‘Anaphore’, ‘backlink’, ‘benday’, ‘cancel culture’ et autre ‘déplateformation’ : les mots de la com’ ont désormais leur dico… Et moi je dis ‘chapô’ !

C’est un petit ouvrage qui manquait aux communicant.e.s, en tout cas sous un format aussi pratique et synthétique, dans une version actualisée… Il y a quelques semaines, sortait Le dico de la com, un dictionnaire de référence des mots la communication, publié aux éditions Studyrama1.

Est-il encore besoin d’en présenter l’auteur ? Bien connu des professionnels de nos métiers, Frédéric Fougerat est un de ces communicants connectés dont les interventions sur les plateaux TV, les articles de blogs et autres posts LinkedIn et Twitter sont depuis des années largement suivis et relayés.

Directeur de la communication et de la RSE du groupe Foncia2, il a déjà publié de nombreux ouvrages, et avait cette fois à cœur, comme il le dit lui-même, de « rendre les métiers de la communication et leur langage – parfois leurs jargons – plus accessible à celles et ceux qui veulent les comprendre ».

Au fil d’un travail de longue haleine, qu’il a commencé il y a plus de 3 ans, il a donc compilé tous les termes qui lui semblaient utiles voire incontournables issus notamment des métiers de l’édition, de la pub, des relations presse, de l’évènementiel, de l’audiovisuel ou des médias sociaux, pour constituer ce précieux vade-mecum, dont il nous promet déjà de prochaine éditions, pour suivre l’évolution de nos pratiques et du langage communicant.

A cheval entre savoirs anciens et communication 2 voire 3.0 – et ce n’est pas son moindre mérite – ce dictionnaire documente une partie de l’histoire et de la culture communication, où se côtoient anciennes expressions, termes de l’imprimerie ou de la presse et néologismes de l’ère numérique. Et il peut se lire avec tout autant de plaisir de manière linéaire, comme on le ferait d’un roman, que par entrée alphabétique à la recherche de LA définition que l’on cherchait depuis des heures, après avoir découvert un nom ou un acronyme inconnu.

Bref : un régal pour tout lecteur curieux, comme je le suis, tout autant destiné aux étudiants et jeunes professionnels qu’aux plus confirmés. Car je gage que chacun y apprendra nécessairement quelque chose, au détour d’une nouvelle page et au fil de définitions ciselées.

Asyndète, blanc tournant, bluewashing et boiler plate… clickjacking , colophon, cancel culture ou content pruning… écolier, earned media, déplateformation ou favicon : je suis à peu près sûr que derrière ces mots quelques définitions vous manquent…

Pour nous éclairer sur la signification de certains d’entre eux et nous parler de son dico, complément indispensable aux Bescherelle, Communicator et autres ouvrages de référence pour les communicant.e.s, Frédéric Fougerat a bien voulu répondre à mes questions : qu’il en soit remercié. Bonne lecture et bon début de semaine à toutes et tous !

The BrandNewsBlog : Bonjour Frédéric. Tout d’abord, bravo à vous pour l’initiative de ce « dico de la com ». Vous qui êtes à la fois dircom et auteur de plusieurs ouvrages dans les domaines du management et de la communication, pourquoi et comment vous est venue l’idée de ce dictionnaire ? Un tel type d’ouvrage à vocation professionnelle n’existait-il pas déjà, ou bien un équivalent ? Et à qui s’adresse-t-il en priorité ?

Frédéric Fougerat : Effectivement, je n’avais pas connaissance d’un tel type d’ouvrage de référence, qui m’a manqué durant toute ma carrière de DirCom… J’ai en effet quelques livres qui ne me quittent jamais, comme le Lexique des règles typographiques en usage à l’Imprimerie nationale, ou les ouvrages d’Yves Perrousseaux sur les règles de l’écriture typographique du France, mais un dico des mots de la communication comme celui-ci m’aurait été bien utile. Il existe évidemment des lexiques thématiques sur l’imprimerie, les relations presse… mais, à ma connaissance et après recherches, rien de global, récent et actualisé concernant la communication.

A cet égard, mon intention dès le départ n’a pas été de réaliser un ouvrage académique, irréprochable et complet, mais un livre pratique au quotidien, qui documente les usages de nos métiers de la communication et les pratiques de toutes celles et ceux qui les exercent et doivent en connaitre le vocabulaire et les codes… Un livre qui comprend aussi des remarques personnelles qui traduisent ma vision ou mon expérience du métier. 

Ce dictionnaire s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui veulent mieux connaître et comprendre les disciplines de la communication et l’environnement dans lequel elles s’exercent. Il intéressera sans doute les étudiants, en phase de formation, pour compléter leur base théorique, renforcer leurs connaissances, mais aussi leur donner une vision sur la pratique. Mais il concerne aussi les professionnels, quel que soit leur niveau d’expérience, parce qu’il peut servir de repère, de référence, et apporter une aide précieuse quand on aborde des pans de la communication qu’on maitrise moins… Enfin, il plaira aux curieux et aux érudits qui ont soif de connaissances et qui aiment découvrir des univers nouveaux.

The BrandNewsBlog : Vous l’aviez dit au moment de sa sortie, cet ouvrage a mis un certain temps à voir le jour, car il vous a demandé beaucoup de persévérance et d’énergie. Etait-ce si long de rassembler les mots les plus importants de nos métiers, et comment en avez-vous établi la liste ? J’imagine qu’à l’heure du choix entre des termes très différents, il vous a fallu définir certains critères ? Quels étaient-ils ?

