Des « snacking contents » aux « slow » et aux « qualitative » contents : à quels contenus se vouer ?

C’était il y a quelques semaines, souvenez-vous : dans les « 10 tendances émergentes ou persistantes » à prendre en compte en 2020 par les marketeurs et les communicants en 2020, je vous faisais part du retour en force des « deep contents » pour lutter notamment contre les fake news (tendance n°1) et conjointement de l’essor de dispositifs de communication plus frugaux (tendance n°6) et du « slow content » en réponse à l’inflation de contenus courts à faible valeur ajoutée (ou « snacking contents ») à laquelle on a assisté ces dernières années.

De fait, au-delà la jolie brochette d’anglicismes dont je viens de vous gratifier et dont il est généralement question dès qu’on parle de contenus (entre « snacking », « slow », « deep », « qualitative » et autre « precision » content…), force est de reconnaître que les marques – donc nous tous, communicants d’entreprise – nous sommes livrés, parfois à notre corps défendant, à une véritable « course à l’échalote éditoriale » depuis l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux.

Faisant fi de l’infobésite croissante et de l’attention déclinante de nos publics, nous avons en effet répondu à l’appétit inextinguible de nos canaux traditionnels et des médias sociaux en alimentant frénétiquement nos fils d’actu d’infographies, de vidéos « à la Brut » et autres news à consommer sur le pouce… Autant de « snacking contents » souvent très formatés et sans saveur, dont la performance en termes d’audience et d’interactions est de plus en plus faible et dont l’omniprésence a fini par traduire une forme de « dictature du court », dont il était plus que temps de sortir…

Dixit Carole Thomas, directrice communication d’Immobilière 3F : « A force de faire court, toujours plus court, de faire ‘continu’, nos messages deviennent cacophoniques, fatigants pour nos publics. Les équipes communication s’épuisent à produire des contenus dont il faudrait prendre le temps d’interroger la valeur ajoutée. »

Dans la foulée de cette louable et saine réflexion, moult consultants et professionnels n’ont pas manqué de tirer à leur tour le signal d’alarme, plaidant pour une rationalisation du rythme de la production éditoriale et un retour à une communication plus frugale et efficace : le fameux « slow content », dont j’ai moi-même à plusieurs reprises vanté les mérites dans ces colonnes. Avec un objectif simple : regagner l’attention perdue des publics par des productions plus rares mais de meilleure qualité.

Et après tout, pourquoi ne pas y croire ? La meilleure preuve de l’efficacité du « slow content » n’a-t-elle pas été apportée ces deux dernières années par ces médias de référence que sont Le Monde ou The Guardian, qui en réduisant significativement leur quantité d’articles publiés ont vu sensiblement augmenter leurs audiences ?

Mais patatras : voici qu’en l’espace d’une semaine, deux articles de Cyrille Dhénin¹ d’une part, et de Vincent Baculard² d’autre part, sont venus doucher l’enthousiasme autour du « produire moins pour produire mieux » et tentent de rebattre les cartes…

Leurs arguments respectifs ? L’idéal est d’aller le découvrir par vous-mêmes dans les colonnes du magazine Stratégies en l’occurrence³, mais en substance, le premier de ces experts pointe : 1) le fait que l’attention des publics ne soit peut-être pas aussi finie qu’on le prétend et 2) le fait que produire moins ne suffise pas, qu’il faut surtout des contenus qualitatifs et ciblés. Et le second de ces communicants d’ajouter : 3) la crainte d’accroître encore l’infobésité au travers de ces contenus « de qualité » qu’on est en train de produire à tout va + le risque de tomber dans un certain « entre-soi ».

Alors à quel saint et à quel contenu se vouer, en définitive ? Pourquoi de telles réticences et sont-elles vraiment légitimes ? Le « mieux » et le « moins » peuvent-ils être les ennemis du « bien », en matière de contenus ? Et comment équilibrer votre stratégie, in fine, pour une équation éditoriale réussie ?

On le voit à la lecture des tribunes de Cyrille Dhénin et Vincent Baculard : les débats autour du/des contenus sont loin d’être clôts. Mais comme souvent, il me semble que la bonne approche est à trouver entre les positions des uns et des autres, avec en premier lieu l’affirmation d’une vraie stratégie éditoriale…

Le « slow content » : utopie ou solution crédible à la perte d’attention des publics ?

« Slow food », « Slow fashion », « Slow education », « Slow tourism », « Slow cosmetics », « Slow sex », « Slow life »… : évidemment le mouvement « slow » n’est pas apparu en premier lieu dans nos métiers de la communication (mais pour mémoire dans celui de l’alimentaire, avec la création dans les années 80 de la première association baptisée justement « Slow food »).

Pour autant, cette notion, qui nous invite à « produire moins mais mieux » est évidemment séduisante et résonne fortement auprès des communicants, dans un contexte « d’infobésité », d’inefficacité croissante des « snacking contents » à capter l’attention de nos publics et de volonté redoublée des professionnels de tendre vers une communication plus « responsable », c’est à dire à la fois plus respectueuse des parties prenantes (moins envahissante et interruptive notamment) et à moindre impact sur l’environnement.

Plus prosaïquement et pour un certain nombre de communicants, l’intérêt ou la vertu du questionnement autour du « slow content » relève aussi quasiment du réflexe de survie et d’une « reprise en main » salutaire des contenus, pour redonner du sens à leur activité et aux productions éditoriales de l’entreprise…

Qui d’entre nous n’a jamais éprouvé, en effet, ce sentiment de saturation à produire parfois au kilomètre des informations ou supports réclamés à cors et à cris par l’un ou l’autre de nos clients internes en dépit de nos recommandations, et dont on sait par avance qu’ils seront peu ou pas vus/lus/entendus ?

Nonobstant son intérêt évident et l’attrait qu’il exerce pour les communicants, force est néanmoins de reconnaître que ce concept de « slow content » est parfois bien difficile à implémenter de manière raisonnée dans les entreprises et dans les us et coutumes des services communication…

Comment ralentir, en effet ? Où se trouve la pédale de frein, quand les interlocuteurs internes des communicants s’avèrent aussi insatiables que l’appétit des canaux ? Et comment dégager le temps nécessaire à la production de supports plus ambitieux, quand les équipes ont souvent pour consigne de maintenir les supports existants et poursuivre l’animation des évènements et supports récurrents ? Et quand bien même de nouveaux formats longs et plus ambitieux sont produits, comment ne pas éviter qu’ils viennent s’ajouter à la longue liste des productions internes, marché ou corporate déjà existantes, renforçant encore l’infobésité ambiante ?

Dans son article intitulé « De la mal bouffe à l’indigestion », Vincent Baculard, PDG du groupe Rouge Vif, ne redoute pas autre chose. « Ce nouvel engouement pour les contenus de qualité que nous observons aujourd’hui, que ce soit dans la presse ou dans les entreprises, en est un bon exemple […] Au nombre d’écrits, on souhaite maintenant ajouter le volume. Chaque entreprise se doit d’éditer un magazine sur les tendances, où parfois sa marque ne figure même plus ou si peu, avec pour ambition de donner à ses prospects/clients/lecteurs une vision du monde et de ses innovations.

Chaque « brand contenter » se gargarise d’articles inspirants sur des sujets déjà largement dans l’air du temps et sur lesquels la marque qui le missionne n’a pas grande légitimité à s’exprimer […] Pour renforcer le sérieux de l’exercice, on écrit des tunnels sans intertitres ni photos ou illustrations, des pavés conséquents couvrant plusieurs pages dont on se demande qui va réellement les lire. On parle de l’infobésité qui nous guette, mais là, avec ces contenus trop riches, c’est carrément l’indigestion doublée d’une migraine carabinée. »

Pour Cyril Dhénin, directeur associé chez Brainsonic, la notion même de « slow content » reposerait d’ailleurs sur un « gros malentendu »³, car outre le fait qu’il existe chez tout individu des réserves d’attention insoupçonnées (j’avoue avoir quelques doutes sur ce point, mais j’en reparlerai), il est utopique de croire que produire moins – si tant est que l’entreprise y parvienne – suffise à générer davantage d’attention. Car c’est toujours la qualité des contenus (originalité, créativité, capacité à susciter des émotions…) associée à la qualité de leur ciblage et de leur démultiplication, qui garantira les meilleurs résultas. Et au demeurant, il demeure nécessaire de marteler les messages pour que ceux-ci soient lus/vus/ou entendus.

