve parfaitement dans ce portrait d’une génération »… De nombreuses femmes, y compris des personnalités des médias, se sont reconnues dans l’illustration sur la couverture ! Comme Prof à l’INSEEC SBE, j’ai aussi croisé des collègues venus sur le tard à l’enseignement, des parents d’élèves ou des étudiants en reconversion qui s’inscrivaient dans la même tendance. C’est fou le nombre de personnes qui peuvent se retrouver dans ce portrait des quincados !

En fait avec « Les quincados », je reviens sur des hypothèses, travaux et analyses que j’ai défendus autour du fait que l’âge n’est qu’un élément de notre identité, qu’il ne nous résume pas ! On est tous le « vieux » de quelqu’un. Le « vieux » ce n’est jamais moi, c’est toujours l’autre. Un gamin de 10 ans vous dira qu’un trentenaire est un « vieux ». Une étude de ViaVoice  montre que les Français se considèrent âgés à 68 ans, dans leur vie personnelle, contre 57 ans, dans leur vie professionnelle. Soit un écart de 9 ans ! Et pire, dans l’entreprise les salariés se voient coller l’étiquette « senior » à 50 ans, voire 45 ans ! Ce n’est pas acceptable, d’autant que contrairement aux « vieux » d’hier, ceux d’aujourd’hui sont majoritairement en pleine forme ! L’âge est plus une construction sociale qu’une borne neutre et objective ! Et puis, ce livre c’est aussi une manière de rappeler que l’âge a rajeuni. Pour l’enquête je me suis amusé à demander à des personnes ayant entre 45 et 65 ans de me montrer une photo de leur mère ou leur père au même âge. Effet garanti ! A chaque, les gens ont eu l’impression de voir leur grand-mère ou leur grand-père…

Le BrandNewsBlog : Si on s’en tient au résumé en dernière de couverture de votre ouvrage et à une vision purement démographique, on peut être tenté d’identifier les quincados à la tranche d’âge des 50 à 70 ans. Mais s’agit-il seulement d’une sous-catégorie des seniors, comme ces générations « Y » et « Z » dont on a tant parlé au sein des fameux « millenials », ou bien d’un groupe sociologique hétérogène d’abord caractérisé par son attitude et sa façon d’appréhender l’âge et la vieillesse ?

Serge Guérin : D’abord, lorsque l’on évoque les seniors, on regroupe plus de 24-25 millions de personnes, ayant entre 45 et 115 ans ! Il faudrait au minimum distinguer les plus âgés, c’est-à-dire, les aînés, octogénaires, nonagénaires ou centenaires ; les 65-80 ans, que j’ai appelé, en 2015, les « Silver » dans un livre (« Silver Génération, 10 idée fausses sur les seniors », éditions Michalon), et les plus jeunes des seniors. Dans cette catégorie, les quinquagénaires en particulier, ne sont pas tous des quincados ! J’ai voulu brosser le portrait sociologique et humain, de celles et ceux qui au tournant de la cinquantaine, parfois avant, parfois après, préfèrent se renouveler, aller de l’avant, se remettre en question, au lieu de se mettre en retrait, voir être en préretraite ! En fait, ils – et je devrais dire nous- préfèrent le risque d’affronter des problèmes et des difficultés à celui d’avoir la télé comme seule fenêtre sur la vie et la seule certitude de devoir attendre la fin. Bref, des ennuis plutôt que l’ennui !

En d’autres termes, je dirais que les quincados assument leur âge, mais refusent d’être sages ! Ils sont cinquantenaires et un peu ados ! Ils restent jeunes dans leur tête et veulent agir sur leur vie. Ils voient les années futures comme autant d’opportunités.

Ensuite, ma critique des histoires de générations Y ou Z se fonde sur la complexité croissante des positions, des imaginaires et des situations vécues par des personnes relevant officiellement de la même génération. Regardez l’idée de « digital native » : oui, les personnes qui ont 20 ans aujourd’hui partagent le fait d’être nées après l’invention de l’internet et ont grandi avec le développement du numérique et des réseaux sociaux. Pour autant, ils n’écoutent pas les mêmes musiques, ne vivent pas les mêmes réalités économiques, sociales ou culturelles selon leur lieu de vie, leur environnement familial, leur religion, leur niveau de formation… On peut avoir 25 ans, être très à l’aise avec les jeux en ligne et être un peu perdu pour faire sa déclaration d’impôt sur le net…

Le BrandNewsBlog : Dès les premières pages de votre ouvrage, vous n’hésitez pas à donner beaucoup d’exemples de personnalités (hommes et femmes) qui incarnent cette nouvelle attitude, le « quincadoïsme » : de Georges Clooney à Sophie Marceau en passant par Etienne Daho, Marc Simoncini, Vanessa Paradis ou Karine Lemarchand… Mais qu’est-ce que ces personnalités d’horizons divers ont réellement en commun, selon vous ?

Serge Guérin : Oui, les réalités sociologiques s’incarnent ! Ces personnalités ont trois choses en commun en dehors de la tranche d’âge : 1) continuer de connaître le succès mais en se transformant ; 2) être en grande forme et paraître au moins 10 ans de moins que leur âge officiel ; et 3) surtout, rester auteurs de leur vie et poursuivre des projets et inventer leur avenir. Les quincados comme vous et moi font la même chose à leur niveau ! Femmes et hommes, nous faisons moins que nos âges ; femmes et hommes, nous nous réinventons pour vivre une nouvelle tranche de vie ; femmes et hommes, nous avons des projets, personnels et/ou professionnels, qui nous portent et nous passionnent !

La diversité de ces personnalités – on pourrait aussi évoquer Nicolas Sirkis d’Indochine ou Zazie auteure d’une chanson magnifique sur la cinquantaine – montre  que les quincados inventent leur projet de vie sans se référer à un modèle unique. C’est aussi cela être quincado : suivre son chemin et penser par soi-même !

Le BrandNewsBlog : On retient surtout en vous lisant que contrairement aux seniors d’il y a 30 ou 40 ans, les quincados ont tendance à considérer davantage le présent et toutes les opportunités des années qui leur restent à vivre plutôt que le passé, sans rupture avec les générations plus jeunes. Est-ce cela, finalement, le « bien vieillir », un réenchantement de notre « supplément de vie » ? Quels sont les nouveaux comportements qui en découlent et en quoi les quincados vivent différemment des autres seniors, dits « traditionnels » ? 

Serge Guérin : Les quincados ont le sens du tragique  et savent que la vie est courte et veulent du coup lui donner du sens et de l’épaisseur. Leurs aînés ne savaient pas qu’ils allaient vivre plus longtemps, ils ont été surpris par l’allongement de la vie.

A l’inverse, les quincados sont prévenus et sont les premiers à expérimenter la société de la longévité. Ils ont à la fois conscience des difficultés présentes et futures, ils peuvent avoir des parents en grande fragilité, mais aussi des enfants et des petits-enfants devant être soutenus… Pour autant, ils sont aussi désireux de profiter de ce temps qui s’ouvre à eux. Une sorte d’été indien ou d’après-midi de la vie dont ils entendent profiter. Ils veulent décider, faire leur choix, choisir par eux-mêmes leur vie de demain…

Le BrandNewsBlog : Rebelles aux conceptions uniformes et déterministes de l’âge, que ce soit dans leur engagement professionnel, leur vie personnelle et sentimentale ou leurs relations aux autres, les quincados n’hésitent pas à multiplier les expériences « sans lésiner sur les changements vécus, les brûlures de l’âme ou les les accidents de la vie ». Recherche d’emploi, déceptions amoureuses, ruptures, leurs vies sont finalement très comparables à celles de leurs cadets, dont ils.elles n’ont jamais été aussi proches. Est-ce pour cela que les quincados sont aussi à l’aise dans la relation aux autres et éminemment « intergénérationnels » ?

Serge Guérin : La vie des quincados est un long fleuve, mais pas tranquille ! Les quincados ne sont pas des épargnés et ne s’épargnent pas… Mais c’est aussi cela qui produit du lien avec leurs cadets. Il y a finalement beaucoup de situations comparables entre les 20-30 ans et les quincados.

Dans le monde du travail, les plus jeunes ont parfois du mal à entrer dans la carrière, tandis que les quincados sont souvent poussés dehors par les entreprises. De la même manière, « vintados » et « trentados » partagent souvent les mêmes affres amoureuses et existentielles que leurs aînés. Mais ces rapprochements peuvent aller plus loin encore : je me souviens d’une étudiante de 55 ans qui en découvrant sa copie a toute de suite voulu l’envoyer à sa plus jeune fille qui était étudiante et à sa petite fille écolière. Elles se tiraient la bourre pour savoir qui avait la meilleure note !

Les deux générations ont en partage beaucoup de situations comparables, cela aide à se comprendre ! Mais au-delà, le lien intergénérationnel s’explique aussi par des gouts communs, par exemple autour du vintage. Les plus jeunes y sont sensibles à la fois pour des raisons de mode, de nostalgie, d’influence écologique, et les quincados adorent retrouver des vêtements qu’ils ont porté ou utilisé dans leur jeunesse et sont de plus en plus sensibles à l’idée de recycler ou de réactualiser des objets des années 1980.

Le BrandNewsBlog : Travaillant souvent dans le secteur tertiaire : communication, enseignement, conseil, nouvelles technologies… les quincados les plus archétypiques que vous décrivez paraissent plutôt aisés et souvent « bobos ». Mais en définitive, vous indiquez qu’il en existe aussi d’autres profils dans toutes les couches de la société, et notamment de plus fragiles physiquement ou socialement, qui ne vivent pas forcément le vieillissement de manière aussi idyllique… Pouvez-vous nous en parler ? Sociologiquement, quels sont donc les traits ou dénominateurs communs à tous les quincados ?

Serge Guérin : Comme sociologue, je suis toujours dérangé lorsque j’entends des formules du genre « la jeunesse » ou « les seniors »… Cela ne veut rien dire ! Il y a mille façons de vivre sa jeunesse, et tout autant de vivre son avancée en âge. Et je ne parle pas des quincados !

Alors, oui, une grande partie des quincados se situe dans les grandes métropoles, provient plutôt des catégories sociales aisées et/ou bien formées et dispose d’un large capital social, c’est-à-dire de connexions, de liens et de capacités à entrer en contact avec d’autres gens. Pour autant, ces quincados, qui sont majoritairement des femmes, peuvent se retrouver dans l’ensemble des classes sociales et habiter aussi dans de petites villes ou dans le monde rural.

Beaucoup ont choisi de rebondir après un coup dur, type perte d’emploi ou séparation. Je me souviens du fondateur d’un hôtel à Laval qui avait eu un gros poste dans l’industrie et qui après son licenciement a décidé de monter son projet personnel, en se faisant plaisir mais en partant d’une analyse de marché sérieuse. Il voulait créer un hôtel convivial, moderne et design, comme il aurait eu envie d’en trouver dans une ville moyenne… J’ai rencontré d’autres personnes qui ont décidé de quitter un job ou un univers ne leur convenant plus. Certains faisant le choix d’une activité artisanale pas nécessairement très rémunératrice, d’autre allant vers le domaine de la santé ou de l’humanitaire.

Comme je dirige un diplôme à l’Inseec formant des directeurs d’établissement de santé, j’ai vu arriver une flopée de candidats tournant autour de la cinquantaine, certaines étaient infirmières depuis 20 ou 25 ans, d’autres, avaient été licenciés et les troisièmes étaient des cadres en recherche de sens. Bref, des milieux différents à l’origine mais une même envie de changer de vie, une même volonté de prendre son destin en main, un même désir de décider et non de suivre une voie toute tracée.