Frédéric Fougerat : L’écriture de ce dictionnaire a pris beaucoup de temps (trois ans) parce que j’y ai travaillé en dehors de mon activité très prenante de DirCom, donc principalement le soir, souvent la nuit, les week-end et durant mes vacances… Imaginez un type devant son ordinateur, au bord de la piscine, face à la mer : j’ai réellement vécu de tels moments durant mes vacances d’été ;-)

Quant à la méthode, à savoir l’entrée des mots dans le dictionnaire, elle s’est faite de trois façons. D’une part j’avais déjà travaillé sur des lexiques des mots de la presse ou des mots de l’édition. Repartir de ce travail m’a servi de base, même si j’ai dû retravailler les définitions. Ensuite, au quotidien, à chaque moment de mon travail, d’échanges avec mes équipes, ou de réunions avec des agences, pour chaque mot de jargon professionnel ou d’acronyme prononcé, je prenais des notes sur mon iPhone, pour vérifier plus tard qu’ils ne manquaient pas à mon dictionnaire. Enfin, pour chaque nouveau mot à intégrer, je rédigeais une définition, directement ou après des recherches plus ou moins poussées en fonction des cas, un exercice qui fait utiliser des mots, qui, parfois, eux-mêmes manquent au dico, qu’il fallait donc intégrer, définir… ce qui pouvait amener à trouver d’autres mots intéressant : en ce sens, l’exercice est presque sans limite. 

La fin de la rédaction a donc été fixée par Studyrama, ma maison d’édition, avec une date limite de remise du manuscrit, repoussée d’une année à cause de la pandémie et du surinvestissement qu’il a fallu mettre dans la gestion de crise. Mon cerveau, je l’avoue, n’était alors guère disponible pour l’écriture…

Enfin, dès la remise du manuscrit, j’ai immédiatement commencé à travailler à sa mise à jour, en vue d’une seconde édition. J’y travaille presque tous les jours depuis lors.

The BrandNewsBlog : Dans ce dictionnaire, certains pourraient trouver étrange que vous consacriez autant de place aux terminologies de la typographie et de l’édition/impression (« Haut de casse » versus « Bas de casse », « cromalin », « cadratin », « comptes-fil » et autres « concuvi », dont la connaissance et la maîtrise semblent de plus en plus faibles parmi les professionnels de la communication, quand certains métiers ne tendent pas à disparaître complètement à l’heure du ‘tout digital’… Pourquoi était-ce si important pour vous de les conserver dans ce dictionnaire ?

Frédéric Fougerat : On peut en effet considérer qu’il y a une trop grande place réservée aux mots de l’imprimerie, ou bien aux mots du numérique, ou bien aux termes anglophones… La réalité, c’est que je n’ai pas imaginé de ‘quota’ ou de critères limitatifs lors des phases de sélection et d’écriture. J’ai en effet souhaité que ce dictionnaire traduise au plus près la réalité des mots du quotidien, des jargons, acronymes ou codes qui permettent de se réaliser dans nos métiers. Tel a été mon fil directeur.

J’ai également voulu que ce dictionnaire participe à documenter ce que j’appelle la « culture Com ». Enfin, le vocabulaire de la communication évolue tous les jours, à très grande vitesse. Les générations se succèdent, les outils et les techniques aussi. Quand une personne expérimentée parle improprement à un jeune de « Cromalin », pour désigner une « épreuve de tirage », il y a incompréhension… Il me semblait donc intéressant de donner à ce dictionnaire une ambition autant historique que pratique, qui unisse tous les métiers de la com, de même que les différents générations qui y travaillent et s’y côtoient. Le rendre le plus actuel possible, mais aussi en faire un objet de mémoire en quelque sorte.

The BrandNewsBlog : En communicant rompu aux médias sociaux et au numérique, vous n’avez pas manqué d’intégrer dans votre ouvrage les nouvelles terminologies du marketing digital, de l’influence et de l’e-réputation – parmi lesquels de nombreux anglicismes ou termes dérivés de l’anglais, évidemment. Là encore, pour éviter de tomber dans des formes de jargons purement techniques (jargon du référencencement, jargon du développement informatique…) quels mots avez-vous sélectionné et selon quels critères ? Quelle a été votre ‘ligne de crête’ ?

Frédéric Fougerat : L’usage, l’usage, et encore l’usage ! Evidemment, il s’agit à la fois de mon usage, qui fait appel à mon parcours de 36 ans d’exercice du métier de DirCom, dans le public puis dans le privé. Mais aussi l’usage de mes équipes, comme celui des prestataires qui nous accompagnent : photographes, agences, graphistes, web designers, attachés de presse, community managers, rédacteurs, influenceurs…

Cela fait beaucoup de monde, beaucoup de métiers, beaucoup de spécialités. Ca ne veut pas dire que cela soit complet, ainsi que je le disais il y a un instant, mais c’est extrêmement riche, et je vais continuer à enrichir ce travail.

Par ailleurs, j’ajoute que des lecteurs m’ont proposé et me proposent tous les jours leur collaboration ou leurs suggestions pour contribuer à enrichir l’ouvrage.