Quel que soit le message et quoiqu’il advienne, confirme-t-il, « pour toucher une audience, la singularité de la marque va devoir se matérialiser dans une sacrée ribambelle de canaux et formats. Pas franchement compatible avec une narration frugale… » 

On le voit : si la la polysémie même de cette notion de « slow content » fait manifestement débat (puisqu’elle implique à la fois un « ralentissement » et des formats supposément plus riches et longs), la qualité, la créativité et la pertinence des contenus qu’elle implique n’en restent pas moins plébiscitées, comme autant de facteurs clés de succès et d’attention pour un message ou un support donné. Et sur ce point au moins, tous les professionnels ou presque sont d’accords….

Le « slow content » : une cran plus haut vers l’élitisme et l’entre-soi ?

Autre critique – et pas des moindres – formulée par Vincent Baculard : au-delà de l’infobésité que les contenus longs et de qualité ne feraient qu’accroître, le slow content traduirait une forme d’élitisme, déjà cultivée par de nombreux supports de presse, et favoriserait un dangereux « entre-soi ».

Entendons l’argument du P-DG de Rouge Vif : après voir pendant des années montré une forme d’irrespect aux lecteurs/consommateurs/citoyens, « en leur déversant une littérature des plus simplistes comme s’ils n’étaient pas capables d’intelligence et de culture, le nouvel élitisme de ces contenus les écarte(rait) encore plus sûrement, réservant aux habitants d’Ulm, de Palaiseau ou de la rue Saint Guillaume, le plaisir de cette langue rare ».

Et de citer, à titre d’illustration de cette dérive, l’exemple de « ces milliers de journaux qui s’adressaient à l’ensemble de la population et ont disparu au profit d’une presse recherchant des lecteurs intéressants du point de vue des recettes publicitaires » ou bien tous ces médias rachetés par des magnats de la distribution, de l’industrie du luxe, de la banque ou des télécoms et dont l’objectif n’est plus d’informer la population mais de renforcer l’influence de leurs riches propriétaires, à coup d’articles ressemblant davantage à des publi-rédactionnels ou au contenu des consumer magazines qu’à de l’info.

A noter que pour l’expert des contenus, ce phénomène de « rétrécissement et de partition des audiences » s’observerait tout autant dans la presse que dans l’audiovisuel, les contenus désormais produits par les entreprises ne faisant que répliquer cette dérive élitiste.

Snack-, Slow-, Deep-, Quality- ou Precision Content… : et si tout était question de dosage… et avant tout affaire de stratégie éditoriale et narrative ?

Après cet exposé des différents arguments, finalement assez récurrents, autour des contenus (« courts » Vs « longs » ; « à consommer » Vs « de qualité » ; « tout public » Vs « élitiste »…), force est de reconnaître sa part de raison à chacun des débatteurs. Oui, bien évidemment, une monoculture des « snacking contents » ne saurait être profitable aux marques à long terme, de même qu’il serait périlleux de tout miser sur le « long » et « l’hyper qualitatif »… Au demeurant, les entreprises ne se sont jamais vraiment posées la question en ces termes, tant il est vrai qu’on ne coupe pas impunément le robinet de l’actu corporate, commerciale et de marché. Et contenus « chauds » et « froids » conservent bien évidemment chacun leur raison d’exister, et leurs modalités et formats d’expression de prédilection.

Plutôt que d’opposer les contenus, et de les appauvrir ou les segmenter de manière artificielle – car après tout il en existe une infinité d’autres modalités : contenus didactiques et pédagogiques, ludiques, « serviciels » ou créatifs… sans parler de la variété des formats et des schémas narratifs utilisables : schémas « en escalier », « en éventail », « en mosaïque » ou « en fil d’Ariane » – tous chers à l’experte Jeanne Bordeau – rappelons que l’essentiel réside bien dans la vision d’ensemble et l’articulation de ces contenus, dans le cadre d’une stratégie éditoriale et narrative soupesée, pensée et tendant vers des objectifs bien définis.

Pardon de revenir aussi trivialement aux objectifs de chaque entreprise, aux éléments différenciateurs qui fondent le sens, l’originalité et le caractère distinctif de leur marque et de ce qui devrait constituer le fil rouge de leur récit, mais l’essentiel – et le déficit le plus souvent – se trouve bien ici, hélas.

Et au-delà de l’accumulation d’une ribambelle de « snacking contents » ou de « quality contents », ce qui pêche dans la plupart des cas demeure l’absence quasi-totale de de vision narrative et éditoriale d’ensemble, les contenus n’étant pas suffisamment pensés dans le cadre d’une véritable stratégie de marque et d’énonciation.

Dixit Jeanne Bordeau, fondatrice de l’Institut de la qualité de l’expression, avec laquelle il nous est arrivé de porter à plusieurs reprises ce combat commun : « Un contenu de marque est efficace dans l’instant, mais reste-t-il en mémoire s’il n’est pas relié au mythe fondateur de la marque, s’il n’est pas l’expression de la personnalité particulière de cette même marque ? Ces histoires successives artificielles à la facture souvent parfaite, ne serviront à rien. 

Juxtaposer les contenus et les messages crée discontinuité. Et souvent aujourd’hui, les contenus de marque partent dans tous les sens. Face à ce foisonnement, il faut relier ces contenus aux autres messages de l’entreprise, à ses valeurs ou ses traits de personnalité, pour fonder une ligne éditoriale globale et construite » (Jeanne Bordeau, dans Le langage, l’entreprise et le digital)

Vers une véritable stratégie éditoriale de marque : les secrets d’un storytelling transmédia réussi

Plutôt que de redouter la saturation et la baisse d’attention de leurs publics, marques et communicants seraient bien inspirés de se poser en premier lieu la question du sens : « Dans cette course à l’échalote éditoriale à laquelle je me livre, vers quoi suis-je en train de courir ? Et les contenus que j’envisage ou suis en train de produire vont-ils réellement servir ma marque et l’objectif initial que je me suis fixé ? Dans le cadre de quelle stratégie d’énonciation ? »

Parmi les entreprises les plus vertueuses en terme de stratégie éditoriale, celles dont on peut dire qu’elles ont réellement pensé et mis en œuvre un storytelling efficace et réussi – Burberry, Innocent, Red Bull, IBM, Saint-Gobain ou bien encore le Slip français (entre autres) – toutes ont choisi de construire une réelle stratégie d’énonciation en produisant et articulant leurs contenus dans le cadre des schémas narratifs que j’évoquais ci-dessus, facteurs de cohérence, de redondance et de progression de leur récit.

Si Saint-Gobain multiplie les stories dans le cadre d’un schéma narratif « en escalier », exposant d’abord le problème à résoudre, puis la solution apportée, Le Slip français mise quant à lui, quels que soient les canaux utilisés, sur un schéma narratif « en éventail », faisant voyager son personnage Francis tout autour du monde, entre deux prises de parole de ses dirigeants et autres reportages insistant sur la dimension 100% française de ses produits. IBM a davantage recours quant à lui à un schéma narratif « en mosaïque », articulant chacun de ces messages et de ces histoires autour du thème central de l’inventivité au service de ses clients, tandis qu’Innocent déroule un récit source fondateur : l’épopée de ses trois fondateurs contre la mal bouffe et pour des jus plus sains, dans le cadre d’un schéma « en fil d’Ariane »…

Mais quels que ce soient les schémas et stratégies éditoriales retenus par ces marques, chacun des contenus produits, de même que les supports, formats et le ton choisis servent cette vision d’ensemble, de manière transmédia, puisque tous les canaux sont habilement exploités.

Contenus créatifs, ludiques, serviciels ou pédagogiques, formats « courts » ou « longs »… telle n’est plus la question quand tous sont au service d’une stratégie dont la fréquence de publication et la longueur ne sont plus les juges de paix, mais la quête du sens pour servir la marque et faire vivre son storytelling

 

 

Notes et légendes :

(1) Cyril Dhénin est directeur associé chez Brainsonic 

(2) Vincent Baculard est PDG du groupe Rouge Vif

(3) Les articles mentionnés sont les suivants : 

« De la mal bouffe à l’indigestion », de Vincent Baculard, Stratégies n°2028 du 20/02/2020.