Femmes ou hommes, cadres, employés ou ouvriers, à la différence d’autres quinquagénaires ou de leur aînés, les quincados assument leur âge, mais refusent d’être sages ! Ils sont cinquantenaires et un peu ados ! Ils restent jeunes dans leur tête et veulent agir sur leur vie. Ils voient les années futures comme autant d’opportunités.

Le BrandNewsBlog : « Old cool », « Jeuniors », « Boobos »… les différentes dénominations voisines que vous utilisez pour parler des quincados peuvent prêter à confusion. Qu’en est-il exactement ? Les quincados sont-ils les descendants de ces familles sociologiques que vous aviez identifiées il y a quelques années ? Et en quoi se différencient-ils fondamentalement des « adulescents », que vous décrivez comme leur opposé ?

Serge Guérin : C’est vrai que j’avais il y a longtemps établi une typologie des seniors, à partir de quatre profils de style de vie et de situation, pour, déjà, signifier que l’on ne vieillit pas tous – et toutes !- de la même manière et pour montrer qu’en fonction de l’âge, de la structure familiale, de la situation sociale ou encore de la santé, il y avait de sacrées différences au sein de la vaste catégorie des seniors.

J’avais mis en avant les Boobos, pour « Boomers Bohêmes », comme archétype de seniors très jeunes dans leur tête et dans leur corps et très éloignés de la figure traditionnelle de la personne qui avance en âge.  Ils sont issus du baby-boom et en voyant le nombre qui étaient passés au camping-car, j’avais eu l’idée de les surnommer « bohèmes », avant même que le terme de « bobo » fasse flores… Pour une partie, les quincados sont les descendants de ces Boobos. Pour autant, peut-on dire que les quincados seraient des bobos ayant avancés en âge ? Pas tout à fait, car les quincados ont une sociologie plus diversifiée et, surtout, ont une conscience du tragique, de la vie qui avance, plus épaisse que les bobos…

Si j’ai utilisé par ailleurs l’expression « old cool », c’est d’abord parce cela sonne bien à l’oreille et aussi pour exprimer que ces quinquagénaires sont à la fois des modernes décidés à ne pas prendre leur retraite et des personnes qui restent attachés à des valeurs autour de la politesse, de l’effort, de la culture ou encore du respect pour leurs aînés et de la responsabilité devant leurs cadets. L’expression montre aussi une tendance au retour d’une mode années 1970-1980, très vintage, très rétro…

Le terme « jeuniors » qui est utilisé un peu dans la pub, et qui à priori veut signifier un peu la même approche, me paraît discutable. D’abord sur un plan esthétique, car tout de même, ce n’est pas très joli ! Mais, surtout, parce qu’il s’agirait d’exprimer que les quinquagénaires ressemblent à des juniors, ou qu’ils seraient juste des seniors jeunes. Or, je défends que les quincados restent, dans leur corps, leur âme et leur état d’esprit marqués par la jeunesse mais avec l’expérience en plus. Et aussi avec une carte bleue plus fournie que les jeunes !

Le BrandNewsBlog : Même si vous n’aimez guère la référence aux « Y » et aux « Z » et les logiques purement générationnelles, que vous remettez en question dans votre livre*, les quincados semblent aussi très intéressants sur un plan plus économique. Sont-ils aussi « bankable » pour les entreprises et les marques que leurs cadets, les millenials, dans une société qui souffre encore de « jeunisme » ? Dépensent-ils.elles plus ou moins que les seniors « traditionnels » et en quoi s’en différencient-ils.elles en terme de consommation ?

Serge Guérin : Encore une fois, j’insiste aussi sur une réalité de la société française qui est marquée par un éclatement – « façon puzzle » comme aurait pu dire Bernard Blier – de plus en plus marqué selon les espaces géographiques, culturels, voir religieux, et sociaux. Le mouvement des Gilets Jaunes en a été une expression très vive et leur opposition est tout sauf générationnelle !

Bien sur qu’il y a des effets de génération, que le développement des usages du numérique, des réseaux sociaux et de nouvelles formes de travail peut créer des différences entre les classes d’âge. Et il y a aussi des formes de consommation qui rapprochent les âges… Pour autant, si je prends par exemple la question écologique, je ne crois guère au discours, très jeuniste, faisant de Greta Thunberg le symbole d’une jeunesse unanime et debout pour changer la donne, et voulant laisser croire que les jeunes sont tous hyper conscients des enjeux, se mobilisent pour le climat et développent tous des comportements plus vertueux…

Oui, les mouvements de désobéissance civile et porteurs de débats, comme Extinction Rebellion, qui ne mobilisent pas que les jeunes, montrent une implication croissante et concrète des jeunes générations, pour autant, ces dernières n’ont pas des modes de consommation particulièrement favorables à la préservation de notre planète.

Ainsi, jamais les millenials et la Génération Z n’ont autant contribué à la pollution numérique, invisible, certes, mais particulièrement dangereuse, par un recours effréné au digital. Une étude américaine montre par exemple que 60% des jeunes utilisent aux US le streaming pour regarder… la télévision.

En France, les 18-24 ans passent presque 3heures par jour devant leurs écrans pour regarder de la vidéo à la demande, qui présente un bilan carbone désastreux (consommation délirante de données, de besoin de stockage, de refroidissement des serveurs…). Autre exemple, l’écoute en ligne de musiques est 2 à 3 fois plus couteuse en carbone que les bons vieux CD. Et que dire des effets sur l’environnement de l’incroyable consommation de smartphones, y compris par les très jeunes, avec des batteries très consommatrices d’énergie, des assemblages conduisant à faire plusieurs fois le tour de la planète et un recours à des métaux qui conduisent à la destruction d’écosystèmes et à la pollution de l’eau? Rappelons que 90% des 12-14 ont déjà leur propre smartphone… Et je laisse de côté la question du recours par les jeunes au transport aérien, plus utilisé que jamais… Ou le fait que la mode des trottinettes électriques est tous sauf écologique avec encore une fois une débauche de batteries et une durée de vie des engins très faibles…

En ce qui les concerne, les quincados se distinguent souvent par un mode de consommation très orientée sur la qualité plus que sur la quantité. Ils partagent avec une partie des jeunes une même attention pour la préservation de l’environnement. La consommation des quincados est aussi très sensible aux objets de nostalgie et de vintage. Et, là aussi, les quincados peuvent partager ces pratiques de consommation avec des plus jeunes.

Les quincados sont aussi très sensibles aux objets, produits et services qui favorisent la qualité de vie, le soutien à la forme, la prévention, l’aide à paraître dynamique et plus jeunes… Ils sont aussi très intéressés par une alimentation préservant leur santé, par le bio… Ce sont aussi des « clients » pour certaines médecines alternatives ou complémentaires (voir d’ailleurs le livre collectif que nous venons de publier avec V. Suissa et le Dr Denormandie, chez Michalon sur le sujet). Reste que la culture marketing globale reste toujours orientée vers les cibles « jeunes », vers un « rajeunissement » perpétuel de la marque ou de la consommation. Mais les choses bougent et le succès de mon petit bouquin en est un indice : la société prend conscience de la transition démographique, de l’importance croissante du nombre de seniors ou encore du fait que l’on ne prend pas de l’âge aujourd’hui de la même manière qu’hier.

En définitive, les représentations sont toujours très lentes à évoluer, y compris celle des publicitaires, marqués plus que les autres par le jeunisme. Pour autant, des échanges avec des entreprises et des agences de communication, suite à la publication du livre, me laissent à penser que les imaginaires se déplacent et devraient évoluer.

Le BrandNewsBlog : Le basculement vers le quincadoïsme s’effectuant parfois brusquement, à l’occasion d’une rupture ou d’un divorce comme vous le soulignez, ce changement d’attitude est-il aussi synonyme pour les quincados d’évolution de leur mode de consommation ? Ont-ils tendance à se tourner vers de nouvelles marques, à expérimenter, ou restent-ils plutôt fidèles à celles de leur enfance et de leur passé ?

Serge Guérin : Le plus souvent, les changements majeurs de  situation de vie entraînent des modifications dans les comportements de  consommation. Déjà, une rupture sentimentale ou un perte d’emploi peut se traduire par une baisse de pouvoir d’achat qui entraîne une diminution de la consommation, un déménagement…

Ces changements de vie, de nouvelles rencontres, l’obligation de s’adapter… Tout cela peut avoir des conséquences sur le mode de consommation, sur les marques privilégiées… Ces ruptures peuvent être aussi  l’occasion de revenir à d’anciennes habitudes, retrouver des produits délaissés ou liés à l’enfance ou à la jeunesse.

A l’inverse, après une rupture ou un tournant professionnel, l’idée de changer de mode de vie, de changer de référentiel de consommation est aussi une manière de se relancer. Ces ruptures sont aussi des moments de prise de conscience sur soi et sur le temps qu’il reste. Dans mon enquête, j’ai rencontré pas mal de personnes me disant qu’elles s’étaient remises au sport par exemple. Une amie m’a dit que suite à sa séparation, elle avait décidé de penser davantage à elle, de se plaire à elle d’abord…

Il ne s’agit pas d’une consommation statutaire, d’une consommation pour faire jeune, d’une consommation de consolation, mais d’une volonté d’assumer et penser ses choix. Les quincados font des choix en adulte et en conscience. Ils ont gagné en autonomie, y compris par rapport aux discours des marques. Ils veulent des produits et des services qui les accompagnent dans leur conquête des années futures, qui soient en adéquation avec leurs choix de vie.

Le BrandNewsBlog : Vous évoquez un certain nombre d’entreprises et de marques qui s’intéressent aux quincados et ont su les toucher, comme le Comptoir des cotonniers avec ses campagnes de pub intergénérationnelles, ou bien des marques patrimoniales telles que Cacolac ou Lorina ? Pourquoi le « vintage », plus particulièrement, séduit-il autant les quincados ? Et quelles sont par ailleurs les marques « branchées » qu’ils s’approprient volontiers ?

Serge Guérin : Attention, le quincadoïsme n’est qu’un aspect des choses. Globalement, en période de crise, la tentation du « c’était mieux avant » est forte. Elle favorise la consommation de produits à forte symbolique nostalgique.

Par ailleurs, nous vivons une réelle prise de conscience concernant les effets délétères du réchauffement climatique et de la pollution. De ce point de vue, revenir à des modes de consommation apparaissant comme plus sains, plus respectueux de la nature ou de l’environnement, ou encore récusant l’obsolescence programmée, peut aller de pair avec les évolutions de style de styles de vie issus des quincados.

Ces derniers valorisent des produits vintages ou des objets de consommation réputés de meilleure qualité et plus solides… Par exemple, Cacolac, dont je suis un fan absolu, Lorina, Antésite et tant d’autres sont des boissons qui à la fois rappellent l’enfance et le temps jadis, mais qui apparaissent aussi comme porteuses de valeurs familiales et/ou artisanales, comme plus authentiques et de meilleure qualité.

Les quincados dans leur recherche de sens trouvent aussi de la cohérence dans la consommation de produits vintage ou plus naturels, plus respectueux de l’environnement et de leur santé. De même, ces quincados qui décident de quitter les grandes structures où ils se sentaient anonymes, ou qui ont été poussés dehors par ces mêmes géants sans âme, ont souvent envie de travailler dans des entreprises familiales et humaines ou de créer leur société, et trouvent une certaine cohérence à privilégier les produits de ces dernières.

Plus largement, la valorisation des quincados participe d’une tendance plus globale de la société à privilégier le « solide » sur le « liquide », ce qui dure sur ce qui passe…

Le BrandNewsBlog : Démographiquement, il n’y a jamais eu autant de personnes de plus de 50 ans en bonne santé et encore en activité. Qu’est-ce que cette nouvelle donne, qui devrait s’accentuer dans les années à venir, va changer dans nos sociétés ? Nos économies et nos entreprises, aujourd’hui loin d’être exemplaires sur l’emploi des seniors, sont-elles prêtes à s’y adapter et à l’accepter ? 