Enfin, il est utile de le préciser : j’ai souhaité rester sur l’usage des communicants et ne pas m’aventurer sur le terrain du marketing, qui est un autre métier, avec son propre référentiel linguistique. Toutefois, communicants et marketeurs collaborent au quotidien, donc on peut retrouver dans le dico de la com des mots qui sont communs aux deux fonctions quand elles travaillent ensemble.

The BrandNewsBlog : ‘Backlinks‘, ‘backlogs‘, ‘balise title‘… mais aussi ‘bad buzz« , ‘cancel culture » ou ‘deplatforming‘ : ce dico se veut à la pointe de l’actualité et entend bien piquer la curiosité des communicant.e.s. Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore la signification de ces termes, d’ailleurs, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le ‘deplatforming‘ et comment vous définissez la ‘cancel culture‘ ?           

Frédéric Fougerat : Le deplateforming est directement lié à la cancel culture. En français, la déplateformation consiste à bloquer sur les réseaux sociaux, ou à faire pression sur les fournisseurs de services en ligne, afin qu’ils suppriment l’accès à leurs prestations, ou qu’ils bloquent des personnalités, marques, médias, organisations… dans l’objectif de limiter leur audience et, par voie de conséquence, leur influence.

Quant à la cancel culture, ma définition engagée la présente littéralement comme « la culture de l’élimination ». Technique dont le principe est de tenter d’imposer des idées, en faisant pression sur des personnes ou des organisations pour leur dicter une façon de penser, voire d’agir.

C’est la pratique de groupes de pressions qui utilisent le harcèlement, l’intimidation, la dénonciation publique pour tenter d’affaiblir, voire de détruire et donc d’éliminer, celui ou celle qui ne porterait pas la bonne voix ou la bonne pratique.

La cancel culture montre les limites de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Alors que ces derniers ont donné au plus grand nombre un espace public pour s’exprimer, ils engendrent aussi des obstacles à cette liberté d’expression. En jouant sur l’émotion populaire, animée ou manipulée, des justiciers du web, des activistes politiques y ont l’opportunité de faire régner, avec une relative impunité, une forme de terreur de la pensée. Ces pratiques de menaces, d’humiliation, de désinformation sont bien évidemment contraires à nos lois et à la culture française de liberté.

La cancel culture est ainsi une des plus regrettables illustrations et conséquences de la tyrannie des réseaux sociaux selon moi. C’est une forme de boycott, où la violence est légitimée au nom d’une « justice sociale » en faveur d’un monde meilleur, mais en tentant d’interdire tout débat, toute pensée contradictoire, ce qui est à mon sens à la fois dangereux, absurde et in fine contre-productif.

The BrandNewsBlog : Au moment d’aborder des notions aussi nouvelles et parfois sujettes à polémiques, comment définir le plus objectivement possible de tels termes ? J’imagine que plusieurs définitions en étaient déjà existantes. Comment choisir la meilleure et éviter les jugements de valeur ?

Frédéric Fougerat : Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de la critique ou des jugements, sinon, on ne peut plus rien faire, ni s’engager. En communication, nous y sommes habitués. C’est une des rares fonctions dans les organisations publiques comme privées, où tout le monde s’autorise à donner son avis, voire estime pouvoir faire mieux que vous, malgré une absence parfois flagrante d’expertise, d’expérience, et de raisonnement… 

Je cite souvent à cet égard le psychiatre suisse Carl Gustav Jung : « Réfléchir c’est difficile, c’est pourquoi la plupart des gens jugent… » et se permettent de donner leur avis, évidemment sans aucune légitimité professionnelle, d’un point de vue purement personnel, affectif et gratuit… Les jugements en effet existent. Mais il n’y a ni obligation d’en prendre connaissance, ni obligation de les considérer.

Pour ce dictionnaire, je n’ai pas fait de choix de définitions parmi plusieurs. Soit j’ai rédigé directement mes définitions, exercice de plus en plus fluide au fur et à mesure de l’avancement du travail, soit je me suis documenté pour vérifier des points sur lesquels je pouvais avoir un manque d’expertise. Par ailleurs, on retrouve aussi ma sensibilité ou ma propre vision dans certaines définitions.

Encore une fois, ce n’est pas le dictionnaire d’une académie, mais celui que je signe et donc que je porte et assume. J’imagine que certaines définitions pourraient faire débat, mais sans aller, j’espère, jusqu’à la polémique. En tous cas, cela n’a jamais été mon intention, sans avoir non plus la prétention de faire consensus.

The BrandNewsBlog: Une des définitions les plus longues de votre dictionnaire est celle consacrée au DirCom. Dans le cadre de celle-ci, vous énumérez 5 compétences incontournables pour diriger la communication d’une organisation… Quelles sont ces compétences et pourquoi sont-elles si importantes ?

Frédéric Fougerat : Merci Hervé d’aborder la question des compétences, car contrairement à certaines vieilles idées reçues, en communication, les compétences ne tombent pas du ciel. Elles s’acquièrent avec le temps et la pratique, et certaines sont incontournables pour prétendre devenir DirCom. Evidemment, la communication exige d’avoir le sens du verbe, de la formule (on appelait cela dans le passé avoir un bon rédactionnel), de l’image, du son, de l’émotion. Communiquer, c’est avoir la capacité de toucher les gens selon leur sensibilité, leurs références. C’est aussi avoir le sens du moment (tout est – souvent – une question de timing) !