« Le slow content, ce gros malentendu », de Cyril Dhénin, Tribune sur le site de Stratégies, en date du 26/02/2020

 

Crédit photos et illustration : 123RF, The BrandNewsBlog 2019, X, DR

 

Le branding aux temps de la peste (infobésité) et du choléra (défiance des publics)…

Dans mon précédent article (à découvrir ou redécouvrir ici), celles et ceux d’entre vous qui suivent régulièrement le BrandNewsBlog se souviendront que je suis revenu sur les impacts de la révolution numérique sur les différentes facettes du métier de communicant. En m’appuyant sur l’excellente étude menée par le groupe de travail « Gouvernance de la communication » de l’association Communication & Entreprise, je me suis en particulier permis d’insister sur les conséquences de cette révolution sur l’organisation des services Com’.

Pour prendre un peu de recul par rapport à ces problématiques de transformation digitale et de transformation (tout court) de l’entreprise, j’ai choisi cette semaine de me concentrer sur les deux principaux maux auxquels les marketeurs et communicants sont et seront désormais durablement confrontés. D’une part, 1) ce phénomène de perte d’attention que tout le monde constate aujourd’hui sans parvenir néanmoins à le juguler, phénomène qui découle en grande partie de l’infobésité provoquée par cette inflation de messages et de contenus produits notamment par les marques… D’autre part, 2) cette défiance généralisée, qui, après s’être manifestée vis-à-vis du pouvoir politique et des médias, a désormais contaminé toutes les institutions et les entreprises, dont la plupart des marques sont désormais perçues avec beaucoup de circonspection par leurs parties prenantes…

Comment en est-on arrivé là, me direz-vous ? Quelles parades les marques doivent-elles mettre en œuvre en ces temps de « peste » et de « choléra » ? Et comment ne pas tomber de Charybde en Scylla, entre ces deux périls que sont l’infobésité et la défiance, premiers fossoyeurs des stratégies de brand content et de communication patiemment concoctées par les professionnels ?

C’est ce que je vous propose de voir aujourd’hui, sans vous promettre la lune néanmoins, car ainsi que vous allez le voir, les difficultés à surmonter sont nombreuses… Et s’agissant de perte d’attention et de confiance, si plusieurs remèdes existent, force est de constater qu’on est davantage dans le registre de la longue maladie / longue durée que du banal rhume des foins…

Infobésité et perte d’attention : deux fléaux respectivement accrus par la prolifération des informations et par l’usage intensif des nouvelles technologies…

Les chiffres de l’étude « The Attention Span » de Microsoft sont sans appel :  alors que la plupart des gens pouvaient se concentrer sur une micro-tâche ou sur un contenu diffusé dans les médias pendant 12 secondes en 2000, cette durée moyenne serait d’à peine 8 secondes aujourd’hui.

Et la raison de cette diminution sensible de notre capacité de concentration serait double : d’une part, « trop d’information tuant l’information », nous sommes littéralement submergés par les contenus et stimuli auxquels nous sommes exposés. Selon KR Media, ce sont en effet pas moins de 15 000 stimuli commerciaux qui seraient désormais susceptibles de nous atteindre quotidiennement. Et la production de contenus promotionnels ou informatifs par les marques n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui.

Or, dans cette nouvelle ère où l’attention devient la denrée rare, le postulat formulé dès 1978 par le Prix Nobel d’économie Herbert Simons n’en finit pas de se vérifier : « ce que l’information a tendance à consommer en premier lieu est bien l’attention de ses récepteurs. Et une prolifération d’information entraîne nécessairement une raréfaction de l’attention ».

Un phénomène encore accru chez les utilisateurs les plus intensifs des nouvelles technologies : le premier réflexe des 18-24 ans en cas d’ennui étant par exemple de consulter leur smartphone et les fils d’information via leurs réseaux sociaux (pour 77% d’entre eux) alors que 10% seulement des plus de 65 ans ont cette habitude. De même, 79% des 18-24 ans seraient adeptes du multi-écrans (contre 42% des plus de 65 ans) et 73% des 18-24 ans auraient pour habitude de jeter un oeil à leur mobile avant de s’endormir (contre 18% des plus de 65 ans).

Ces pratiques avancées (multi-écrans, boulimie de média et de médias sociaux…) auraient un impact encore plus délétère sur les personnes exposées (early adopters, socionautes hyperconnectés) que sur la moyenne de la population, dont la capacité de concentration serait moins impactée. Paradoxalement (mais notons que c’est Microsoft qui nous le dit), les sujets ayant le moins recours aux technologies seraient les plus à même de pratiquer le multi-tâches et de faire le tri entre des infos de sources différentes. Ils seraient aussi ceux dont la capacité d’attention demeurerait la plus forte face aux stimuli et autres sollicitations externes…

Un branding revu et corrigé, pour répondre à une pénurie durable d’attention ?

Conséquence de ces évolutions : les marketeurs et communicants doivent et devront encore davantage à l’avenir revoir leurs pratiques pour s’adapter à une pénurie chronique d’attention de la part de leurs publics.

Et si certains en appellent aux vertus de l’auto-discipline et de l’auto-régulation pour limiter à la source les facteurs d’infobésité (les entreprises et les annonceurs restant les mieux placés pour raréfier d’eux-mêmes leurs prises de parole et éviter de produire des contenus « tous azimuts »), les solutions les plus efficaces pour regagner ne serait-ce qu’un peu de l’attention perdue me paraissent être ailleurs…

Pragmatiques, les auteurs américains de l’étude « The attention span » préconisent quant à eux une trithérapie qualitative aux marketeurs et communicants : 1) améliorer la clarté, la concision et le caractère pédagogique des contenus délivrés par les marques ; 2) surprendre et capter l’attention à l’aide de formats innovants, en intégrant beaucoup plus systématiquement la vidéo et des formats « rich media » visuels et percutants, notamment ; 3) ne pas hésiter à booster au maximum l’interactivité et les « call to actions », pour créer une expérience multicanale à l’aide de contenus immersifs et impliquants, de manière à retenir l’attention des consommateurs et à surmonter les effets délétères du « content shock* ».

Encore plus disruptif dans son analyse, Nicolas Zunz, coprésident de Publicis Communications France, envisage rien moins qu’une révolution créative par la data, en s’appuyant notamment sur toutes les ressources de la DCO (Dynamic Creative Optimization) pour concevoir des contenus et des campagnes personnalisés à l’extrême et ajustés tout au long du parcours client, pour regagner l’attention perdue des consommateurs.

Et à l’appui de son raisonnement, l’expert du groupe Publicis de rappeler ce paradoxe : à savoir qu’en dépit de l’infobésité et de cette perte d’attention généralisée décrite précédemment, toutes les catégories et générations de consommateurs (y compris les plus jeunes) sont capables d’une attention soutenue à partir du moment où un sujet les accroche… Mais tout dépend en premier lieu du contexte et du timing. D’où l’importance d’être capables, notamment grâce à l’apport des data, de personnaliser et d’optimiser au maximum chaque support, chaque contenu et chaque offre de la manière la plus fine. « La conception et le déploiement des idées créatives en seront naturellement plus complexes. Il ne sera plus possible de se contenter d’une idée et de sa déclinaison, il faudra imaginer tous les scénarios possibles et les manières d’adapter le message pour chaque cible et chaque comportement. Calibrer chaque idée et son déploiement deviendra clé. Dès lors, les briefs seront accompagnés de ‘personae’ détaillées. L’UX et la communication seront dans une même pièce, les présentations d’idées créatives ne se feront plus sans ‘consumer journeys’, ni scénarios d’usage ».