Serge Guérin : J’ai pointé, il y a déjà longtemps, ce paradoxe… Plus l’espérance de vie augmente et plus l’espérance de vie professionnelle diminue… Ce n’est pas tenable sur le long terme. Avec l’allongement de l’âge légal de départ à la retraite voté en 2010,  l’emploi des seniors de 55-64 ans a plutôt augmenté, il est passé de 36,4%, en 2004, à 52,3% fin 2019, contre une moyenne de presque 60% en Europe. En particulier, l’emploi des plus de 60 ans reste dramatiquement faible. Surtout, la réalité c’est que le nombre de chômeurs de plus de 50 ans a doublé depuis 2008 et que les entreprises restent très majoritairement fort peu « senior-friendly » !

Sur ce plan, la société va bien plus vite que les décideurs : de nombreux quinquagénaires souhaitent relever de nouveaux défis, mais peu d’entreprises sont en capacité culturelle et mentale de leur donner leur chance. C’est un gâchis incroyable. Ce manque de confiance est l’une des explications au fait que de nombreux salariés souhaitent quitter le monde du travail prématurément. Et ce n’est pas l’idée d’instaurer un quota de seniors dans l’entreprise qui va contribuer à changer l’image des plus de 50 ans…

Si la question de l’emploi des seniors reste aussi délicate, notons aussi que les entreprises et les agences de communication se doivent de prendre en compte les réalités, le fait que la consommation n’est pas limité au moins de 50 ans, que les quincados sont de nouveaux consommateurs qui ouvrent des dynamiques dans leur choix de produits et de services, qui seront reprises par d’autres… La réalité évolue plus vite que les imaginaires des décideurs, mais je vois de plus en plus d’acteurs d’influence, comme votre  blog, qui partagent ce regard sur les quincados et plus largement sur l’importance structurante de la transition démographique.

Le BrandNewsBlog : Alors que les seniors sont de plus en plus actifs et dynamiques et que le regard sur l’âge commence à évoluer, grâce à des ouvrages comme le vôtre, n’y-a-t’il justement pas un paradoxe à les voir si mal considérés en entreprise ? En étiquetant notamment « seniors » les plus de 45 ans et en les considérant souvent comme des boulets plutôt que des leviers de croissance, le monde du travail ne  joue-t-il pas le jeu de cette « obsolescence programmée » qu’il vous arrive de dénoncer  : une marginalisation plus acceptable que celle d’autres minorités visibles… car encore largement acceptée socialement ?

Serge Guérin : Le sujet majeur reste que nos décideurs n’ont pas beaucoup évolué et que l’image de l’âge est toujours globalement négative et associée à un manque de productivité et d’adaptation aux technologies.

Deux éléments parfaitement faux comme le démontre toute la littérature scientifique sur le sujet… La question est aussi que la culture dominante est centrée sur le « moderne », le « nouveau », le « neuf » et non sur l’expérience, le savoir-faire, la culture… Mais, à mon sens, les choses bougeront en partie par la nécessité, car il y a un manque de compétences et d’expertise sur le marché et que notre système de formation ne sait pas ou ne peut pas proposer une offre suffisante. En dehors de compétences haut de gamme, nous avons d’autres problématiques de compétence, en particulier dans les services à la personne où le déficit est de plus de 500 000 personnes et dans les métiers manuels. Encore faut-il accompagner les professionnels potentiels, valoriser ces métiers, développer des parcours de carrière et les rémunérer convenablement.

Dans une époque où il y a une sorte de concurrence entre certaines minorités, de course à la victimisation, de médiatisation de la différence, on oublie que l’âge reste la première des stigmatisations en entreprise. Face aux jeunes et aux candidats en milieu de carrière, c’est, dans la grande majorité des cas, la compétence et le savoir être qui est regardé d’abord. Pour les seniors, c’est l’âge qui est le critère premier. Les recruteurs ont encore trop souvent une mentalité d’état-civil…

Je remarque néanmoins que Pôle Emploi et l’APEC semblent vouloir faire aussi bouger les lignes. Encore une fois entre le discours gouvernemental appuyant à allonger le nombre d’années d’activité et de plus en plus d’entreprises qui sont freinées par un manque de compétences disponibles sur le marché du travail, les quincados vont être de plus ne plus demandés !

Le BrandNewsBlog : Sans doute plus libres dans leurs têtes que leurs aînés ou les seniors « traditionnels », les quincados sont bien décidés à ne pas être considérés non plus comme des « retraités du désir » et veulent vivre pleinement leurs envies et tous les plaisirs. Intrigués et attirés par les sites de rencontres, qui pour la plupart ont bien flairé le « filon » et sur lesquels ils n’ont jamais été aussi nombreux, ils.elles aspirent à vivre de belles expériences, sans crainte du jugement des autres. Alors le quincadoïsme, nouvel âge d’or de la sexualité ?

Serge Guérin : Nouvel âge d’or de la sensualité plutôt… Il y a plusieurs choses qui peuvent être dites sur le sujet. Tout d’abord, une réalité partagée par les femmes et les hommes, c’est que nous vieillissons mieux que nos parents. Nous sommes en meilleure forme, plus attachés à notre apparence et plus conscients de nos désirs. Ensuite, les normes évoluent. Enfin, un peu… Balzac évoquait la femme de 30 ans comme une vieille femme… Aujourd’hui, cela paraît délirant : séduire, recommencer une histoire d’amour, avoir des partenaires pour des rencontres sexuelles n’est pas « interdit » par les codes de bonne conduite aux plus de 50 ans. Et jamais les femmes de plus de 50 ans n’ont été aussi belles que maintenant !

Si les normes de l’âge semblent plus lourdes pour les femmes que pour les hommes, les représentations évoluent. Au moins dans une partie de la société… Les quincados en sont la preuve et s’inscrivent dans cette dynamique de liberté.

Un troisième élément peut être pris en compte : comme les quincados ont conscience de vivre plus longtemps, ils se disent plus facilement que leurs aînés que les années qui sont encore devant eux peuvent être des temps radieux pour la séduction, le jeu amoureux, le désir. De ce point de vue là, en effet, les quincados sont tout sauf des préretraités !

Par ailleurs, dans les rencontres que j’ai pu faire pour la rédaction du livre ou dans mon quotidien, j’ai pu aussi constater que les quincados se distinguent des autres quinquagénaires ou d’autres générations par la conscience qu’ils ont de leur liberté nouvelle. Je me souviens de plusieurs femmes m’ayant dit qu’avec la ménopause, elles se sentent plus libres dans leur sexualité. D’autres, femmes comme hommes, s’amusent de ne plus risquer de voir arriver les enfants au moment des ébats…

Enfin, il faut bien dire qu’être quincado, c’est aussi avoir suffisamment de maturité et de libre arbitre pour s’affranchir du jugement des autres. Il y a une certaine volupté à s’accepter comme on est, à ne plus vouloir suivre la norme et la mode, à voir l’autre juste par ses propres yeux et non en fonction d’une image sociale… C’est cela aussi le quincadoïsme !

Le BrandNewsBlog : Passionnant jusque dans les dernières pages, vous proposez en fin d’ouvrage un QCM amusant : « Quel quincado êtes-vous ? »… Où j’ai découvert qu’en ce qui me concerne je faisais partie des « quincados pop », à ne pas confondre avec les « quincados artistes » et les « vieux jeunes ». Vous évoquez également dans l’ouvrage deux autres catégories : les « quincados nomades » et les « quincados entrepreneurs ». Quelles sont les principales caractéristiques de chacune de ces familles ? Et dois-je m’inquiéter d’être un « quincado pop », docteur ?

Serge Guérin : Même si ce livre se veut joyeux et léger, il est aussi un exercice de sociologie concrète et de pédagogie douce ! De la même manière que je conteste la massification en fonction de l’âge et la simplification identitaire, car la triste tendance du moment est de vouloir réduire chacun d’entre nous à une couleur de peau, une religion ou un genre de sexualité, je continue de chercher la nuance et la pluralité dans les identités.

Ainsi si tous les 45-65 ans ne sont pas des quincados, tous les quincados ne sont pas réductible à un seul type d’attitude. D’où ce petit jeu des quatre familles. A la fois pour insister sur la différence, à mes yeux essentielle entre les vieux-jeunes ou les faux jeunes et les quincados, mais aussi pour monter qu’il y a plusieurs style de vie dans le quincadoïsme !

Les « vieux jeunes » sont des vieux qui veulent apparaître comme jeunes. Mais tout est dans l’apparence et non dans l’état d’esprit. Ils sont dans l’angoisse de vieillir et dans le déni des années qui passent. Ils regardent derrière eux et ne savent pas se réinventer. L’inverse des quincados.

Les « Quincados artistes » sont des créatifs sans frontières, des femmes et des hommes qui vivent de projets et de rencontres. Des amoureux de la découverte et du plaisir, des entrepreneurs de la vie. Ces personnes ont toujours été du côté de la curiosité et l’âge ne fait rien à l’affaire : ils continuent !

Les « Quincados nomades » sont plus centrés sur le voyage, le déplacement, la vitesse. Ils ont besoin d’horizons nouveau pour se sentir dans la vie. Ce sont des extravertis pas trop portés sur l’introspection et l’implication dans la société. J’ai repéré un mouvement aussi du côté de l’entreprise, de la création de projets à but lucratifs ou non, à dimension sociale, humanitaire ou de socialisation.

Et puis, il y comme vous cher Hervé, les « Quincados pop » ! Ces derniers vivent avec allégresse les 50 ou 60 ans. Le Quincado pop ne fuit pas son âge mais il récuse l’ennui, les gens trop tristes, la mélancolie. La cinquantaine, C’est le moment de reprendre sa guitare, de retrouver les copains et de vivre à fond. Les quincados pop bénéficient d’un sacré sens de l’humour et d’une belle capacité à faire lien avec les autres, quel que soit leur âge. Ce sont plutôt des gens capables de prendre de la distance avec eux-mêmes et dotés d’une vraie capacité à être heureux. Le meilleur moyen pour vivre bien et longtemps !

Le BrandNewsBlog : Finalement, alors que cette notion de quincado n’avait jamais eu beaucoup d’écho par le passé, comme nous le signalions en introduction, le retentissement de votre ouvrage n’est-il pas une bonne nouvelle ? Son impact médiatique n’est-il pas le signe d’une évolution positive de la société sur le sujet du vieillissement ? Et le fait qu’autant de lecteurs, dont votre serviteur, se soient reconnus dans vos portraits de quincados ne marque-t-il pas un changement de regard : fini le rejet de l’âge, bienvenue aux seniors qui s’assument comme tels, heureux et épanouis ?

Serge Guérin :  Oui, c’est assurément un des signaux faibles annonçant une évolution des mentalités. Le fait que autant de personnes se soient reconnus dans le livre, dans les portraits, dans les manières d’être montre d’abord que l’on s’assume comme tel. Et ça c’est un fait social fort.

Ensuite, le fait que les médias aient autant relayé le propos du bouquin, montre à la fois que beaucoup de journalistes se sont reconnus et qu’une large partie de l’audience se situe dans cette mouvance. Philippe Robinet, le patron de Calmann-Lévy qui dès le début a cru à ce livre était à l’origine de la publication en France de l’ouvrage américain qui a lancé le terme et la définition des Bobos. Il a vu dans mon projet une dynamique, certes différente sur le fond, mais tout aussi puissante en terme sociétal.

Bien sur, l’émergence de la catégorie des quincados et la vision très positive posée sur eux apparaissent comme une bonne nouvelle et une tendance favorisant la déconstruction des représentations datées et des regards tristes sur l’avancée en âge. Pour autant, l’image des plus âgés, des aînés reste encore trop souvent stigmatisée. En fait, les quincados sont surtout la preuve qu’une partie importante de la société entend, quel que soit sont âge, être auteur de sa vie. Une société fonctionne en grande partie sur des imaginaires. Les quincados les font bouger. Et c’est très bien !!