Les autres compétences incontournables pour diriger la communication d’une organisation, notamment d’une grande entreprise, tournent principalement autour du sens politique, de la créativité, de la marque, des relations presse et du digital.

1/ Le sens politique est une qualité rare et pourtant indispensable à tout communicant, et à fortiori à une ou un dirigeant de la communication, pour évoluer avec succès dans les jeux d’influence et de pouvoir, faits de relations formelles comme informelles. C’est essentiel en communication, fonction d’observation, d’écoute, de perception, pour bien comprendre, décrypter, décoder les attentes, sensibilités, forces et faiblesses de ses cibles. Le sens politique nécessite d’être empathique. C’est-à-dire être capable de se mettre à la place de l’autre, imaginer ses sentiments, sa perception d’un sujet, ses besoins, ses envies, ses réactions… Comme le dit Stéphane Fouks : « Savoir à qui l’on parle est un métier ».

2/ Etre une force créative est aussi une compétence attendue. Curiosité, écoute, ouverture d’esprit sont aussi nécessaires à la fonction de DirCom. Il faut savoir chasser les idées reçues, faire abstraction de ses croyances, avoir des idées, ne rien s’interdire de penser. Il faut être capable de voir le rendu d’une image à créer, d’une photo à produire. Cela ne veut pas dire être graphiste ou photographe, mais de savoir diriger ces professionnels, pour leur donner les directives utiles en vue de réaliser un travail conforme à votre vision. La créativité, c’est aussi avoir la capacité à prendre des risques, à travailler des pistes conventionnelles et non conventionnelles, notamment en laissant place à la force créative de ses équipes ou de ses prestataires, pour s’ouvrir à de nouveaux concepts, savoir se renouveler, évoluer, innover.

3/ Il faut maîtriser l’intelligence de la marque. Si la marque est une référence, c’est aussi une donnée complexe, à multiple facettes. La marque est souvent le socle de la communication. La créer, lui donner du sens, la développer exige de posséder une vision stratégique mais aussi opérationnelle et artistique de la marque. Il est indispensable de maîtriser l’intelligence de la marque, afin de pouvoir travailler avec une agence créative, pour être accompagné sur certaines compétences, et non pour déléguer à une agence notre incompétence.

4/ Il faut être un stratège des RP. En effet, une pratique active des relations presse est un prérequis pour être DirCom. Attention, il ne suffit pas d’avoir été celui ou celle qui met en forme un communiqué de presse rédigé par d’autres pour s’autoproclamer expert en relations presse, ni avoir l’expérience de la durée dans la fonction, sans avoir rien réalisé. Il faut certes des compétences rédactionnelles, mais aussi et surtout avoir le sens de la formule impactante pour être capable d’écrire un titre et châpo qui attireront et intéresseront le journaliste ; être capable d’angler un contenu, en fonction de sa cible ; être capable de créer et entretenir des relations avec les journalistes, créer une relation de confiance, une complicité, constituer ses propres valises de contacts.

5/ Enfin, aujourd’hui, il faut penser digital, voire même, penser digital natif ! Avoir le sens du digital est effectivement impératif, pour comprendre ses aspects, ses capacités, ses opportunités, ses forces et faiblesses. On parle autant de référencement et des techniques de SEO et SEA, que de qualité et quantité de contenus. Il faut savoir adapter des contenus aux différents formats de la communication numérique, comme les réseaux sociaux, en ayant une valeur sociale avérée. Et ce n’est pas parce que votre cousine est une youtubeuse reconnue ou que votre mari est chief digital officer que cela vous confère des compétences particulières. Est-ce qu’il suffit d’être le compagnon d’une DAF pour être expert en finance, ou marié à un avocat pour prétendre être juriste : évidemment non ! Le principe est le même pour l’ensemble des métiers de la communication.

Par ailleurs, en fonction du secteur et de l’activité de l’entreprise, des compétences renforcées ou complémentaires peuvent être nécessaires, en communication commerciale, événementielle, financière…

Enfin, un DirCom est aussi un dirigeant qui doit savoir s’engager, évaluer les risques, organiser, piloter et décider.

The BrandNewsBlog: Une autre définition, tout aussi intéressante, est celle que vous consacrez au directeur / à la directrice de publication. Alors que beaucoup de publications d’entreprises ont pour directeur de publication le directeur communication lui-même ou le directeur marketing de l’entreprise, voire un responsable ou un chargé de communication, vous indiquez clairement qu’il s’agit là d’une faute juridique de la part des organisations concernées. Pourquoi donc ?

Frédéric Fougerat : Parce que le niveau de culture juridique de certains communicants n’est pas toujours à la hauteur de leurs fonctions et responsabilités. Le droit est très présent dans les métiers de la communication : droit de l’édition, droit à l’image, propriété intellectuelle, artistique… Il faut savoir que ce sont plusieurs lois qui précisent qui est le directeur ou la directrice d’une publication imprimée, ou d’une publication en ligne.

Nombre d’organisations publiques ou privées sont en infraction par rapport à ces réglementations qu’elles ignorent et donc ne respectent pas. C’est aussi souvent le cas pour les mentions légales sur les sites web, absentes, partielles ou non règlementaires… C’est une des responsabilités des DirCom de maîtriser ces notions de droit. Ce qui permet de démontrer, si c’est nécessaire, que la communication est bien un métier.