Et la clé de cette alchimie savante sera bien la data, car « seule la data permettra alors d’orchestrer la bonne séquence (moments, « touchpoints », offres, messages, formats) pour toucher chaque individu ». C’est d’ailleurs ce type d’expériences nouvelles que prévoient de créer prochainement les opérateurs télécoms, en proposant des spots TV personnalisés en fonction des centres d’intérêt ou de la géolocalisation de leurs abonnés. Et c’est aussi ce que font déjà plusieurs grandes enseignes de distribution, comme Carrefour, qui s’appuie de plus en plus sur les millions de teraoctets de données dont il dispose pour proposer des parcours « phygitaux » personnalisés à ses clients… Sélection de produits et catalogues sur mesure, information ciblée, contenus directement « shoppables » sont au menu pour gagner autant d’étapes dans le parcours client : la révolution du marketing et de l’attention est donc bien en marche… Mais, toujours prudent, Nicolas Zunz n’en oublie pas pour autant les bases du storytelling. Car si demain, à l’entendre, « une grande partie des messages seront « usinés » par la data […] les marques devront plus que jamais cultiver leur part de magie [et la qualité de leurs contenus] en créant de grands spectacles publicitaires adressés au plus grand nombre » et des créations toujours plus subtiles et efficaces.

Une défiance de plus en plus forte vis-à-vis de toutes les formes d’autorité… 

L’autre grand mal du siècle, si on en croit toutes les études publiées à ce sujet, à commencer par le fameux « Trust Barometer » concocté chaque année par la société Edelman, est bien la perte de confiance, voire la défiance sans cesse accrue qui s’exprime chez les citoyens envers toutes les formes d’autorité : dirigeants politiques, médias, entreprises, organisations non gouvernementales, etc.

A cet égard, l’édition 2017 du « Trust Barometer », mené dans pas moins de 28 pays auprès de dizaines de milliers de consommateurs, ne fait que confirmer les tendances observées depuis plusieurs années… Tandis que le sentiment de confiance dans les différentes formes d’autorité continue de prévaloir parmi les couches les plus éduquées et informées de la population (qui représentent en moyenne 10 à 20 % de la population dans chaque pays interrogé), c’est la défiance qui l’emporte nettement dans le reste de la population (avec un score de confiance global de 45% seulement), illustrant le divorce de plus en plus net entre les « élites » et les classes populaires. Avec un différentiel de 15% (60% des  publics « informés » continuent d’exprimer leur confiance dans les institutions), jamais le fossé entre ces élites et le reste de la population n’a été aussi profond : une divergence d’opinion et de perceptions qu’on a pu observer largement à l’occasion des dernières élections présidentielles françaises notamment, mais également lors du Brexit ou de la dernière élection présidentielle américaine…

Si les conséquences de cette défiance de plus en plus prononcée sont évidemment délétères dans l’exercice de la démocratie et pour le fonctionnement des institutions et de l’économie (la bonne santé du business se nourrit tout autant de confiance que de stabilité institutionnelle), les conséquences négatives en sont également très perceptibles pour les entreprises et leurs dirigeants, qui sont de plus en plus fréquemment mis sur la sellette. Et au-delà de la véracité des discours corporate ou de la communication RSE, souvent assimilée à du « greenwashing » c’est à dire de l’éco-blanchiment de la part des entreprises, l’image des marques n’est pas forcément plus flatteuse, puisque d’après les consommateurs interrogés il y a de cela quelques années, 75% d’entre elles pourraient disparaître sans que cela nuise le moins du monde à leurs clients… Une statistique à vrai dire peu flatteuse et qui ne manque pas de remettre en cause l’utilité sociale et pratique de la plupart des marques

La question plus que délicate des déterminants ou des « moteurs » de la confiance…

Pour bien analyser la situation et comprendre ces problématique de confiance, leur impact sur l’image des marques et la meilleure manière de redorer leur blason et la communication des entreprises, il est important de revenir aux fondamentaux de cette notion de « confiance », qui est aujourd’hui un véritable « fourre-tout »…

A cet égard, les travaux de Virginie Tournay, Directrice de recherche au CNRS et au Cevipof s’avèrent à la fois éclairants et passionnants. Biologiste de formation et politologue, cette maître de conférence à Sciences-Po s’est longuement penchée sur les mécanismes de la défiance qui s’exprime notamment vis-à-vis des institutions publiques. Et dans son approche de la confiance, elle distingue très clairement, à l’anglo-saxonne, 3 notions qui à la fois se complètent et se font en quelque sorte concurrence : 1) d’une part, la « confidence », qui est en quelque sorte la confiance « socle » ou de base dans les grandes conventions qui régissent le fonctionnement de nos sociétés : la démocratie, le marché du travail… Celle-ci représente en quelque sorte une adhésion « minimale » à un/des systèmes de valeurs ; 2) d’autre part, la confiance « trust », qui repose sur un pari sur l’avenir : c’est le niveau de croyance le plus personnel et subjectif, puisqu’il s’agit presque d’un acte de foi en une personne / une politique… qui relève effectivement du pari puisque que l’on accorde sa confiance en se disant que la personne va agir correctement ; 3) enfin l’accountability, qui est en quelque sorte une confiance « procédurale » et se fonde sur cette notion que la personne, l’organisation, doit rendre des comptes et que je peux avoir confiance dans la véracité des chiffres ou informations que l’on va me délivrer.

Armé de cette nouvelle « grille de lecture », on comprend encore mieux pourquoi les mécanismes et déterminants de la confiance des individus sont éminemment complexes et fragiles. Car pour qu’il y ait pleinement confiance et adhésion de part des citoyens et consommateurs envers une personnalité, une institution ou une marque, il faut en quelque sorte qu’il y ait « alignement » de ces trois types de confiance (la confidence, la trust et l’accountability)… qui sont hélas, comme vous l’aurez compris, de nature différente voire antagoniste.

Car là ou la confidence et l’accountability reposent certes sur des croyances, mais nourries de preuves et de faits objectifs (en ce sens, ce sont les deux déterminants de la confiance privilégiés par les catégories socio-professionnelles les plus informées et éduquées que l’on a relevé plus haut), la trust est une adhésion en définitive beaucoup plus subjective, dont les déterminants ou les clés seront la proximité, l’appartenance à une même communauté culturelle, religieuse ou de pensée. En ce sens, la confiance « trust » que les classes populaires placeront le cas échéant dans le « tribun », ou l’homme providentiel, est d’une nature bien différente, voire antagoniste, aux formes de confiance et d’adhésion privilégiées par les élites sociales, davantage rassurées par les arguments rationnels et tangibles de la confidence et l’accountability.

Les 3 registres sur lesquels les marques doivent exceller pour construire et maintenir la confiance…

Une fois ces déterminants de la confiance définis à grands traits, comme je viens de le faire, la conséquence ou les conclusions qu’on peut en tirer pour les marques est qu’elles doivent de manière de plus en plus évidente exceller dans les 3 domaines : la confidence, la trust et l’accountability, et susciter l’adhésion de publics aux motivations et formes d’engagement hétérogènes.

  1. Pour ce qui est de la confiance au sens de confidence et d’adhésion à des règles, il faut tout d’abord que la marque prouve qu’elle agit en conformité avec toutes les règles qui régissent les affaires : codes du travail, régulations du marché et autres normes, avec un maximum d’anticipation. Dans l’industrie du médicament, il s’agira notamment de procéder à tous les tests possibles et imaginables avant la mise sur le marché d’un produit, pour réduire au maximum l’incertitude et la perception de risque, qui est de moins en moins acceptée socialement. En dehors des tests ou de la compliance à un certain nombre de règles, plusieurs registres de preuves peuvent / doivent être mobilisés pour convaincre des publics de plus en plus exigeants : preuve biologique dans le cas du médicament ; preuve de la maîtrise parfaite des chaînes de production ; preuve « populationnelle » au travers d’études et de sondages menées auprès du grand public avant un lancement de produit ; preuve par les experts (recommandation/prescription par le corps médical ou des instances professionnelles connues… ; preuve institutionnelle (dispositifs légaux et de gouvernance : absence de conflits d’intérêts par exemple) ; preuve symbolique touchant les représentations sociales et susceptibles d’être infléchies par une publicité pertinente et raisonnée… etc.
  2. Pour ce qui est de la confiance au sens de trust, l’adhésion à la marque et à ses valeurs se nourrira d’empathie et de proximité. Dans ce deuxième degré de la confiance, il s’agira non seulement de prouver la responsabilité et l’engagement sociétal de la marque, en exprimant clairement sa mission, ses valeurs et son brand purpose, au travers d’un storytelling attractif et nourri de preuves, mais aussi et surtout d’utiliser toutes les ressources de la technologie et des réseaux pour engager une conversation de qualité avec les consommateurs. Dans ce registre, les marques ne doivent pas hésiter à recours à des leviers émotionnels et à se rapprocher des centres d’intérêts de leurs publics, en prenant conscience que ceux-ci sont clairement hétérogènes.
  3. Pour ce qui est enfin de la confiance au sens d’accountablity, j’ai déjà consacré des articles complets à ce sujet :) Sur la transparence ou le degré de transparence attendue dans les informations et chiffres donnés au grand public, les entreprises et les marques doivent en effet être irréprochables et observer un certain nombre de règles data-déontologiques, bien exposées par Assaël Adary dans son ouvrage consacré justement à cette nouvelle discipline qu’est la data-déontologie. Je vous invite évidemment, pour ceux que cela intéresse, à consulter cet article-interview que j’avais consacré il y a quelques semaines à l’excellent ouvrage d’Assaël…