 

 

Notes et légendes :

(1) « Les Quincados », par Serge Guérin – Editions Calmann Lévy, avril 2019

(2) Contrairement aux générations « X », « Y » et « Z », définies et bornées par des tranches d’âge bien définies, les « quincados » sont une famille sociologique et se caractérisent d’abord par une façon d’envisager le monde et leurs relations à autrui, des attitudes et des comportements spécifiques, mais ils ne recouvrent pas l’intégralité des classes d’âge évoquées : quinquagénaires, sexagénaires, voire septuagénaires. Parmi ces classes d’âge, il peut en effet se trouver des seniors plus « traditionnels », qui ne sont pas des quincados.

(3) Serge Guérin, sociologue et consultant, est expert des enjeux du vieillissement, de l’intergénération et de la solidarité. Professeur à l’Inseec School of Business & Economics, c’est aussi un passionné de chocolat et de tendances sociétales. Il a notamment publié « La Silver économie » en 2018, « La guerre des générations » en 2017 et contribué à l’ouvrage « Médecines complémentaires et alternatives : pour ou contre ? » en 2019 

 

Crédits photos et illustrations : Serge Guérin, Calmann Lévy, X, DR

 

Entre mort annoncée des hypermarchés et déclin de la consommation, où et comment achèterons-nous demain ?

Tandis que des centaines de « black blocks » et de casseurs opportunément déguisés en gilets jaunes incendiaient hier vitrines, mobilier urbain, voitures et autres grues de chantier des beaux quartiers parisiens, sans oublier de caillasser pompiers et gendarmes sous l’œil attendri de quelques révolutionnaires de salon¹, mon esprit décidément vagabond ne pouvait s’empêcher de ressasser la lecture récente d’un article de l’économiste Philippe Moati².

Vous allez me dire que les jacqueries urbaines ont le don de me plonger dans d’étranges réflexions et c’est manifestement le cas : je prie donc d’avance mes lectrices et lecteurs d’excuser ces errances intellectuelles et de m’écarter ainsi de l’actualité la plus brûlante, tandis que mon esprit est resté coincé entre le souvenir du Black Friday et la perspective des fêtes de Noël.

Il faut dire qu’à voir et entendre les réactions tantôt incrédules tantôt outrées de ces Françaises et Français dénonçant il y a à peine une semaine cette grande gabegie commerciale que représente le « Vendredi Noir », au lendemain de Thanksgiving, on se dit qu’il y a peut-être de l’eau dans le gaz consumériste…

Phénomène passé relativement inaperçu, la France a en effet connu l’an dernier pour la première fois depuis 2008 – toutes formes de commerce confondues – une baisse de la consommation de 0,3% au premier trimestre, puis de 0,5% sur les derniers mois de l’année. Et ce tournant est d’autant plus significatif que la hausse de la démographie et l’amélioration de la croissance (+ 1,9% en 2017) combinées à l’amélioration du moral des ménages relevée par l’Insee, auraient du cette fois (contrairement au contexte dépressif de 2008) s’accompagner d’une progression sensible des ventes…

Il faut dès lors l’admettre : c’est bien aux prémices d’une déconsommation, à tout le moins de changements profonds dans nos habitudes d’achat, que nous avons commencé d’assister. Et tous les experts – dont Philippe Moati – pronostiquent d’ailleurs que cette attrition devrait s’accentuer dans les prochaines années, avec des conséquences importantes.

Dans un tel contexte, à quoi devrait ressembler la consommation de demain ? Où, quand et comment achèterons-nous ? La mort annoncée de l’hypermarché et la fin de la consommation de masse profiteront-elles exclusivement aux plateformes IA et au commerce en ligne (dont je parlais ici il y a quelques semaines) ou d’autres canaux de distribution tireront-ils également leur épingle du jeu ? Et quels seront les modèles de distribution dominants dans 10 ans ?

C’est à ces questions – et quelques autres – que je vous propose de répondre aujourd’hui et mercredi prochain, juste avant ce pic de consommation des fêtes de fin d’année, qui devraient voir les Français dépenser tout de même près de 70 milliards d’euros entre achats en ligne et achats en magasin… Comme quoi la fin de la société de consommation, ce n’est pas non plus pour tout de suite ;)

Véritable déconsommation… ou fin de la consommation de masse ?

Les prévisions de vente ci-dessus en attestent : c’est moins à une diminution drastique de la consommation globale que nous devrions assister dans les prochaines années, qu’à des phénomènes d’ajustement.

Et même si les différents instituts ont tous relevé une baisse significative du volume des ventes de produits de grande consommation l’an dernier (pain, viande, lait, sodas, surgelés, habillement, chaussures, produits d’entretien, cosmétiques…), la valeur des biens achetés n’a en définitive qu’assez peu baissé. Car nos concitoyens privilégient globalement des produits de meilleure qualité (donc plus chers), quitte à en consommer moins.

Dixit Gaëlle Le Floch, directrice chez Kantar Worldpanel, société spécialisée en études de marché : « Jusqu’ici, le seul exemple de recul de la consommation s’était produit en 2008, mais à l’époque avec la crise, les consommateurs avaient réduit leurs dépenses d’alimentation pour continuer à s’acheter des téléphones portables et des écrans plats… C’est totalement différent aujourd’hui : ils choisissent de consommer moins en volume, pour privilégier des produits de meilleure qualité, donc plus chers. Ils se détournent des hypermarchés, où l’offre est pléthorique et la tentation trop forte. »

Et Jacques Dupré, expert de l’institut IRI (conseil en produits de grande consommation) de confirmer ce qui ressemble de plus en plus à une tendance lourde : « Le consommateur est en train de passer au ‘100 pour sans’ : local, bio, sans additifs, sans colorants, sans gluten, sans OGM, sans huile de palme, mais aussi avec moins de sel, de sucre, de graisses, de protéines animales… » […] « On achète avec davantage de précautions, on lit les étiquettes, on cherche la confiance dans le bio, dont les ventes bondissent de 20% par an. »

Plus exigeants que jamais et sensibles aux messages de santé publique et aux crises en série, ce sont notamment sur les produits alimentaires de grande consommation que se porte la vigilance des consommateurs, plus informés que jamais et fans de ces applications qui font désormais la pluie et le beau temps en rayons : Yuka, bien sûr (qui se targue de près de 7 millions d’utilisateurs aujourd’hui), mais également Open Food Facts (1 million d’utilisateurs) ou Y’a quoi dedans (200 000 utilisateurs), véritables outils d’aide à l’achat les aidant à déchiffrer les étiquettes et la composition des produits directement sur le lieu de vente.

Particulièrement dans le viseur de ces consom’acteurs intransigeants et suréquipés, les produits surgelés cuisinés bien sûr, le saumon fumé, les œufs d’élevage en batterie ou le jambon contenant des nitrites… mais aussi toutes les offres promotionnelles et produits discount alimentaires ou non alimentaires, qui séduisent moins et suscitent la défiance.

Ainsi, alors que tous les besoins de base des consommateurs sont de plus en plus saturés, force est constater, comme le souligne Philippe Moati, que les attentes des consommateurs se diversifient et montent en gamme, chacun/chacune cherchant à redonner un véritable sens à sa consommation, même la plus quotidienne.

Une grande distribution secouée et des hypermarchés symbole d’une consommation révolue…

Symboles de ce changement d’ère et de cette évolution profonde des attentes des consommateurs, les hypermarchés ont de moins en moins la cote en Occident. Et tandis que les shopping malls américains, ces gigantesques centres commerciaux rassemblant des centaines de magasins, des cinémas et des patinoires autour de grandes surfaces gigantesques tombent de de plus en plus en désuétude (près de 200 auraient été fermés au Etats-Unis ces 10 dernières années et un tiers des malls restants devrait encore fermer dans les 5 années qui viennent), les plus grandes enseignes européennes ou asiatiques connaissent également des jours sombres. Ainsi, tandis que le nombre d’hypermarchés (plus de 2 500 mètres carrés) est demeuré stable ces dernières années (on en compte 2 050 tout de même en France), leur chiffre d’affaires n’aurait progressé que de 0,3% sur 3 ans, et baissé de 3 à 4% en 2017 !

Au point que les experts prédisent depuis des années leur disparition : « Si l’hypermarché ne bouge pas, il va disparaître, prophétise ainsi Yves Puget, directeur de LSA, le magazine de la grande consommation.

Et Nathan Stern, président de Shoppermind, laboratoire d’études et de prospectives sur le commerce, de s’enthousiasmer de cette remise en cause de la grande distribution et de la « liberté retrouvée » des consommateurs : « La grande distribution a la gueule de bois depuis que les consommateurs ont retrouvé la liberté. Depuis les années 1960, ils étaient en quelque sorte prisonniers du modèle hypermarché : on allait en famille jusqu’au parking géant, avant de pousser le Caddie et de le remplir d’une foultitude de produits, certes toujours un peu les mêmes et sans beaucoup d’innovation, mais aux prix les plus bas. On gagnait du temps et de l’argent, avec le sentiment que consommer rendait heureux, sans se poser plus de questions. Peu à peu, cette consommation de masse s’étiole au profit d’une autre, plus segmentée, plus opportuniste et plus responsable ».

Philippe Moati voit des raisons profondes à cette désaffection des hypermarchés, liées notamment à l’éclatement de l’homogénéité des attentes des consommateurs. « Auparavant, le consommateur moyen donnait le ‘la’ au marché, porté par l’influence des grands médias qui inspiraient un mode de vie très également partagé. Ce qu’on n’a pas vu immédiatement, c’est que la société continuait progressivement d’évoluer dans le sens de l’individualisation. Nous sommes tous de plus en plus différents dans nos attentes, d’autant que le désir se substitue au besoin comme moteur de l’acte d’achat. Et le désir est par nature subjectif, ce qui favorise la démystification de la consommation et la fragmentation des marchés. »

Et demain : la coexistence de circuits de distribution de plus en plus divers… et la montée du commerce en ligne et de l’IA

Plutôt qu’à une disparition brutale des hypermarchés – annoncée depuis des années mais qui s’avère en réalité beaucoup plus lente qu’on le croyait – la plupart des experts croient, comme Philippe Moati, en une recomposition progressive du paysage de la distribution, avec une progression constante de l’e-commerce et le retour en grâce du commerce indépendant et des circuits courts.

« Le maître-mot désormais, c’est la diversité. L’hypermarché ne va pas mourir – il répond à une demande, par exemple dans les zones où la voiture reste un prérequis – mais la part de se format va continuer de se contracter », confirme Philippe Moati. « Et le grand défi d’aujourd’hui et demain, c’est de passer d’une culture où l’on pousse des produits en mettant en avant la compétitivité-prix à une culture où on doit comprendre les désirs nouveaux de la clientèle, fournir des effets utiles et apporter des solutions. La construction d’une offre et de modalités relationnelles adaptées devient alors très complexe et empêche l’émergence d’un modèle unique. »

Ainsi les circuits directs producteurs, les réseaux associatifs et coopératifs et les marchés connaissent un important regain de faveur, hélas mal mesuré par les études et différents panels consommateurs dont la plupart ne les identifient pas à ce jour. « Voyez le succès des paniers de légumes hebdomadaires, des supermarchés de producteurs ou des réseaux de communautés d’achat direct aux producteurs comme La Ruche qui dit oui, commente ainsi Jean-Marc Mégnin, du groupe de communication commerciale Altivia : vous n’avez souvent pas le choix, l’assortiment est limité (il n’y a parfois que du choux en hiver !), mais vous avez le plaisir du produit sain, de la découverte et la satisfaction d’aider les petits producteurs. C’est aussi le retour en grâce d’une activité millénaire, le marché : il fait parfois froid, on attend, il n’y a souvent pas ou plus le produit que l’on recherchait, mais ces désagréments sont plus que compensés par le supplément d’âme qu’apporte le lien social » 

Pour ce qui est du commerce en ligne, si son avènement est inévitable et son taux de croissance spectaculaire, celui-ci représenterait à fin 2018 en France entre 5,8 et 6% du volume des ventes de produits de grande consommation (cette part de marché était seulement de 3% en 2015). Mais la perspective est bien celle d’un développement rapide, puisque cette part de marché devrait doubler d’ici 2025 et le marché progresserait de 30% par an selon le dernier rapport What’s Next in E-commerce de l’institut Nielsen.