The BrandNewsBlog: Pour les spécialistes de l’évènementiel (et surtout les non spécialistes), vous rappelez également par une définition ce qu’est exactement le « dress code » et ses différentes modalités… Pour résumer – et ne pas faire d’erreur lors d’une prochaine soirée – quelles différences entre ‘casual’, ‘smart casual’, ‘business casual’, ‘business attire’, ‘white tie’ et ‘black tie’ ?

Frédéric Fougerat : Effectivement, il peut convenir de préciser pour l’organisation d’un évènement ou d’une soirée, un code vestimentaire, afin de permettre à l’ensemble des participants de s’y conformer. Traditionnellement, le dress code fait référence aux tenues masculines. Les dress codes sont donc : Casual, synonyme de style vestimentaire décontracté, ce qui ne veut pas dire négligé (exemple un polo et un jean), Smart casual, entre le look sportif et l’élégance classique (exemple : un pantalon en toile, une chemise et une veste), Business casual, look professionnel détendu (exemple : pantalon en toile, chemise unie et cravate), Business attire, c’est costume cravate, Black tie, c’est la tenue de soirée, ce qui pour un homme signifie smoking noir, chemise blanche de smoking, nœud papillon noir, et non cravate noire, et enfin, White tie, le dress code réservé à certaine cérémonie ou grands évènements. La tenue se compose d’une queue de pie, chemise de soirée blanche et nœud papillon de soie blanche noué à la main. Ici aussi, contrairement au nom trompeur, la cravate est à proscrire.

Pour certaines soirées, le dress code peut préciser que les titulaires de décorations officielles doivent les porter (exemple Black tie – Décoration), sous la forme de miniatures spécialement conçues à cet effet. Pour les femmes, les tenues sont moins formelles. Ce qui leur offre plus de liberté pour adapter leur style vestimentaire. Mais entre tenue décontractées, cocktail et robe longue, il faudra veiller à bien se conformer aux règles, sauf à chercher à se démarquer, tout en prenant, parfois, le risque de ne pas être acceptée…

The BrandNewsBlog: Vous définissez aussi le terme « d’embargo » dans votre ouvrage, utilisé dans les relations avec les journalistes et désignant la période où une information ne peut être rendue publique… Est-ce que cette notion, et la pratique qui consiste à faire confiance aux journalistes en leur donnant la primeur d’infos encore confidentielles, ont toujours cours ? Et la confidentialité est-elle toujours respectée par les journalistes ?

Frédéric Fougerat : L’embargo est effectivement une question de confiance, dans les relations presse, puisqu’il désigne la période ou une information peut être partagées à un nombre restreint de personnes, pour des raisons techniques (programmation d’une mise en ligne sur un site web) ou logistiques (impression d’un document qui doit rester confidentiel), mais non diffusée publiquement.

Un communiqué de presse peut être adressé sous embargo, à quelques journalistes, avant le jour de sa diffusion, afin de permettre à leurs rédactions de disposer d’une exclusivité de traitement de l’information, et de la publier au moment même où le communiqué est rendu public. Pour répondre à la question, la pratique existe encore bel et bien, mais on ne peut évidemment pratiquer l’embargo qu’entre professionnels de confiance, côté communicants, comme côtés journalistes. Et c’est avec l’expérience et la répétition des contacts et échanges qu’on peut s’assurer de cette relation de confiance.

The BrandNewsBlog: On me l’a fait remarquer, vous ne mentionnez ni le terme ‘agence’, ni le terme ‘annonceur’ dans votre dico. Oubli ou choix délibéré ? J’imagine que vous avez du identifier depuis la publication de l’ouvrage d’autres termes à intégrer, potentiellement dans une deuxième édition ?

Frédéric Fougerat : Il n’y a eu aucun choix délibéré d’écarter des mots, mais des oublis certainement. Le mot agence fait partie des oubliés, dans les mots listés, même si je le mentionne notamment dans la définition du mot annonceur, qui lui est bien présent. Cet oubli sera évidemment réparé dans la prochaine édition. Dans les mots à rajouter, j’ai notamment déjà identifié : fichier source, fil conducteur, ou encore equity story pour la communication financière, ou des nouveaux mots comme sensitivity reader, un des nouveaux métiers de la Com aux Etats-Unis, qui ne devrait pas tarder à arriver en France, si ce n’est pas déjà le cas ! 

The BrandNewsBlog: Sauf erreur, vous n’avez intégré que deux noms de personnes dans votre dico : Bernays (Edward) et Bleustein-Blanchet (Marcel)… Cela partait plutôt bien… Pourquoi vous être arrêté à ces deux là ? 

Frédéric Fougerat : A l’origine, l’idée n’était pas d’intégrer des noms de personnes, au risque notamment de ne pas être exhaustif. Et en même temps, il y a des personnes comme Edward Bernays, auxquelles les communicants se réfèrent en permanence, et qu’il me paraissait difficile de ne pas faire figurer.

J’ai donc décidé d’intégrer quelques personnages clés ou nom de famille, qui seront complétés au fur et à mesure des éditions. Dans cette première édition, il n’y a pas qu’Edward Bernays, publicitaire et père fondateur de la propagande et des relations publics, ou Marcel Bleustein-Blanchet, considéré en France comme l’inventeur de la publicité moderne. Si on cherche bien, on en trouve d’autres, comme Ivy Ledbetter Lee, américain considéré comme le père fondateur des relations presse, ou Françis Thibodeau, imprimeur français qui a donné son nom à une des classifications typographiques de référence.