 

 

Notes et légendes : 

* Content Shock : L’expression « content shock » est utilisée pour désigner le fait que la production de contenus disponibles sur Internet augmente beaucoup plus vite que le temps et l’attention disponibles des individus à qui sont destinés ces contenus. Ce phénomène se traduit mécaniquement par une baisse de l’audience potentielle de chaque contenu produit et donc par une baisse de la rentabilité de la production de contenu. La baisse concerne non seulement l’audience mesurée par des indicateurs quantitatifs de types « pages vues » ou « portée sociale », mais elle concerne aussi souvent l’attention portée au message (défilement des fils d’actualités sociaux, etc). [Définition : Bertrand Bathelot]

 

Crédits photo et iconographie : 123RF, Microsoft, X, DR

 

Marketeurs et brand content : et si la lune de miel touchait bientôt à sa fin ?

Idea Commercial Planning Marketing Brand Concept

Vous l’avez sans doute remarqué : sur le BrandNewsBlog, je n’ai jamais hésité à relayer les pensées et théories un brin « iconoclastes ». Comme le faisait d’ailleurs observer Jean-Luc Godart, à qui l’on reprochait de faire partie de ces « déboulonneurs de statues » qui restent volontiers en marge, « la marge est aussi ce qui fait tenir les pages du cahier ensemble ». Et il arrive souvent que les penseurs et artistes les plus iconoclastes s’avèrent aussi être de grands visionnaires…

Douglas Holt, fondateur et président du Cultural Strategy Group, fait incontestablement partie de ces marketeurs à la fois iconoclastes et visionnaires, qui ne cultivent ni la langue de bois ni le prêt-à-penser.

Dans un article passionnant, paru cet été dans la Harvard Business Review¹, l’ancien professeur à la Harvard Business School et à l’université d’Oxford pose les bases d’une discipline encore toute jeune, le branding culturel. Et il en associe le développement à l’essor sans précédent, sur les réseaux et médias sociaux, de sous-cultures très organisées : les crowdcultures.

Ce faisant, l’auteur du best-seller « How Brands Become Icons »² ne manque pas d’épingler les colossaux mais vains efforts des marques pour s’introduire de force au sein de l’univers numérique et s’attirer les bonnes grâces des socionautes. Et il égratigne au passage leurs agences, qui n’ont eu de cesse de chanter les louanges du brand content et de concevoir des contenus de plus en plus sophistiqués, mais au demeurant peu efficaces.

Pour passer du culte du brand content à un marketing plus en phase avec les nouveaux mécanismes de l’innovation culturelle, suivez-donc le guide : je vous emmène sur les pas de Douglas Holt, apôtre de la brand culture

tumblr_inline_o85lrngmt91tp460v_540

Le brand content : vestige des méthodes et de l’ère des médias de masse…

Ainsi que le rappelle tout d’abord Douglas Holt, avec l’apparition d’Internet puis surtout l’émergence du web 2.0, de nombreuses entreprises se sont mises à investir massivement dans leurs contenus de marque.

L’idée était simple : « les réseaux sociaux devaient permettre aux entreprises de contourner les médias traditionnels pour nouer des liens directement avec les clients. Leur raconter des histoires passionnantes et établir une connexion avec eux en temps réel devaient permettre aux marques de se transformer en plateformes pour une communauté de consommateurs ».

Mais ce que les promoteurs du brand content ont alors présenté comme une méthode marketing révolutionnaire n’était en réalité « qu’un des vestiges de l’ère des médias de masse, dont on a redoré l’image pour en faire un concept numérique ». Et Douglas Holt de rappeler, notamment, l’âge d’or des soap opera américains dans les années soixante, ou la réussite de ces nombreux formats narratifs courts, empruntant au codes cinématographiques et à la chanson, que des marques comme Alka-Seltzer, Frito-Lay ou Noxema utilisèrent pour séduire des générations de consommateurs. Car de fait, les spectateurs et téléspectateurs étaient encore captifs des grands médias du divertissement constitués en oligopole, et la concurrence culturelle était plus que limitée. Ainsi, « les entreprises de biens de consommation pouvaient s’offrir un chemin vers la gloire  en plaçant leurs marques dans cette arène culturelle strictement contrôlée. »

Avec l’irruption et l’adoption par le grand public des nouvelles technologies numériques, d’Internet et des médias sociaux, les opportunités de se soustraire à l’influence des marques sont devenues légion et il leur a été de plus en plus difficile « d’acheter leur renommée ». Les départements marketing ont alors augmenté leur mise de manière spectaculaire sur toutes ces nouvelles formes de brand content destinées à séduire directement les consommateurs, via le web 2.0, au détriment de la publicité et des contenus de marque « 1ère génération ».

Création de courts métrages pour Internet, réalisés par les plus grands réalisateurs, multiplication exponentielle des contenus ludiques, informatifs ou promotionnels pour alimenter les plateformes owned media, comptes sociaux et autres chaînes YouTube des marques… Et les plus grands groupes n’ont pas hésité à investir des milliards, et à embaucher des bataillons de community managers pour engager les socionautes dans une « conversation passionnante et privilégiée avec leur marque » sur la base d’opérations millimétrées et de contenus toujours plus coûteux. Au point que, selon Express writers, 25% du budget marketing global des entreprises seraient aujourd’hui alloués à la création de contenus et pas moins de 118,4 milliards de dollars auraient été dépensés dans le brand content et le content marketing à l’échelle mondiale en 2015 !

Quand la grande ruée vers les contenus de marque se heurte à la réalité des statistiques…

Las, les résultats de tous ces programmes et investissements faramineux ne furent pas (et ne sont toujours pas) au rendez-vous… Car non seulement les performances de la plupart des grandes marques en matière d’engagement demeurent indigentes, mais sur la base de KPI aussi primaires que le nombre de vues, de visites ou d’abonnements, les résultats demeurent plus que médiocres. Encore davantage quand on les compare, comme ne manque pas de le faire Douglas Holt, au succès insolent des stars du sport et de la chanson sur les réseaux sociaux, mais aussi et surtout à la réussite insolente de toutes ces nouvelles figures du web 2.0 que sont devenus les blogueurs, YouTubers et autres Instagramers stars, qui accumulent les vues, abonnements et autres interactions par millions sur les réseaux sociaux, quand la plupart des marques n’en ont en général que quelques milliers… acquis à coups de millions d’euros ou de dollars.

Et l’auteur de « How Brands Become Icons » de comparer les performances des uns et des autres sur les plus grandes plateformes sociales, à commencer par YouTube et Instagram justement. Sur ces réseaux, le haut du pavé est tenu par des artistes littéralement sortis de nulle part. Ou plus exactement : des artistes propulsés par de gigantesques communautés de socionautes, rassemblés autour de thématiques générant un engagement spectaculaire, comme la sous-culture des jeux vidéos. Sur ce segment et dans des genres totalement nouveaux plébiscités par les jeunes, comme le « gaming comedy », qui consiste à commenter de manière humoristique des parties ou des jeux (avec des moyens techniques dérisoires), règne en star Felix Arvid Ulf Kjellberg, alias PewDiePie (1ère chaîne YouTube mondiale avec près de 48 millions d’abonnés et plus de 13 milliards de vues début septembre 2016 !), mais également elrebiusOMG (20 millions d’abonnés), VanossGaming (18 millions d’abonnés) ou encore CaptainSparklez (9 millions).