Leaders sur la vente en ligne de produits non alimentaires, les géants Alibaba et Amazon se taillent part du lion et laissent entrevoir quelle part de marché majeure ils pourraient détenir demain. Ainsi, en une seule journée – le 11 novembre à l’occasion de la « fête des célibataires » – Alibaba, l’Amazon chinois, a expédié en 24 heures plus de 800 millions de colis dans le monde, pour une valeur de 25 milliards de dollars !

Mais ces mastodontes du e-commerce ont encore du mal à décliner ce succès dans le domaine des produits alimentaires, où les « pure players » du commerce en ligne doivent encore convaincre les consommateurs de leur capacité à acquérir les compétences et l’expertise nécessaire à la distribution de produits frais notamment. Sur ce segment particulièrement important, les consommateurs font encore en majorité confiance aux sites marchands des enseignes de grandes surfaces alimentaires (GSA), tandis que les circuits alternatifs en ligne comme le direct producteur (type paysan.fr), les formules d’abonnement (coffrets ou box tels petitballon.com ou lathebox.com), les ventes privées (du type Miam Miam de vente-privée.com) ou les formules d’achat groupés (comme laruchequiditoui.fr) progressent elles aussi en parts de marché.

On le voit : avant l’accélération des ventes en ligne que nous promet l’avènement des plateformes IA et autres assistants vocaux, c’est bien à une diversification accrue des modes et circuits de distribution que nous devrions assister, conformément aux attentes de plus plus en plus diversifiées de consommateurs exigeants. Et quoiqu’il arrive, même si les pure players du style Amazon et Alibaba font une percée, la complémentarité e-commerce/commerce physique devrait rester de mise. En témoignent les investissements d’Amazon dans le commerce « brick and mortar » (achat de la chaîne Whole Food Market en 2017 notamment) et toutes les enquêtes réaffirmant le besoin de proximité des consommateurs.

Dixit Philippe Moati : « Je ne suis pas inquiet sur ce point : plus on ira vers le service, plus on aura besoin de points de contact, dont la diversité pourra consacrer le retour à un certain type de proximité ». Malgré Alexa et l’avènement des plateformes IA donc, point de stress : nous devrions continuer un moment à aller faire notre marché… et mettre de temps en temps les pieds dans des hypermarchés à l’avenir, ceux-ci étant en train de réduire leur taille et de se reconfigurer pour répondre à l’attente de diversité de leurs clients par une plus grande segmentation et une montée en game de leur offre.

 

 

Notes et légendes :

(1) Je pense en particulier à Thomas Guénolé, néo-révolutionnaire et sans-culotte. Ex politologue réputé enseignant à HEC Paris et à l’Université Panthéon-Assas, interviewé en son temps dans les colonnes de ce blog. Aujourd’hui largement moqué par la Twittosphère au lendemain de sa couverture des manifestations de gilets jaunes depuis le bar des plus grands palaces parisiens… ;)

(2) « Nouveaux circuits de distribution » par Philippe Moati, Professeur agrégé d’économie à l’université Paris-Diderot, co-fondateur de l’ObSoCo.

 

Crédits photos et illustrations : 123RF, The BrandNewsBlog 2018, X, DR.

Génération « K » : une horde de Z prête à changer le monde… et les marques

Génération « K » comme Késako ? Après les « X » les « Y » et les « Z » que l’on avait à peine commencé à apprivoiser, voici qu’un nouveau concept a fait son apparition depuis quelques temps dans la sémantique générationnelle : la génération « K ».

Pour celles et ceux de mes lecteurs qui nourrissaient déjà quelques doutes sur ces approches générationnelles, voici la goutte d’eau qui pourrait bien faire déborder le vase…

Mais pas de panique ! Les « K » dont on commence à nous parler ici et là ne seraient pas la prochaine classe d’âge observée au berceau, ni de futurs envahisseurs venus de la planète Krypton : c’est tout simplement le nom donné à une majeure partie des « Z » par une brillante économiste anglaise, Noreena Hertz, à la suite d’une importante étude menée par ses soins auprès de cette génération de millenials, en référence à la jeune héroïne guerrière de la tétralogie des Hunger games, Katniss Everdeen (voir plus loin mes explications à ce sujet¹).

En quoi cette génération « K » ou « KZ » se différencie-t-elle des précédentes (« Y » et « X » surtout) ? Quelles sont ses caractéristiques démographiques et sociologiques ? Quelles sont ses croyances, ses rêves et ses pratiques ? Quelles sont ses références culturelles et quelle relation entretient-elle au monde et à la consommation ? Et qu’attend-elle plus particulièrement, pour finir, des entreprises et des marques ?

C’est à ces différentes questions que je vous propose de répondre aujourd’hui, en compagnie de Georges Lewi, grand expert des marques, sociologue et mythologue, qui vient de publier un passionnant ouvrage sur cette nouvelle cohorte de « Z », bien décidée à changer le monde²…

Après avoir voulu intituler son dernier opus « Génération (KZ), mode d’emploi », il a finalement préféré opter pour « Génération Z, mode d’emploi », ainsi qu’il nous l’explique ci-dessous. Mais ne nous y trompons pas : c’est bien de « K », de « Z » et de « nouveaux millenials » qu’il va nous entretenir aujourd’hui. Et il en convaincra plus d’un / plus d’une je pense de l’intérêt de se pencher sur ces nouvelles générations porteuses de nouveaux modes de vie et de pensée !

Qu’il soit ici remercié pour sa disponibilité, son sens du partage et sa bienveillance, mais également pour son féminisme ardent. Car qu’on se le dise – et comme vous pourrez le lire ci-dessous – les nouvelles générations seront féministes, ou ne seront pas !

Le BrandNewsBlog : Bonjour Georges. Tout d’abord, si vous me permettez, ce n’est pas la première fois que vous écrivez sur ce sujet des « millenials ». Dans un précédent roman, Bovary21 – une Madame Bovary transposée au XXIème siècle – vous réinvestissiez le mythe de l’espoir féminin à travers la vie et le regard d’une jeune blogueuse… Pourquoi une telle fascination pour la jeunesse dans vos travaux et publications ?

Georges Lewi : Mon métier de consultant en branding et storytelling est d’essayer de comprendre la société pour permettre aux marques de se positionner au mieux, d’écrire un storytelling efficace, de tirer le meilleur de leur savoir-faire.

Non seulement les millenials sont l’avenir de la société, de la consommation mais ils en sont surtout la dominante culturelle. C’est dans la jeunesse et les minorités que se trouve l’expression d’une société. Les plus anciens ne font souvent que bégayer la musique de leurs propres vingt ans…

Enfin, il semble effectivement que les temps nouveaux soient nés avec Internet, c’est-à-dire il y a à peine vingt ans : générations Y et Z. Aujourd’hui même, pour chacun d’entre nous, quel que soit notre âge, l’époque pré-Internet s’apparente à de la lointaine préhistoire. Se concentrer sur les millenials me paraît donc une posture de survie.

Le BrandNewsBlog : Votre livre s’intitule « Génération Z, mode d’emploi », mais vous utilisez également le qualificatif de « nouveaux Millenials » pour décrire ces jeunes que vous avez étudiés. Pour lever toute ambiguïté, pourriez-vous nous rappeler qui sont exactement les « Z » : de quelle tranche d’âge parlons-nous, par rapport aux générations « X » et « Y » ? Et quelle distinction faites-vous avec les « millenials » pris dans leur ensemble ? Il me semble que les anglo-saxons considèrent que ce sont à la fois les générations « Y » et les « Z », mais étudier un groupe aussi large a-t-il du sens à votre avis ? Certains millenials travaillent et sont déjà parents, tandis que d’autres sont encore des enfants scolarisés…

Georges Lewi : On considère que les Z, les « vrais » millenials, sont nés avec le millénaire. En l’an 2000. Comme les Y étaient nés autour de 1980 et qu’une génération, c’est 15 ans, les Z naissent à partir de 1995. Les X, génération qui précède les Y, sont nés vers 1965. La génération d’avant ce sont les babyboomers, ceux qui naissent juste après la guerre de 1939/1945. Ce sont eux qui ont « fait » mai 68.

Chacune de ces générations a sa raison d’être et son moment de gloire. Les babyboomers écoutent les histoires de guerre de leurs parents, font l’Europe pour tuer la guerre, profitent du boom économique et le conteste en 68. La génération X est la génération du silence. Venir après les soixantuitards était une gageure. Ils bossent, subissent la crise majeure des années 75 (le premier choc pétrolier) et se taisent. Comme leurs grands-parents qui avaient vécu la guerre, ils construisent une génération de taiseux. Toujours au travail, ils considèrent souvent avoir perdu leur vie. Ces 2 générations se révèlent dans des rêves collectifs.

Les Y, sur lesquels on a énormément écrit, sont à l’inverse plutôt individualistes. Ce sont les fameux « digital natives ». Ils sont nés avec l’ordinateur puis ont découvert Internet. Mais ils l’utilisent « égoïstement ».

Les Z sont intéressants car ce sont des « social natives ». Ils sont nés avec les réseaux sociaux. Tout le contraire d’individualistes, mais plus du tout des « collectivistes » comme le furent les babyboomers et les X. Ils se construisent des communautés, chacun à son échelle, souvent petites, sans cesse fluctuantes mais bien vivantes. Et ils inventent ou plébiscitent presque chaque jour de nouveaux réseaux sociaux…

Comme la « GENZ » est récente, et qu’on ne sait pas encore comment l’appréhender, il est facile de parler de millenials en assimilant Z et Y. Mais en raisonnant ainsi, on risque d’aller au-devant de vraies surprises !

Le BrandNewsBlog : Pour évacuer ce type de réserve et de critiques d’emblée, certain.e.s de nos lecteurs et lectrices sont très circonspect.e.s sur ces approches générationnelles, arguant notamment du fait que les comportements et attentes attribuées spécifiquement aux « Y », aux « Z » ou « KZ¹ » sont souvent communs aux autres générations, en définitive. Je ne partage pas forcément ces réserves car il me semble incontestable qu’il existe bien des caractéristiques démographiques, sociologiques et comportementales propres aux uns et aux autres, de même qu’il existe des comportements trans-générationnels et communs. Est-ce aussi votre avis ? Et que répondez-vous aux détracteurs de tels ouvrages ?

Georges Lewi : Peu importe les générations. Mais on ne peut nier qu’Internet a bouleversé les comportements, et que les « digital natives » se sont façonnés des attitudes venues de cette nouvelle manière de regarder le monde, les entreprises, la mondialisation, la consommation et sans doute leur voisin de palier…

Même si les babyboomers se servent très bien d’une tablette, ce n’est pas leur culture première. Quand à 12 ans, on a eu l’habitude de partager ses photos d’anniversaire ou de vacances avec son « réseau », cela va créer pour toujours une exigence de transparence, une quasi nécessité de tout voir et tout savoir, tout le temps.