The BrandNewsBlog: Je me suis permis de lancer un petit quizz sur les réseaux sociaux (cf image ci-dessous). Si je renvoie nos lecteurs à votre dico pour trouver les réponses, pourriez-vous tout de même nous donner 2 ou 3 définitions de ces mots, parmi ceux qui vous paraissent les plus importants ?

Frédéric Fougerat : Parmi les mots du quizz, il y avait compte-fils ? C’est un de mes objets préférés, qui ne me quittait pas dans mes premières années de métiers, et qui m’est beaucoup plus rarement utile aujourd’hui. Un compte-fils est une petite loupe à fort grossissement qui n’est pas destinée à faciliter la lecture, mais à vérifier les points d’une trame, grâce à une échelle graduée, ou la netteté d’une photo, ce que l’œil seul peut ne pas percevoir. A l’origine utilisé par les métiers du textile, le compte-fils est un ustensile indispensable en imprimerie, notamment avant un calage machine.

Il y avait également le mot favicon. Ce mot valise est la contraction des mots anglais favorite et icon. Une favicon, c’est un mot féminin, est l’icône informatique symbolisant un site web. Elle est placée devant la balise title, et n’est pas toujours facile à créer, car elle représente tout ou partie du logo d’une marque. Personnellement, je n’aime pas casser un bloc marque pour n’en retenir qu’une partie. Mais cela parfois s’impose.

Ma troisième définition se portera sur bord perdu, une expression qui date d’une époque où il y avait plus de poésie que de technique dans les mots. Le bord perdu désigne le cadrage pleine page de l’impression d’une image ou d’un fond de couleur, sans marge ni zone de réserve. A ne pas confondre avec hors cadre, qui signifie zoomer une image au point de donner le sentiment qu’elle sort de l’affiche ou du support sur lequel elle est reproduite. J’aime beaucoup l’esthétique du bord ou fond perdu, comme celle du hors cadre d’ailleurs, qui donne un fort impact à l’image.

Notes et légendes :

(1) Le dico de la com, première édition – par Frédéric Fougerat, 1er trimestre 2021 – Editions Studyrama

(2) Directeur de la communication et de la RSE du groupe Foncia, Frédéric Fougerat dispose d’une expérience de plus de 30 ans de directions de la communication dans le secteur public puis le secteur privé. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de communication et de management et un ambassadeur inlassable de notre profession.

Crédits photos et illustrations : Frédéric Fougerat, Studyrama, The BrandNewsBlog 2021, X, DR.

Les quincados, ces « rebelles de l’âge » qui cultivent une nouvelle relation au monde et aux marques…

Que celles et ceux qui n’auraient pas encore réfléchi à leur liste de Noël se le disent : se faire offrir le petit livre « Les Quincados » de Serge Guérin¹ – ou encore mieux, se l’offrir soi-même – est la garantie d’un plaisir de lecture immédiat.

Couvert d’éloges et largement médiatisé au moment de sa sortie il y a quelques mois, ce petit essai est devenu depuis un véritable best-seller, de très nombreux lecteurs et lectrices se reconnaissant parfaitement dans le portrait de ces « seniors » nouvelle génération que l’auteur nous dépeint avec enthousiasme et faconde.

Car oui, décidément, que ces rebelles old-cool, « qui assument leur âge mais refusent d’être sages » nous paraissent d’emblée vivants, attachants et sympathiques sous la plume de ce talentueux sociologue ! Agés de 45 ans à 70 ans aujourd’hui², ils.elles sont le portrait craché de toutes celles et ceux d’entre nous qui, sans sombrer dans le jeunisme ni réfuter la réalité, ont décidé d’échapper aux représentations stéréotypées sur les seniors et le vieillissement, et fuient tout autant la routine que l’image du déclin, cette « fin d’après-midi de la vie » sur fond de soleil couchant qui leur donne la nausée et sent déjà un peu le sapin.

Artistes, nomades, entrepreneurs… et surtout libres de vivre selon leur choix, ces quinqua-, sexa-, voire septuagénaires dynamiques font un peu tout à rebours des générations précédentes. Pas avares de nouvelles expériences professionnelles, personnelles ou amoureuses, ni à l’abri des brûlures de la vie qui peuvent en découler et dont ils ne sont pas épargnés, ces nouvelles catégories de seniors ne fuient pas leur âge, contrairement aux faux jeunes et autres « adulescents », mais « ils imaginent une autre façon d’en prendre sans vieillir, se font porteurs de changement, révolutionnaires du quotidien, lanceurs de tendances »

Autant vous dire qu’à l’approche de la cinquantaine et comme beaucoup d’autres, je me suis assez rapidement reconnu dans ces descriptions et identifié au fil des pages à la figure de ce « quincado », qui m’a semblé d’autant plus pertinente qu’elle s’affranchit des théories générationnelles en vogue (« X », « Y »  et autre « Z »), par trop globalisantes et artificielles. En bon sociologue, Serge Guérin ne manque pas en effet de s’attacher à la diversité des comportements, à la singularité des parcours de vie et aux disparités sociales et de perception pour proposer une vision nuancée de ces « quincados » dont il nous offre d’ailleurs une classification par famille, ces nouveaux seniors étant loin d’être tous des « bobos » travaillant dans des professions libérales ou de service…

Pour en savoir plus sur ces « quincados » et rentrer justement dans les détails de leurs comportements, attitudes et habitudes de consommation, et mieux connaître leur rapport réinventé aux marques, j’avais très envie d’interroger Serge Guérin³. Cela tombe bien : il a tout de suite accepté mon invitation et je le remercie infiniment de la grande richesse de ces réponses, dans cette interview exclusive qu’il accorde aujourd’hui au BrandNewsBlog.