En comparaison, la première chaîne YouTube d’entreprise (et de très loin) est celle de Red Bull, dont le budget marketing annuel de 2 milliards d’euros, en grande partie consacrée au brand content justement, lui permet d’arriver royalement en 184ème position dans le classement des chaîne YouTube, 2 autres marques seulement étant présentes dans le top 500 ! Quant à McDonald’s, pour ne prendre que cet autre exemple et malgré les montants investis, sa chaîne YouTube pointe quant à elle en 9 414ème position (275 000 abonnés), soit une performance 200 fois moindre que celle de PewDiePie, tandis que les coûts de production de ses vidéos demeurent 100 à 1 000 fois supérieurs !

On pourrait ainsi multiplier les exemples (ou plutôt) contre-exemples de la performance des contenus de marques sur les réseaux sociaux. Il en existe hélas une foule de preuves plus que tangibles, tant sur les plans qualitatif que quantitatif. Mais Douglas Holt enfonce tout de même le clou en mentionnant la déroute, ô combien symptomatique, de la stratégie marketing de Coca Cola, dont le brand content est devenu le principal cheval de bataille ces dernières années…

C’est en effet en 2011, pour ceux qui s’en souviennent, que l’entreprise de soda la plus connue du monde dévoila en fanfare une nouvelle stratégie marketing plus qu’ambitieuse. Très officiellement baptisée « Liquid & Linked », celle-ci visait à remiser au placard l’excellence créative qui avait fait son succès dans son approche des médias de masse… et à la remplacer par l’excellence des contenus (ses contenus de marque sur les réseaux sociaux en l’occurrence).

Jonathan Mildenhall, à l’époque directeur du marketing de Coca-Cola avait alors bien présomptueusement déclaré que l’entreprise produirait désormais en continu « le contenu le plus convaincant du monde« , destiné à capter « une part démesurée de la culture populaire », contribuant par la même occasion à doubler les ventes de la marque d’ici 2020 !

Navire amiral de cette nouvelle politique, le site web statique de la marque fut transformé dès 2012 en véritable magazine numérique : Coca-Cola Journey. Incarnation parfaite d’une stratégie de marque, au lancement sur-médiatisé, celui-ci traite de tous les sujets de la culture pop (sports, gastronomie, développement durable, voyages…). Mais au grand dam de ses concepteurs, qui nourrissaient pour lui l’ambition démesurée de le voir prendre place parmi les premiers médias mondiaux… le site de Coca-Cola n’enregistre hélas presque aucune visite !

Depuis son lancement, ce magazine en ligne ne s’est jamais hissé dans le top 10 000 des sites aux Etats-Unis, ni même dans le top 20 000 à l’échelle mondiale. Et la chaîne YouTube de la marque (n° 2 749 en janvier 2016), ne comptait alors que 676 000 abonnés (1 millions aujourd’hui).

coca-cola-journey-homepage

… Une preuve de plus, s’il en fallait, que les consommateurs-socionautes ne s’intéressent guère aux contenux de marque, contrairement aux affirmations hâtives de nombreuses agences et des apôtres du brand content. La plupart d’entre nous n’en voudrait pour rien au monde dans son fil d’actualité, beaucoup allant jusqu’à considérer qu’il s’agit d’un véritable spamming de la part des marques, malgré tous les efforts mis en œuvre par les différentes plateformes pour les valoriser et les intégrer harmonieusement à leurs flux…

Les crowdcultures, nouveaux vecteurs d’innovation culturelle et de production d’idées…

Ainsi que l’explique très bien Douglas Holt, un des phénomènes les plus importants survenus avec l’émergence puis le développement des médias sociaux est la constitution de gigantesques communautés en ligne, qui se sont rassemblées spontanément en fonction de leurs centres d’intérêt.

Ces communautés, autrefois éparpillées géographiquement et sans moyen de communication ou presque, ont évidemment trouvé avec le web 2.0 un fantastique levier de développement. Et leurs membres, une fois rassemblés et connectés, n’ont cessé d’intensifier leurs échanges, quantitativement et qualitativement, au point d’acquérir une visibilité et une influence culturelle prépondérantes dans leurs domaines respectifs.

Elles ont ainsi donné naissance à de véritables « crowdcultures », vecteurs d’innovation culturelle, de production et de diffusion d’idées et de concepts, à l’instar de cette crowdculture des jeux vidéos dont je viens de parler, qui a inventé en quelques années à peine de nouvelles formes de divertissement et vu émerger des stars aujourd’hui reconnues bien au-delà de leur communauté d’origine.

Et Douglas Holt d’expliquer que ces crowdcultures sont partout désormais et couvrent tous les centres d’intérêt ou presque. Elles se divisent selon lui 2 catégories distinctes : d’une part des sous-cultures très vivaces (aux thématiques innombrables : amateurs de d’expresso, fans de science fiction, runners, défenseurs du roman victorien ou de la chasse à courre…) ; d’autres part, des univers artistiques dont la vocation est essentiellement d’ouvrir de nouveaux horizons dans le domaine de l’art justement et celui du divertissement.

Ainsi, tandis que les sous-cultures des fans de science-fiction, des chasseurs à courre ou des amateurs de mangas et de dessins animés japonais se retrouvent « augmentées » et font éclore de nouvelles pratiques et disciplines, les univers artistiques, rassemblant des artistes et talents de tous horizons, inventent aujourd’hui de nouveaux formats, de nouveaux genres et styles dans une concurrence collaborative et inspirée. Plus besoin, dès lors, de passer par les fourches caudines d’une scène locale difficile d’accès, d’un éditeur installé ou d’une maison de disque trop gourmande : des millions d’entrepreneurs culturels communiquent et intéragissent désormais en temps réel, en ligne, pour produire le prochain best seller ou le tube de demain.

Davantage en phase avec le public et réalisés à moindre coût, ces contenus issus des crowdcultures (en tout cas les meilleurs et les plus innovants d’entre eux) dament le pion aux productions des industries culturelle classiques dites « de masse », de même qu’à tous les contenus conçus et diffusés par les marques. Même quand celles-ci essaient de singer les codes de leurs communautés-cibles ou de copier la recette des YouTubers et Instagramers stars…

Comprendre et intégrer les crowdcultures… pour passer du brand content au branding culturel

Car ainsi que le rappelle Douglas Holt : « sur les réseaux sociaux, la technique qui fonctionne pour Shakira ou PewDiePie s’avère un échec cuisant pour des marques comme Crest et Clorox ».

Plus qu’un problème créatif, le premier souci des marques est d’ailleurs organisationnel, selon Holt. Trop souvent prisonnières d’organisations, de modes de production et de validation excessivement lourds, les agences et leurs clientes, les marques, se retrouvent en effet piégées par leur propre « bureaucratie de marque ». Une bureaucratie certes appropriée pour développer et mettre en oeuvre, sur le terrain et à l’échelle mondiale, des programmes marketing extrêmement complexes, mais aux antipodes de la réactivité et l’agilité créative dont font preuve les univers culturels dont nous venons de parler.

De fait, pour réussir à intégrer véritablement les codes des crowdcultures et se faire de nouveau une place dans le coeur et la tête des consommateurs, les marques doivent développer une approche inédite pour elles : le branding culturel.

Comme le démontre Douglas Holt, passer d’une stratégie de content marketing traditionnel à une stratégie de branding culturel requière pour le marques un changement de perspective complet.

Les marques doivent d’abord abandonner les illusions du marketing « mass-market » et faire le deuil de leur capacité à intéresser les foules comme le font les stars des réseaux sociaux, sur la base d’une conversation ou de contenus de marque simplement divertissants. Car « l’idée même que les consommateurs voudraient discuter de Corona ou de Coors de la même manière qu’il débattent du talent de Ronaldo et Messi est complètement absurde ». Jamais les marques ne susciteront le même intérêt et ce n’est pas non plus en associant les stars du sport ou des réseaux sociaux dans leurs production et leurs contenus qu’elles arriveront à les passionner, car les internautes et socionautes ne sont pas dupes de telles démarches.