La transparence est comme une seconde nature pour les Z, dès leur plus jeune âge. Et même s’ils le voulaient, ils ne pourront plus effacer cette quête. Autrement dit, peu importe en définitive les générations, ce qu’il faut retenir ce sont les faits générateurs de nouvelles attitudes et de nouveaux comportements. Ce sont les ruptures majeures comme ce fut le cas avec l’arrivée de la voiture, de l’électricité, de l’électroménager, de l’avion pour tous, de la pilule… Nous sommes tous les enfants de notre temps. Et les enfants de Facebook existent bel et bien.

Le BrandNewsBlog : Après d’importants travaux menés auprès de 2 000 jeunes filles aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, l’économiste anglaise Noreena Hertz a eu l’idée de rebaptiser une partie des « Z » en « génération K » (ou KZ), en référence à Katniss Everdeen. Quelles sont les principales caractéristiques de cette génération et en quoi la jeune héroïne de la tétralogie de films Hunger Games en est-elle la représentante parfaite / le symbole ?

Georges Lewi : Je voulais appeler mon livre « Génération(K)Z » mais mon éditeur, à juste titre a maintenu un titre plus raisonnable, plus compréhensible tout de suite.

Katniss Everdeen est l’héroïne de Hunger Games, dont le premier roman sort en 2009 et le film en 2012. Elle est née la journée de la femme, le 8 mai, et prend la tête de la lutte contre la tyrannie qui opprime son peuple. C’est une survivante des arènes où le « système » la force à combattre pour sauver sa tribu, ce qu’elle fait très bien avec son arc et ses flèches. « Je m’appelle Katniss Everdeen. J’ai dix-sept ans. Je viens du district Douze. Il n’y a plus de district Douze. Je suis le geai moqueur. J’ai abattu le Capitole. Le président Snow me hait… » « Et si tu te fais tuer ? » demande Coin – « N’oubliez pas de filmer. Ça fera d’excellentes images » répond Katniss.

Belle, courageuse au-delà des mots, presqu’innocente, tueuse et storyteller de sa propre vie. C’est elle qui sauve sa tribu, l’humanité. Elle représente ces super-women que nous admirons désormais. Son temps est aussi arrivé  – #metoo – nous dit-elle en filigrane. Le temps des héros est celui des héroïnes. Car bien qu’elle soit aussi forte, aussi courageuse, elle n’a d’autre ambition que d’accomplir sa mission. C’est une héroïne sans arrière-pensée de pouvoir. Voilà pourquoi elle symbolise cette nouvelle génération.

Le BrandNewsBlog : Vous dressez dès votre introduction le portrait d’une génération « résolument féministe » et ultra-connectée, « résiliente » et volontiers idéaliste car bien décidée à réinventer le monde et à lutter contre les inégalités, mais aussi adepte de l’immédiateté, « de la transparence et du pragmatisme ». Une génération à la fois romantique et lucide, soucieuse de changer les choses bien qu’elle hérite selon vous « d’un passif difficile à porter »... Mais le portrait n’est-il pas un brin idyllique ? N’est-ce pas le propre de toute nouvelle génération de susciter à la fois autant d’espoirs et de craintes ? Et n’avons-nous pas tendance à projeter sur les plus jeunes (les « Z » aujourd’hui, les « Y » hier) nos illusions perdues et nos propres rêves d’amélioration du monde ?

Georges Lewi : Ce qui caractérise notre époque, c’est que les générations précédentes ont « pourri le monde », au sens premier. Que les Z veuillent tout de suite des résultats est un corollaire de leur culture numérique où « ça ne traîne pas ». On garde ou on spam. On plébiscite ou on fustige. Pas de milieu, pas de quartier ! On veut tout savoir tout de suite et on juge sans perdre de temps… Mais dans le même temps on sait rire de soi, en mode « lol » ! Sans s’énerver… Ce cocktail est vraiment nouveau : Exigence, Transparence, Immédiateté, sans cri ni insulte. Tout en humour et en restant « cool ».

Comme si cette « GENZ » était à la fois adolescente et mature. C’est pourquoi on peut parler de résilience. Ils sont plus forts car ils sont plus meurtris par la situation géopolotique et environnementale mais ne hurlent pas pour autant. Ils agissent. Pas comme le souhaiteraient certains leaders politiques, dans lesquels ils ne se reconnaissant pas vraiment, mais qu’ils côtoient quand ils les amusent ou les surprennent.

Chaque génération nouvelle suscite des espoirs mais celle-ci a tout pour les tenir car elle a conquis le vrai pouvoir et il est désormais numérique !

Le BrandNewsBlog : « Kiffeurs » en quête d’authenticité, « Zappeurs » capables de passer sans transition de l’adulation à l’oubli, « rebelles et angoissés », les « Z » semblent porter en eux beaucoup de contradictions mais très bien les assumer. Vous dites que trois piliers fondamentaux ou plutôt trois « illusions » les caractérisent : 1) volonté de transparence ; 2) affirmation du féminin et 3) obsession de la rencontre… Pouvez-vous nous en dire davantage sur chacun de ces piliers et pourquoi utiliser le terme « d’illusions » ?

Georges Lewi : Comme je l’ai dit à l’instant, la transparence, vertu née des réseaux sociaux, est devenue une seconde nature. « Dis-moi ce que tu postes, je te dirai qui tu es ». Les Z exigent la transparence de toutes les élites et institutions, à commencer par le gouvernement, les entreprises, les marques…

Le féminin de cette génération – à l’image de Katniss – s’impose même culturellement avec les boucles d’oreille pour homme, par exemple. Les garçons/les hommes ne savent même plus comment parler des filles/des femmes. On sait qu’on va mal faire. Pour quelques années, on sait qu’on n’a pas intérêt à la « ramener ». On sait, en plus, pourquoi. Voilà pourquoi on l’accepte.

La rencontre. Elle vient aussi de Facebook et des autres réseaux. Comme la transparence, c’est une seconde nature. Les entreprises ont même du à la hâte construire des espaces de co-working un peu partout, tant les Z ont besoin de se retrouver en petit nombre, pour travailler, discuter, se rencontrer…

Mais, cela m’arrache le cœur, ces trois vertus générationnelles sont toutes trois des illusions. La transparence est illusion. Car poussée à l’extrême, la transparence est mortifère. Si je voyais ce que vous pensez vraiment de moi lorsque vous lisez ces lignes, nous serions déjà en train de nous entretuer… La transparence, venue de la chimie, n’est peut-être pas une vertu humaine en définitive.

Le féminin, parallèlement, gagne autant dans nos sociétés qu’il perd. Une avancée ici et une marche arrière là…Même la bataille juridique de l’avortement est en « yoyo ». Les filles ont été en pointe dans les printemps arabes. Une fois au pouvoir, elles ont hélas quasiment disparu…

La notion de rencontre sur le net est par essence fallacieuse, voire trompeuse, à commencer par le nombre de ses « amis ».

Ces trois piliers, considérés ensemble, sont donc nouveaux. Les autres générations ne les avaient pas cultivés mais ils sont en même temps extraordinairement fragiles. De là à penser que ce sont des illusions… Mais de nombreuses générations après tout ont vécu sur des illusions. Même si ça fait mal quand celles-ci s’effondrent. Il faut le savoir…

Le BrandNewsBlog : A l’image de cette Katniss Everdeen qui les représente, vous soulignez que les « K » sont pour ainsi dire « nativement » féministes. Génération « me too » et « balance ton porc », elles.ils prennent le destin des femmes en main, avec une farouche volonté de rendre la société plus mixte, moins phallocrate et plus transparente, dans les sphères professionnelles, publiques et privées. Par quelles nouvelles exigences et comportements cela se traduit-il ? Vous émettez aussi l’hypothèse/le risque que cette « avancée du féminin » puisse se transformer en illusion ou en leurre, dans la mesure où elle voudrait s’ériger en nouvelle façon d’être « politiquement et socialement correct ». Qu’entendez-vous par là ? Est-ce lié au fait que le féminisme n’est pas forcément une aspiration universelle, et ne progresse pas forcément partout à la même vitesse (en dehors des sociétés Occidentales par exemple) ?

Georges Lewi : A l’origine de toute civilisation, le pouvoir est féminin. Dans la mythologie grecque, la première « patronne » est Gaia, la déesse de la terre, qui enfante et fait pousser ce dont l’être humain a besoin. C’est elle qui enfante le ciel, Ouranos et le temps, Chronos. C’est la déesse d’un monde sédentaire.

Avec les nomades, les invasions, les guerres, les hommes prennent le dessus et les divinités masculines apparaissent en haut de l’Olympe.

Mais dans presque toutes les civilisations, le féminin est également symbole d’espoir, de savoir, d’avancées… Pandore garde dans sa jarre l’espérance comme trait principal de l’humanité et Eve dans la Bible croque un fruit de l’arbre de la connaissance. Autrement dit, le masculin se laisse porter par les événements, le féminin veut comprendre et croire en l’avenir. Ces deux notions vivent en alternance. Le temps du féminin est peut être venu. Mais l’autre « clan » ne se laissera pas faire et ce sont bien sûr les écoles de petites filles qui sont visées en premier quand on veut interdire le savoir !

Le BrandNewsBlog : Vous décrivez avec les yeux de Chimène une génération engagée et consciente de son pouvoir de changer le monde, grâce aux réseaux sociaux notamment, que les « Z » utilisent comme une « bombe relationnelle et politique » car ils « se considèrent eux-mêmes comme un média ». Mais contrario, au sujet de ces mêmes classes d’âge, d’autres auteurs comme Jean-Marc Lehu (cf cet article précédent du BrandNewsBlog) nous ont parlé plutôt « d’idéalistes de salon », prompts à soutenir une grande cause, à militer en faveur de l’environnement et à défendre systématiquement le faible et l’opprimé, « pourvu que cet engagement n’aille pas au-delà d’un clic sur l’icône d’un pouce levé » ! Des activistes plutôt flemmards et égocentriques en somme – ou « slacktivists » – dont l’engagement n’aurait rien de durable ni de sincère… Quels sont vos éventuels points d’accords avec cette vision et pourquoi êtes-vous de votre côté beaucoup plus positif sur le renouveau du militantisme qu’apporte selon vous les « Z » et sur leur capacité à changer le monde ?

Georges Lewi : J’ai une grande admiration et beaucoup d’amitié pour Jean Marc Lehu qui est un peu le « Cassandre » du marketing français. Adossé à un savoir colossal et à une analyse pointue, il prophétise ses mauvaises nouvelles. Il finira par avoir raison car Troie finit toujours par être détruite… Mais j’espère dans bien longtemps.

Les armes de Katniss sont son arc et ses flèches, armes rudimentaires mais bigrement efficaces. Les armes de la génération Z sont les réseaux sociaux. Cette arme a fait reculer des grands laboratoires, un géant de l’agro-alimentaire…

Leur déclencheur est l’émotion. Et alors ? Est-ce moins légitime que la raison ? Pas si sûr ! Doit-on pour autant les traiter d’ « idéalistes de salon », même si la formule est belle ? Tout mouvement romantique (fondé entre autres sur l’émotion) est discutable. Mais on n’a plus de temps et il s’agit de gagner en efficacité. Jusque-là, cette génération ne se débrouille pas si mal.

Le BrandNewsBlog : De par leurs moyens matériels et financiers nécessairement limités (comme le rappelait cet autre article du BrandNewsBlog), les nouveaux millenials doivent composer avec de fortes contraintes qu’ils ont parfaitement intégrées. C’est aussi une génération qui a traversé des moments tragiques (crises, attentats terroristes) en « allant de la consternation au discours » et en se montrant particulièrement « résiliente ». Qu’entendez-vous par là ? Et comment se traduit cette résilience, au quotidien, chez les « Z » ?