Où l’on découvre, au-delà des profils variés et très attachants de ces quincados, une nouvelle catégorie de consommateurs avisés, aux goûts affirmés, disposant de revenus en général bien supérieurs aux millenials et souvent très concernés par les préoccupations écologiques, sociétales et environnementales, contrairement à l’image d’Epinal qui voudrait que les jeunes soient davantage porteurs de changement dans ces domaines : un autre cliché auquel Serge Guérin tord résolument le cou (voir ci-dessous).

Très bonne lecture à toutes et tous et merci encore à l’auteur de cet excellent ouvrage, optimiste et revigorant ! :-)

Le BrandNewsBlog : Tout d’abord, félicitations pour votre ouvrage Serge, qui a été et reste un vrai succès éditorial et médiatique six mois après sa sortie… Pourquoi a-t-il rencontré un tel écho à votre avis et pour rentrer dans le vif du sujet, qui sont exactement les quincados ? Et en quoi se différencient-ils des seniors d’il y a 20 ou 30 ans ?  

Serge Guérin : Oui Hervé, vous avez raison, ce petit bouquin a rencontré son public et plus encore résonne de manière très directe dans l’esprit des lecteurs. C’est incroyable le nombre de personnes qui ont pu me dire des phrases du genre « je me suis retrouvé complétement dans le livre », « j’ai vraiment pris conscience que j’étais un quinquado et pas du tout quelqu’un sur le déclin », « je suis plus jeune mais je me retrouve parfaitement dans ce portrait d’une génération »… De nombreuses femmes, y compris des personnalités des médias, se sont reconnues dans l’illustration sur la couverture ! Comme Prof à l’INSEEC SBE, j’ai aussi croisé des collègues venus sur le tard à l’enseignement, des parents d’élèves ou des étudiants en reconversion qui s’inscrivaient dans la même tendance. C’est fou le nombre de personnes qui peuvent se retrouver dans ce portrait des quincados !

En fait avec « Les quincados », je reviens sur des hypothèses, travaux et analyses que j’ai défendus autour du fait que l’âge n’est qu’un élément de notre identité, qu’il ne nous résume pas ! On est tous le « vieux » de quelqu’un. Le « vieux » ce n’est jamais moi, c’est toujours l’autre. Un gamin de 10 ans vous dira qu’un trentenaire est un « vieux ». Une étude de ViaVoice  montre que les Français se considèrent âgés à 68 ans, dans leur vie personnelle, contre 57 ans, dans leur vie professionnelle. Soit un écart de 9 ans ! Et pire, dans l’entreprise les salariés se voient coller l’étiquette « senior » à 50 ans, voire 45 ans ! Ce n’est pas acceptable, d’autant que contrairement aux « vieux » d’hier, ceux d’aujourd’hui sont majoritairement en pleine forme ! L’âge est plus une construction sociale qu’une borne neutre et objective ! Et puis, ce livre c’est aussi une manière de rappeler que l’âge a rajeuni. Pour l’enquête je me suis amusé à demander à des personnes ayant entre 45 et 65 ans de me montrer une photo de leur mère ou leur père au même âge. Effet garanti ! A chaque, les gens ont eu l’impression de voir leur grand-mère ou leur grand-père…

Le BrandNewsBlog : Si on s’en tient au résumé en dernière de couverture de votre ouvrage et à une vision purement démographique, on peut être tenté d’identifier les quincados à la tranche d’âge des 50 à 70 ans. Mais s’agit-il seulement d’une sous-catégorie des seniors, comme ces générations « Y » et « Z » dont on a tant parlé au sein des fameux « millenials », ou bien d’un groupe sociologique hétérogène d’abord caractérisé par son attitude et sa façon d’appréhender l’âge et la vieillesse ?

Serge Guérin : D’abord, lorsque l’on évoque les seniors, on regroupe plus de 24-25 millions de personnes, ayant entre 45 et 115 ans ! Il faudrait au minimum distinguer les plus âgés, c’est-à-dire, les aînés, octogénaires, nonagénaires ou centenaires ; les 65-80 ans, que j’ai appelé, en 2015, les « Silver » dans un livre (« Silver Génération, 10 idée fausses sur les seniors », éditions Michalon), et les plus jeunes des seniors. Dans cette catégorie, les quinquagénaires en particulier, ne sont pas tous des quincados ! J’ai voulu brosser le portrait sociologique et humain, de celles et ceux qui au tournant de la cinquantaine, parfois avant, parfois après, préfèrent se renouveler, aller de l’avant, se remettre en question, au lieu de se mettre en retrait, voir être en préretraite ! En fait, ils – et je devrais dire nous- préfèrent le risque d’affronter des problèmes et des difficultés à celui d’avoir la télé comme seule fenêtre sur la vie et la seule certitude de devoir attendre la fin. Bref, des ennuis plutôt que l’ennui !