Ensuite, pour émerger du discours ambiant et produire un message réellement différenciant, Douglas Holt recommande de travailler en 5 étapes : 1) Schématiser l’orthodoxie ou les orthodoxies culturelles qui sont en vigueur sur son segment ; 2) Repérer l’opportunité culturelle / l’alternative à l’orthodoxie permettant de s’exprimer de manière différenciante sur son marché ; 3) Cibler une / des crowdcultures bien déterminées pour faire passer son message ; 4) Diffuser la nouvelle idéologie que la marque aura produite ; 5) Innover en permanence en s’appuyant sur des tensions culturelles.

Voici, résumées dans le tableau ci-dessous, résumées ces différentes étapes, en prenant l’exemple d’une marque agro-alimentaire qui a parfaitement su les déployer : Chipotle.

crowdcultures

Dove, Axe, Old Spice, Under Armour ou encore Jack Daniel’s sont d’autres marques citées dans son article par Douglas Holt et qui appliquent ou ont appliqué avec succès les recettes du branding culturel.

Pour les 3 premières, elles ont su capter toutes les 3 des tendance culturelles fortes différentes sur leur marché… et rencontrer chacune le succès auprès de la crowdculture correspondante. Axe a ainsi exploité la « lad culture », un phénomène britannique jouant sur les codes de l’hypermasculinité. Dove a capitalisé sur une image positive et originale de la féminité (se démarquant des campagnes agressives d’Axe) et en ciblant une crowdculture féminine émergente. Old Spice s’est appuyée sur l’idéologie et la crowdculture hipster, en l’alimentant largement.

Under Armour s’est rendue célèbre en détournant et s’opposant à la stratégie culturelle de Nike. Quant à Jack Daniel’s, elle s’est positionnée avec succès autour de la crowdculture des hommes de la classe moyenne supérieure urbaine et l’esprit far west de la nouvelle frontière. Un mythe et un univers beaucoup plus masculins que ce que lui recommandaient tous les professionnels du marketing. Mais ce branding culturel a été gagnant et lui a permis de fortement se différencier.

 

 

Notes et légendes :

(1) « Le branding à lire des réseaux sociaux » par Douglas Holt – publié dans l’édition française de la Harvard Business Review (août-septembre 2016) et initialement dans son édition anglaise sous le titre « Marketing in the age of social media » (Mars 2016).

(2) « How Brands Become Icons: The Principles of Cultural Branding » par Douglas Holt – Harvard Business School Press, 2004

 

Crédit photos : 123RF, X, DR

L’incroyable succès de Lego, la petite brique devenue culte… puis culturelle

J’évoquais il y a quelques semaines l’intérêt pour les marques de soigner leur dimension culturelle. De fait, peu d’entre elles peuvent se vanter d’avoir su développer cette dimension autant que Lego. Sa petite brique, conçue il y a 56 ans par Ole Kirk Christiansen, a fait le tour du monde. Il s’en est vendu des milliards d’exemplaires, de même qu’il s’écoule chaque année 122 millions d’unités de ses différents modèles de figurines. Et la sous-culture Lego, ainsi que sa communauté de fans, sont d’une richesse et d’une vitalité incroyables, comme le démontrent John Baichtal et Joe Meno dans leur excellent ouvrage, Culture LEGO*.

A l’heure où la Grande Aventure Lego fait un carton au cinéma (voir la critique plutôt élogieuse qu’en fait ici Robert Hospyan), le BrandNewsBlog ne pouvait manquer de revenir sur les secrets de réussite de la marque de jouet la plus célèbre du monde…

Une seule devise : « Seul le meilleur est assez bon »

Parmi les monographies consacrées aux marques, le beau livre de Baichtal et Meno se détache incontestablement du lot. Richement illustré et très exhaustif, cet ouvrage « non officiel, ni soutenu ni agréé par le groupe Lego », a été conçu par ces véritables fans de la marque dans le but de faire découvrir toutes les facettes de l’univers et de la culture Lego. J’y ai beaucoup appris sur la marque danoise, sur ses atouts et les raisons qui la poussent sans cesse à innover. La première d’entre elles est que les brevets déposés à l’origine par Lego, concernant les fameuses briques en particulier, ont depuis longtemps expiré. La contrefaçon, et les marques concurrentes telles que Mega Blocks par exemple, ont toujours misé sur des copies des produits Légo, moins robustes et qualitatives que leur modèle, mais sensiblement moins chères.

Il faut dire que les dirigeants de Lego ont toujours été obsédés par la simplicité et la qualité de leurs produits et n’ont jamais accepté de transiger sur ces points, même dans les périodes les plus difficiles. Extrêmement robustes et faciles à assembler, les célèbres briques gardent par exemple leur couleur d’origine pendant des décennies (les fans savent qu’il suffit de les passer au lave-vaisselle pour leur redonner instantanément tout leur éclat). Dès 1963, Godtfred Kirk Christiansen, fils du fondateur de la marque, décrivait ainsi les 10 points fort de ses produits : Un potentiel de jeu illimité / Pour les filles et les garçons / Amusant à tout âge / Un jeu qui se joue d’un bout à l’autre de l’année / Un jeu calme et sain / De longues heures de jeu / Développement, imagination, créativité / Un jeu dont la valeur grandit avec le nombre de pièces à disposition / Des boîtes supplémentaires toujours disponibles / La qualité dans chacun des détails… Une recette qui séduisit immédiatement les enfants et leurs parents. Et en filigrane, la définition du credo fondateur de la marque.

brevet patent jeu jouet toy lego 1 Les premiers brevets de jouets devenus célèbres  technologie histoire featured brevet patent jeu jouet toy lego 2 Les premiers brevets de jouets devenus célèbres  technologie histoire featured

Un gros trou d’air au début des années 2000

Malgré la qualité irréprochable de ses produits, Lego connaît une sérieuse traversée du désert à partir de la fin des années 90. Les dirigeants de l’époque ayant constaté la transformation radicale des habitudes de jeux des enfants, avec la montée des jeux électroniques et vidéos, il y répondent d’abord par une diversification tous azimuts, assez éloignée des valeurs de la marque et de son credo initial. Une véritable crise d’identité s’ensuit alors chez Lego (« nous avions perdu notre voie », explique aujourd’hui le nouveau P-DG du Groupe). Tandis que la concurrence s’accentue, les ventes s’effritent et la marque de jouet la plus célèbre du monde doit annoncer en 2005 le premier déficit de son histoire. Un plan de redressement est alors présenté qui prévoit des coupures budgétaires et près de 1 000 licenciements. Un moment particulièrement difficile pour la firme danoise, qui accepte aussi à cette époque de déroger à un autre de ses principes en procédant à des délocalisations ciblées de production, en Europe de l’Est et au Mexique.

Aux sources du renouveau : l’innovation et un retour à « l’idéologie » initiale de la marque

Mais le véritable renouveau qui se dessine à partir de 2004, avec l’arrivée à la tête de l’entreprise de Jorgen Vig Knudstorp, premier dirigeant à ne pas être membre de la famille Christiansen, est celui de sa stratégie de marque. Comme l’explique dans un récent ouvrage** Géraldine Michel, Directeur de la chaire de recherche « Marques & Valeurs » de l’IAE de Paris, Lego renoue alors avec son idéologie initiale : « inciter les enfants à explorer et développer leur potentiel créatif ». La brique, son produit emblématique, est remise à l’honneur, tandis que le nouveau management met au premier plan la formation des salariés, « construite autour des métiers clés qui traduisent au mieux les valeurs de créativité et de jeu de la marque ». L’alchimie entre les valeurs fondatrices de la marque, réaffirmées, et le renouvellement continu des gammes de produits Lego est une grande réussite. En témoignent le franc succès des séries Star Wars, Lego City, Indiana Jones ou encore Lego friends, lancées ces dernières années. Mais ce renversement de situation spectaculaire est aussi le fruit d’un travail de longue haleine autour des valeurs de la marque. Depuis des années, Lego a en effet su fédérer, inspirer et développer une très large communauté de fans. Et leur passion pour l’univers, l’esthétique et la « philosophie » Lego, au delà de l’assemblage des briques, s’avère inépuisable. Un atout considérable pour la marque, toujours en quête de nouveaux terrains d’expression.