Georges Lewi : Les (K)Z ne lâchent rien, tout en gardant le sourire… Et sont prêts à recommencer. Certains ont souri, après les attentats, de voir les gosses fréquenter les mêmes cafés, encore plus qu’avant. Après l’invasion soviétique à Prague, les jeunes habitants avaient fait de même. C’est ainsi que le mur est tombé. On connaît la pièce de la comédie grecque Lysistrata où les femmes refusent de faire l’amour tant que les hommes n’arrêteront pas de faire la guerre. Les Z cultivent ce type de paraboles.

Le BrandNewsBlog : Dans le monde du travail, comment se traduisent les 3 illusions des nouveaux millenials que vous évoquiez ci-dessus : exigence de transparence, revendication du féminin, vertu du partage ? Vous évoquez 3 piliers ou nouvelles exigences incontournables que sont 1) l’impératif d’équité ; 2) la sérenpidité et 3) le lâcher-prise… Comment cela se manifeste-t-il concrètement dans la vie professionnelle et les grandes entreprises et structures traditionnelles sont-elles encore capables d’apporter cela aux jeunes candidats de la génération « Z », épris d’entrepreneuriat ? 

Georges Lewi : En grande majorité, les « Z » réagissent bien différemment des « Y ». Ils ne veulent pas commencer leur vie professionnelle en grande entreprise, malgré les avantages. Ils se mettent le lâcher-prise en bandoulière et voudraient imposer une logique de travail en mode projet, en horaires et lieux de travail libres. Comme ils le font avec le web créatif, ils jouent de la sérendipité et réclament le droit à l’erreur et celui d’inventer leurs propres méthodes de travail.

Dans la logique de transparence, ils veulent que tout soit dit et montré. Mais comme ce ne sont pas des tyrans, ils ne réclament pas l’égalité (par exemple de salaires entre tous) mais l’égalité « selon eux », l’équité. L’équité est l’égalité à taille humaine. Ils comprennent qu’une star du foot soit infiniment plus payée qu’un employé de banque. Mais entre les employés de banques, il doit y avoir égalité. Surtout entre garçons et filles. Ce ne sont pas des révolutionnaires mais des révoltés. La raison pure est remplacée par la perception. C’est ce qui peut effrayer. Le storytelling remplace le tableau Excel en quelque sorte.

Ils exigent un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Le travail n’est plus perçu comme un passage obligé mais comme un des facteurs de la vie. On peut s’en passer toujours ou souvent. S’il est un enrichissement, tant mieux. Sinon, le travail peut attendre. Ils ne sont pas du tout paresseux mais la culture numérique, exigeante s’il en est, les amène à faire des choix en permanence. Des choix d’horaires de travail en particulier. C’est pourquoi certains métiers comme le service en restauration peinent à trouver des candidats.

Dans ce contexte, s’ils veulent une vraie relation, choisir un travail qui ait du sens et ne compter que sur « leur » communauté, ils choisissent la PME ou la création d’entreprise. La start-up est dans le coup avec son rêve de réussite. Car, créateurs de leur contenu et par conséquent de leur vie, ils considèrent qu’ils en « valent la peine » et méritent d’être reconnus. Les entreprises qui ne savent pas leur donner cette reconnaissance sont, d’avance, éliminées. Le salaire ne suffit plus. Cela perturbe, bien-sûr, la grande entreprise, elle qui avait inscrit son attractivité sur les avantages matériels.

Le BrandNewsBlog : Cette demande d’équité que vous évoquez est une notion beaucoup plus subjective que l’égalité, qui ne semble pas être un des premiers objectifs pour les « Z ». Pourquoi selon vous et quelles différences entre les deux concepts ? Et pour ce qui est de l’exigence de sérenpidité ou de « progresser cool », comment se traduit-elle dans le monde professionnel ? Et comment les entreprises essaient-elles d’y répondre ?

Georges Lewi : Les GenZ mettent au panier définitivement la schizophrénie de la personne qui vit et qui travaille. Quand ils reçoivent un accord d’une entreprise, ils consultent d’abord, leur petite communauté. Pour les générations précédentes, on prenait seul sa décision.

Elle est désormais faite en réseau, en collectif. Cela change tout ! Car ils partageront tous les ingrédients de la vie professionnelle. Les conditions d’équité, le mode d’autonomie, l’absence de hiérarchie, leur épanouissement professionnel : tout se fait sous l’œil du réseau.

Cela les rend plus exigeants. Leur culture des réseaux sociaux, celle de Norman, de Cyprien et d’autres, ces youtubeurs visibles – quelquefois célébrissimes – les conduit à considérer l’humour comme le mode « normal » de communication. Là aussi, c’est nouveau. Jusque-là les générations étaient dans le conflit. Les « Z » sont davantage dans le répit.

Le BrandNewsBlog : Et vis-à-vis des marques, qu’attendent plus particulièrement les nouveaux millenials ? Est-ce que l’avènement de cette nouvelle génération va représenter une véritable rupture dans les modes de consommation, ou faut-il plutôt s’attendre à de lentes évolutions ? La consommation « éthique » et les critères de responsabilité sociale et environnementale de la part des marques vont-ils s’imposer comme des exigences sociétales incontournables à l’avenir ?

Georges Lewi : Les GENZ ont 3 exigences vis-à-vis des marques : 1) qu’elles soient transparentes et éthiques ; 2) qu’elles les divertissent et leur apporte leur dose quotidienne de « fun » ; et 3) qu’elles leur donne leur minute de gloire, dont ils puissent se glorifier auprès de leur propre réseau.

Ils ne détestent pas les marques et respectent plutôt ces représentations qui sont là depuis 50, 100 ou 150 ans. Selon la formulation de la question, ils sont 55 à 65% à les aimer.

Mais les marques sont pour cette génération des lieux d’expériences sympas, sans tâche, et dont ils doivent être les héros. La marque d’émetteur devient média, passeur de petits bonheurs. Ils sanctionnent vite (et souvent bien). Les marques n’ont plus le droit à l’erreur. Sur le web, on est premier ou premier. L’internaute navigue peu. Quand il le fait, c’est qu’il n’a pas encore trouvé « sa marque » ou qu’il a déjà décidé de changer. Le web développe le paroxysme de la logique de la marque : être toujours la meilleure ou disparaître. Le monde physique laissait la place à l’approximation. Pas le web. Qui face à Google, qui face à Amazon ?

Le BrandNewsBlog : Véritable appétit pour le storytelling, côté « inoclaste » et refus de considérer la réputation des marques a priori (dans le rapport à la notion de luxe notamment), revendication et valorisation ultime d’un droit à l’expérience (et à l’erreur), transfert du pouvoir et de l’attention de la marque aux consommateurs… Comment se traduisent ces nouvelles attentes de la génération « Z » ? Et quelles sont les marques qui ont le mieux su relever ces défis, selon vous ? Quels sont les exemples à suivre ?

Georges Lewi : Les « GENZ » se sont appropriés le storytelling, cette façon de « se faire un film » en se plaçant telle Katniss toujours du bon côté. Le storytelling leur permet de trouver leur place, de se situer, tels les héros de l’antiquité. Chez Homère, on est clairement du côté des Grecs ou de celui des Troyens.

Le monde est foutu, il faut le sauver. Les autres générations ont montré leur incapacité à le faire. Cette génération, la dernière lettre de l’alphabet qui préfigure en cas d’échec la fin du monde, pense qu’elle peut le faire.

Les sondages des marques préférées montrent deux tendances, celle d’Apple, celle des héros de la techno, du luxe, du cher et celle de Décathlon, celle de l’expérience accessible. La marque (car elle est plus qu’une enseigne) invente, amuse, cible par exigence et met à disposition en magasin des produits qu’on peut tester et renouveler souvent. Les marques qui ne les « embarquent » pas dans un storytelling construit et exigeant ne trouveront plus de public sur le web et deviendront des sous-traitants des marques leaders. A la manière d’un Teddy Riner que les Z adorent, ils faut être cool, engagé et toujours premiers !

 

 

Notes et légendes :

(1) C’est à la suite d’une importante étude sociale et économique concernant les Britanniques et les Américains nés entre 1995 et 2002 (dont elle a publié les résultats pour la première fois en avril 2015 dans le New York Times) que Noreena Hertz, professeur en économie, a mis en évidence un groupe sociologique qu’elle a choisi de nommer la génération K, en référence à l’héroïne Katniss Everdeen. 

L’ouvrage de Georges Lewi « Génération Z, mode d’emploi » y fait référence et traite à la fois des « K » et des « Z », qui ont en réalité un très grand nombre de caractéristiques communes, puisque les « K » sont en définitive une classe d’âge appartenant à la génération Z. Raison pour laquelle on parle presque indifféremment dans cet article de « K » et de « KZ ».

(2) « Génération Z, Mode d’emploi » par Georges Lewi – Editions Vuibert, Mai 2018

 

Crédits photos et illustrations : Georges Lewi, The BrandNewsBlog 2018, X, DR

 

Ancien pouvoir Vs Nouveau pouvoir : pourquoi les marques doivent devenir « bilingues »

pouvoir 2

Il y a quelques jours, j’évoquais dans cette liste de bonnes résolutions de rentrée l’opportunité de s’ouvrir à de nouvelles approches marketing et communicantes…

C’est ce que je vous propose de faire dès aujourd’hui, en découvrant l’analyse décoiffante et les précieux conseils de Jeremy Heimans et Henry Timms¹, deux sommités du web 2.0 qui viennent tout juste de publier un texte fondateur sur les nouvelles formes de pouvoir et la meilleure manière de les appréhender².

« Révolution numérique », « transformation digitale », « ubérisation de l’économie » : alors que la plupart des commentateurs tendent en effet à réduire les mutations actuelles de notre monde à des considérations purement technologiques, ces apôtres des approches collaboratives observent quand à eux dans les bouleversements en cours un changement bien plus profond et complexe : la lutte de plus en plus exacerbée entre deux forces opposées => l’ancien et le nouveau pouvoir.

Tandis que l’ancien pouvoir « fonctionne un peu comme une monnaie » que l’on thésaurise, apanage d’un petit nombre d’entreprises et d’individus qui le gardent jalousement, le nouveau pouvoir est quant à lui le cheval de bataille de la plupart des acteurs disruptifs et des champions de la nouvelle économie. Il est ouvert, participatif et « son premier objectif n’est pas de stocker mais de canaliser ». Cette différence de nature a pour corollaire une approche très différente des problématiques économiques et sociales et des solutions à apporter.

Dubitatifs ? La description des modèles du nouveau pouvoir et des valeurs qui le caractérisent, ainsi que la matrice originale proposée par les auteurs, permettant de positionner votre marque par rapport à ces nouveaux modèles/valeurs… devraient finir de vous convaincre…

Car à défaut de transformer radicalement et artificiellement le profil de votre entreprise, ou de privilégier l’une ou l’autre de ces formes de pouvoir, c’est bien le « bilinguisme » que recommandent Heimans et Timms. D’après ces visionnaires, les organisations qui réussiront demain seront en effet celles qui s’auront s’adapter aux mutations de leur environnement, en sachant jouer aussi bien des codes de l’ancien que du nouveau monde.

Modèle purement consumériste versus modèles participatifs 

Google, Facebook, Airbnb, Etsy et Kickstarter, Uber ou Wikipedia… Pour Heimans et Timms, les marques les plus représentatives du nouveau pouvoir ne se contentent pas d’être « disruptives » sur le plan technologique seulement… A de très rares exceptions près, elles incarnent toutes de nouveaux modèles économiques et de nouvelles valeurs, qui n’ont pas fini de bouleverser nos vies et nos manières de travailler, d’apprendre, de nous divertir et de consommer.

Tandis que la réussite des marques les plus symboliques de l’ancien pouvoir (les auteurs incluent Apple dans le lot) tend à s’appuyer sur un modèle et une relation essentiellement consumériste avec leurs parties prenantes (tel magazine nous incite à nous réabonner, tel industriel cherche à nous vendre coûte que coûte sa dernière innovation…), les individus et organisations représentatives du nouveau pouvoir s’appuient au contraire « sur la capacité et le désir croissant des individus à être associés aux processus d’une manière qui dépasse la simple consommation ».

Ainsi, sur une échelle illustrant la complexité de la relation à la marque, les entreprises limitant strictement cette relation à la consommation et celles proposant une participation / implication supérieure de l’individu, se différencient nettement (voir le graphe ci-dessous).

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De fait, tandis que Facebook offre la possibilité à son milliard d’utilisateurs de partager et façonner des milliards de contenus par mois et que Nike propose à ses clients de designer leurs propres chaussures via l’application NikeID (= nouveau modèle de partage et d’appropriation), les plateformes participatives telles que Kickstarter ou Wefunder se sont imposées auprès de milliers de créateurs en quête de financement (nouveau modèle de financement).

Plus impliquantes encore sur l’échelle de la participation, les marques rupturistes telle qu’Airbnb et Uber, mais aussi YouTubeEtsy ouTask Rabbit co-produisent avec un grand nombre d’individus (particuliers louant leur bien, chauffeurs avec voiture VTC, vidéastes…) des produits et services innovants qui concurrencent frontalement les acteurs de l’ancienne économie (nouveau modèle de production). Enfin, les marques s’appuyant à 100% sur un développement collaboratif, telles Wikipedia ou Linux représentent en quelque sorte le nec plus ultra de l’implication (nouveau modèle de propriété partagée), à des années lumières des marques purement consuméristes justement…

Des valeurs diamétralement opposées et l’émergence sans précédent du collaboratif

Mais les plus grosses divergences entre ancien et nouveau pouvoir s’expriment surtout sur le terrain des valeurs. « Parallèlement à l’intégration de nouveaux modèles de pouvoir dans notre quotidien et au fonctionnement de nos communautés et de nos sociétés, il se forge en effet un nouvel ensemble de valeurs et de croyances » confirment en coeur Heimans et Timms.

Chaque fois qu’un utilisateur a recours à une des marques citées ci-dessus (Uber, Airbnb, Facebook ou Kickstarter…) celui-ci fait l’expérience d’une nouvelle relation aux marques… et c’est souvent toute sa conception de la consommation qui s’en trouve dès lors modifiée, les nouvelles modalités d’acquisition passant par le partage et la collaboration, là où l’ancien pouvoir n’a que l’achat du bien ou du service convoité à proposer.

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Ainsi, tandis que l’adolescente qui lance sa propre chaîne sur YouTube devient d’emblée une créatrice de contenu et s’affranchit de passer par les médias et les autres intermédiaires classiques de la production (maison de disque, studio…), l’utilisateur de Blablacar peut découvrir l’intérêt du covoiturage et voir son opinion évoluer sur l’intérêt même de posséder une voiture. De même, l’emprunteur inscrit sur la plateforme de financement participatif Lending club ne se contente pas de trouver un prêt en ligne. Ce faisant, il court-circuite directement la plus vieille des institutions de l’ancien pouvoir : les banques… On pourrait multiplier ainsi les exemples de relations qui se trouvent complètement modifiées entre les marques et leurs parties prenantes.

La participation des individus à leur société ayant tendance à devenir pour eux un droit inaliénable, les entreprises et marques du nouveau pouvoir répondent à ce besoin à leur manière, avec une approche et des valeurs bien différentes de l’ancien pouvoir. En voici résumées les grandes lignes, dans le tableau ci-dessous…

Tableau

 

Et vous, parlez-vous le nouveau pouvoir ?

Pour s’adapter aux formes émergentes de pouvoir décrites ci-dessus, la plupart des entreprises et des marques se trouvent assez embarrassées. Beaucoup, ne maîtrisant pas les nouveaux codes et ne sachant comment exercer leur influence dans ce nouveau contexte, optent pour un vernis technologique (recrutement de responsables innovation ou d’un digital transformer par exemple), pensant que cela est suffisant et leur servira de « caution numérique » dans le monde qui se dessine.

Mais évidemment, comme le soulignent Heimans et Timms, cela est loin d’être suffisant. Développer son habileté et ses compétences en matière de nouveau pouvoir, requiert d’après eux d’en passer par 3 étapes incontournables :

  1. Evaluer son positionnement au cœur d’un environnement en perpétuelle mutation (en se fondant sur la « matrice des pouvoirs » ci-dessous) ;
  2. Canaliser ses détracteurs les plus virulents ;
  3. Développer une réelle capacité de mobilisation autour de sa marque.

ETAPE 1 : pour ce qui est d’évaluer le positionnement de sa marque (dans l’absolu et par rapport à ses concurrentes directs ou aux acteurs d’autres marchés), Heimans et Timms  préconisent d’utiliser la « matrice des pouvoirs » ci-dessous…matrice5

En croisant les dimensions « modèles » et « valeurs » propres au Nouveau et à l’Ancien pouvoir, les auteurs ont en effet défini une typologie de 4 familles de marques, parmi lesquelles il est assez facile de s’identifier.

Ainsi, dans la famille « forteresse » se retrouvent toutes les marques traditionnelles, dont les méthodes sont encore aux antipodes de la culture de participation promue par le nouveau pouvoir. Apple, avec son goût du secret, son agressivité en matière de brevets et sa stratégie soigneusement orchestrée fondée sur une exclusivité savamment entretenue fait partie de ces « dinosaures », malgré la modernité de ses produits et son énorme communauté de fans. Car contrairement à Google, la firme de Cupertino évite consciencieusement tout approche collaborative.

Dans la famille des « connecteurs » se retrouvent des marques telles que Facebook, tiraillées entre leur modèle économique innovant et leur approche finalement très traditionnelle du business. Tandis que la participation des individus est largement encouragée sur le site, des valeurs beaucoup plus traditionnelles animent ses dirigeants, dont les décisions ignorent souvent les désidératas des utilisateurs et de sa propre communauté de fans.

A l’inverse, dans la famille « Meneurs » se retrouvent des marques qui conservent un modèle d’ancien pouvoir, tout en embrassant pleinement les valeurs du nouveau : Patagonia par exemple, malgré son business model traditionnel, se distingue néanmoins par son attachement à des valeurs typiques du nouveau pouvoir.

Dans la dernière famille, celle des « foules », sont rassemblés les acteurs du pouvoir les plus purs : Wikipedia, Etsy, Bitcoin, Linkedin ou Google. Davantage pilotées ou mes par l’intérêt de leur communauté, ces e-brands (elles en sont toutes) célèbrent en effet le pouvoir du collectif.

Déterminer l’impact du nouveau pouvoir sur son activité ; canaliser ses détracteurs et développer une capacité de mobilisation…

Pour déterminer la stratégie à suivre, positionner sa marque sur la matrice des pouvoirs au regard de sa situation actuelle ne suffit pas. Il est également utile de positionner ses concurrents (directs ou indirects) sur la matrice pour voir de quelle « marge de manoeuvre » on dispose, et il faut tout prix déterminer en parallèle quel est l’impact réel du nouveau pouvoir sur son secteur d’activité.

Au regard de ce premier constat, on peut recommencer l’exercice en essayant de positionner sa marque là où on voudrait qu’elle soit sur la matrice à l’horizon de 5 ans. Cette démarche permet tout simplement à l’entreprise de savoir s’il est réellement nécessaire d’entreprendre des actions spécifiques pour « cultiver le nouveau pouvoir ». En fonction du marché sur lequel on opère, cela peut ne pas être le cas.

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Apprendre à canaliser des détracteurs. Dans cette phase d’introspection qui doit précéder tout investissement dans les mécanismes du nouveau pouvoir, Jeremy Heimans et Henry Timms recommandent aussi de procéder au test suivant : imaginer ce qui se passerait si une organisation représentative du nouveau pouvoir (du style Avaaz, ou Greenpeace) se mettait à cibler votre marque ? Que lui reprocherait-elle ? Qu’essaierait-elle de transformer ? Quelle répartition du pouvoir remettrait-elle en cause au sein de votre structure ? En poussant l’exercice de prendre en compte ces formes de protestation radicale, toute entreprise peut être amener à se remettre en cause et à mieux définir son organisation et sa mission, pour que celles-ci soient plus « transparentes » vis-à-vis de  l’extérieur.

Développer un état d’esprit de mobilisation. Une fois décidé l’apprentissage de cette nouvelle langue qu’est le nouveau pouvoir, il ne suffit pas, on l’a dit, de se contenter de saupoudrage technologique et de se satisfaire de déclarations de bonnes intentions. Il faut repenser complètement sa communication et trouver tous les moyens d’associer et d’impliquer plus étroitement ses parties prenantes dans la conception et le développement de ses nouveaux produits et services, et dans leur promotion.

La capacité à mobiliser des dizaines, voire des centaines de milliers de fans ou de partisans, même de manière ponctuelle autour d’un combat ou de valeurs à défendre, est une des grandes forces des champions du nouveau pouvoir tels que Google ou Wikipedia. A plusieurs reprises, ces acteurs ont su s’associer et convaincre les foules de les soutenir, pour le recul de la législation contre la « piraterie en ligne » par exemple.

En période « normale » comme en situation de crise, la faculté à rassembler pour et autour de soir de larges communautés d’ambassadeurs, devient de plus en plus une des clés de pouvoir et une preuve de la puissance des marques.

De l’intérêt d’être réellement « bilingue »

Comme le prouvent le succès de nombreuses organisations « hybrides » alliant les forces de l’ancien et du nouveau pouvoir, la meilleure stratégie pour nombre d’entreprises est sans doute le « bilinguisme » que j’évoquais ci-dessus.

Tout en continuant à utiliser son vieux carnet d’adresses Rolodex et les contacts précieux qu’il contient dans les sphères de l’ancien pouvoir pour monter son projet, Ariana Huffington à réussi à créer un plateforme regroupant quelques 50 000 blogueurs indépendants, fers de lance du nouveau pouvoir. Ce faisant, elle a pu obtenir ce dont elle avait besoin : capitaux, légitimité, partenariats, notoriété… beaucoup plus vite que si elle avait négligé les formes institutionnelles et traditionnelles du pouvoir.

Et c’est bien l’erreur commise par de nombreux patrons de startup justement, à savoir négliger de développer un réseau et ne pas savoir tirer parti des structures de l’ancien pouvoir, qui peut s’avérer fatale à leurs projets.

A contrario, Jeremy Heimans et Henry Timms recommandent aussi aux champions du nouveau pouvoir de respecter leur communauté… et de ne pas devenir à leur tour le patron à abattre. En adoptant, un peu trop vite et trop facilement sans doute, toutes les valeurs et les visées du capitalisme le plus traditionnel, comme l’ont fait Jeff Bezos chez Amazon ou Marc Zuckerberg avec Facebook, on peut déstabiliser et décevoir profondément ses fans et sa communauté, toujours susceptible d’aller voir ailleurs.

En définitive, on le voit : plutôt de privilégier l’une ou l’autre des formes de pouvoir, qui chacune ont leur défaut et leur limite, le bon arbitrage pour les marques de demain pourrait être de savoir jouer des avantages de l’un et de l’être de ces modèles. CQFD…

 

 

Sources et légendes : 

(1) Jeremy Heimans est le cofondateur et P-DG de Purpose, une entreprise de conseil dans le secteur social et solidaire. Il est également le cofondateur des communautés GetUp et Avaaz. 

Henry Timms est le directeur exécutif du centre communautaire et culturel 92nd Street Y à New York.

(2) Article « Comprendre le Nouveau Pouvoir », Harvard Business Review – Août-Septembre 2015

Iconographie : Grégoire Guillemin, TheBrandNewsBlog (infographies), Harvard Business review