Une communauté de passionnés, « raides dingues de Lego »

C’est sans aucun doute le plus grand mérite de cet ouvrage, Culture Lego : avoir réussi à saisir toute la richesse et la diversité de cet univers et des tribus de passionnés qui constituent la communauté Lego. Adultes ou enfants, actifs ou retraités, littéraires ou ingénieurs, artistes ou créateurs de prototypes, joueurs en ligne ou simples fans de briques… Les hommes et femmes qui se reconnaissent dans les produits et valeurs de la marque rivalisent de créativité pour tirer le meilleur parti de leur jouet préféré et magnifier la culture Lego.

Qu’ils s’appellent Mik, Scott, Nathan, Brendan, Joz ou Lino, Spencer ou Ean, la galerie de portraits que leur consacre Culture Lego témoigne bien de l’extrême variété des profils et des centres d’intérêts de ces fans, qui se baptisent eux-mêmes « AFOL », « AFFOL » ou « KFOL » (voire la signification de ces acronymes ci-dessous). Certains d’entre eux préfèrent en effet utiliser les éléments Lego pour en faire un usage « domestique » (comme le firent Sergei Brin et Larry Page en bâtissant leur premier chassis de disque dur en briques Lego), d’autres construisent de gigantesques « dioramas » ou « microdioramas » de plusieurs mètres représentant des scènes complexes ou customisent des minifigurines pour leur donner une apparence humaine… D’autres enfin construisent des robots bardés d’électronique… Il faut dire que les différentes boîtes et éléments Lego autorisent d’infinis détournements.

Une presse spécialisée luxuriante (dont le fanzine BrickJournal est la tête de proue) et des conventions qui réunissent des milliers d’adeptes de la marque partout dans le monde permettent aussi à ces fans d’exposer leurs prototypes et collections. Quant à la First Lego League, créée en 1998 par le Groupe Lego, elle réunit chaque année près de 140 000 élèves de 50 pays pour une grandiose compétition robotique, toutes lés équipes devant obligatoirement utiliser des pièces Mindstorm pour construire leur machine…

En définitive, la sous-culture Lego est d’ailleurs si vivace qu’elle possède son propre « dialecte », parlé par les fans du monde entier.  Du « dark age » (période durant laquelle le fan de Lego cesse de s’y intéresser) aux différents acronymes utilisés pour décrire les différents éléments ou construction, ce vocable totalement abscons pour le néophyte recèle d’ailleurs quelques « pépites » :

Les expressions des fans de Lego

Entre gamification, customisation et artification, la culture Lego influence durablement des millions d’enfants… et d’adultes

Devenue un phénomène culturel par excellence, Lego se rapproche ainsi au plus près de la définition sémiotique de la marque énoncée par Andrea Semprini, à savoir : un univers de représentations « constitué par l’ensemble des discours tenus à l’égard de la marque » par ses différentes parties prenantes (clients, fans, presse…). En d’autres mots, Lego fait tellement partie de la culture des ses clients et du grand public qu’elle est devenue bien davantage que ce que ses produits et publicités (voire ses contenus de marque) laissent entrevoir. Fruit d’une co-production permanente avec ses clients et ses communautés de fans, voire la société toute entière, la marque Lego se construit chaque jour au gré de ses échanges avec ses différents publics, et étend sans cesse son influence.

Customisés, détournés par ses innombrables utilisateurs et fans (adultes ou non), ses produits, à commencer par la petite brique, ont aussi inspiré d’innombrables artistes. Culture Lego fait ainsi la part belle aux oeuvres du plasticien Olafur Eliasson, aux graffitis urbains de AME72, aux peintures d’Ego Leonard ou aux sculptures spectaculaires de Nathan Sawaya, réalisées à taille humaine d’un assemblage de briques monochromes. Dans un style plus iconoclaste encore, les fausse boîtes de Lego signées Zbigniew Libera ou les vidéos en stop motions de David Pagano, qui mettent en scène les briques Lego dans de courtes histoires, ne sont que quelques illustrations d’une « artification » de la marque et d’un storytelling surabondant, qui flirte lui aussi en permanence avec les codes de l’art.

On le voit, la réussite de la marque Lego tient à cette exceptionnelle vitalité et aux dynamismes de ses interactions avec ses différents publics. S’efforçant de rester toujours fidèle à son credo / son « idéologie » et de ne jamais décevoir les plus irréductibles de ses fans, Lego a pu, à partir de cette base plus que solide, « essaimer » bien au-delà de son périmètre d’origine. Et c’est bien cela, la récompense ultime d’une marque devenue « culturelle »…

Pour aller plus loin : 

=> consultez la « Lego Gallery » du BrandNewsBlog : les plus belles oeuvres d’art inspirées des éléments LEGO

* Culture LEGO, de John Baichtal et Joe Meno – Edition Muttpop 2013

** Management transversal de la marque, ouvrage collectif – Edition Dunod 2013

Crédit photo et infographie : Lego, TheBrandNewsBlog, Edition Muttpop, Nathan Sawaya, X, DR

Quand une marque iconique de la culture américaine se fait racheter par un groupe japonais…

Dans mon précédent article, j’évoquais l’intérêt de cultiver ou de développer la dimension culturelle des marques. En début de semaine, une brand news nous a offert un autre éclairage sur la question. La « cultissime » marque américaine Jim Beam (qui est un peu au Bourbon et aux spiritueux ce que Budweiser est à la bière) a été rachetée, pour la bagatelle de 16 milliards de dollars, par le groupe agroalimentaire japonais Suntory (notamment propriétaire des marques Orangina et Schweppes).

WCPO jim beam burbon_1389631050101_2006995_ver1.0_640_480

Tandis que l’opération a été largement saluée à Wall Street, où l’action Jim Beam a bondi de 24 % le jour de l’annonce, celle-ci a été accueillie plutôt fraîchement par le grand public américain. Et c’est sur les réseaux sociaux, bien sûr, que l’émotion a été la plus vive : « Je me sens totalement trahi ! » écrit notamment un fan sur le mur Facebook de Jim Beam. « A partir de maintenant, je deviens officiellement un client de Jack Daniels »… Au-delà de l’expression d’un patriotisme économique piqué à vif et de la hantise d’une fin de l’hégémonie américaine, nombreux sont les commentaires d’internautes s’interrogeant sur le devenir de ce « pan de l’identité américaine que Jim Beam incarnait depuis plus de 100 ans »…

Sur son site web, le New Yorker relate ces diverses inquiétudes et les problématiques posées par le rachat de marques symboles de la culture US (=> lire ici l’article Jim Beam et le devenir des marques américaines). 

Les atouts d’une marque et d’un branding « bien distillés »…

Pourtant, aussi naturelles soient-elles, il faut souligner combien ces réactions et craintes identitaires sont (en grande partie) irrationnelles. Car l’expérience et de nombreux précédents le prouvent (cf par exemple le rachat de la marque anglaise Jaguar par l’Indien Tata Motors) : plus la dimension culturelle d’une marque est affirmée, ses références et codes ancrés dans l’imaginaire de ses publics… moins son acquéreur, quel qu’il soit, aura intérêt à toucher à son identité et à modifier ce qui fait « l’alchimie du breuvage » de la marque.

Tout autant qu’un potentiel de croissance et des résultats financiers prévisibles, c’est un capital immatériel à forte valeur ajoutée et donc un potentiel de développement que l’acquéreur s’approprie avec une marque premium. Et le plus souvent, loin d’amputer quoi que ce soit à ses implantations, ses moyens de production ou son branding, celui-ci lui offre des débouchés intéressants à l’international ou des capacités d’investissement inédites pour se développer.

Ainsi, comme d’autres fleurons nationaux acquis par des groupes étrangers cette année (Smithfield Foods par le chinois Shuanghui ou dans une moindre mesure les mobiles de Nokia par Microsoft…) l’achat de Jim Beam par Suntory ne devrait pas être fondamentalement préjudiciable à son identité.

Autres exemples de ces rachats opérés sans que cela ne nuisent aux marques concernées, ni à leur image, voici 10 marques so French… qui ne sont plus Françaises en fait :

10 marques so French

 

Crédit photo : Jim Beam / Flickr CreativeCommons