En d’autres termes, je dirais que les quincados assument leur âge, mais refusent d’être sages ! Ils sont cinquantenaires et un peu ados ! Ils restent jeunes dans leur tête et veulent agir sur leur vie. Ils voient les années futures comme autant d’opportunités.

Ensuite, ma critique des histoires de générations Y ou Z se fonde sur la complexité croissante des positions, des imaginaires et des situations vécues par des personnes relevant officiellement de la même génération. Regardez l’idée de « digital native » : oui, les personnes qui ont 20 ans aujourd’hui partagent le fait d’être nées après l’invention de l’internet et ont grandi avec le développement du numérique et des réseaux sociaux. Pour autant, ils n’écoutent pas les mêmes musiques, ne vivent pas les mêmes réalités économiques, sociales ou culturelles selon leur lieu de vie, leur environnement familial, leur religion, leur niveau de formation… On peut avoir 25 ans, être très à l’aise avec les jeux en ligne et être un peu perdu pour faire sa déclaration d’impôt sur le net…

Le BrandNewsBlog : Dès les premières pages de votre ouvrage, vous n’hésitez pas à donner beaucoup d’exemples de personnalités (hommes et femmes) qui incarnent cette nouvelle attitude, le « quincadoïsme » : de Georges Clooney à Sophie Marceau en passant par Etienne Daho, Marc Simoncini, Vanessa Paradis ou Karine Lemarchand… Mais qu’est-ce que ces personnalités d’horizons divers ont réellement en commun, selon vous ?

Serge Guérin : Oui, les réalités sociologiques s’incarnent ! Ces personnalités ont trois choses en commun en dehors de la tranche d’âge : 1) continuer de connaître le succès mais en se transformant ; 2) être en grande forme et paraître au moins 10 ans de moins que leur âge officiel ; et 3) surtout, rester auteurs de leur vie et poursuivre des projets et inventer leur avenir. Les quincados comme vous et moi font la même chose à leur niveau ! Femmes et hommes, nous faisons moins que nos âges ; femmes et hommes, nous nous réinventons pour vivre une nouvelle tranche de vie ; femmes et hommes, nous avons des projets, personnels et/ou professionnels, qui nous portent et nous passionnent !

La diversité de ces personnalités – on pourrait aussi évoquer Nicolas Sirkis d’Indochine ou Zazie auteure d’une chanson magnifique sur la cinquantaine – montre  que les quincados inventent leur projet de vie sans se référer à un modèle unique. C’est aussi cela être quincado : suivre son chemin et penser par soi-même !

Le BrandNewsBlog : On retient surtout en vous lisant que contrairement aux seniors d’il y a 30 ou 40 ans, les quincados ont tendance à considérer davantage le présent et toutes les opportunités des années qui leur restent à vivre plutôt que le passé, sans rupture avec les générations plus jeunes. Est-ce cela, finalement, le « bien vieillir », un réenchantement de notre « supplément de vie » ? Quels sont les nouveaux comportements qui en découlent et en quoi les quincados vivent différemment des autres seniors, dits « traditionnels » ? 

Serge Guérin : Les quincados ont le sens du tragique  et savent que la vie est courte et veulent du coup lui donner du sens et de l’épaisseur. Leurs aînés ne savaient pas qu’ils allaient vivre plus longtemps, ils ont été surpris par l’allongement de la vie.

A l’inverse, les quincados sont prévenus et sont les premiers à expérimenter la société de la longévité. Ils ont à la fois conscience des difficultés présentes et futures, ils peuvent avoir des parents en grande fragilité, mais aussi des enfants et des petits-enfants devant être soutenus… Pour autant, ils sont aussi désireux de profiter de ce temps qui s’ouvre à eux. Une sorte d’été indien ou d’après-midi de la vie dont ils entendent profiter. Ils veulent décider, faire leur choix, choisir par eux-mêmes leur vie de demain…

Le BrandNewsBlog : Rebelles aux conceptions uniformes et déterministes de l’âge, que ce soit dans leur engagement professionnel, leur vie personnelle et sentimentale ou leurs relations aux autres, les quincados n’hésitent pas à multiplier les expériences « sans lésiner sur les changements vécus, les brûlures de l’âme ou les les accidents de la vie ». Recherche d’emploi, déceptions amoureuses, ruptures, leurs vies sont finalement très comparables à celles de leurs cadets, dont ils.elles n’ont jamais été aussi proches. Est-ce pour cela que les quincados sont aussi à l’aise dans la relation aux autres et éminemment « intergénérationnels » ?

Serge Guérin : La vie des quincados est un long fleuve, mais pas tranquille ! Les quincados ne sont pas des épargnés et ne s’épargnent pas… Mais c’est aussi cela qui produit du lien avec leurs cadets. Il y a finalement beaucoup de situations comparables entre les 20-30 ans et les quincados.

Dans le monde du travail, les plus jeunes ont parfois du mal à entrer dans la carrière, tandis que les quincados sont souvent poussés dehors par les entreprises. De la même manière, « vintados » et « trentados » partagent souvent les mêmes affres amoureuses et existentielles que leurs aînés. Mais ces rapprochements peuvent aller plus loin encore : je me souviens d’une étudiante de 55 ans qui en découvrant sa copie a toute de suite voulu l’envoyer à sa plus jeune fille qui était étudiante et à sa petite fille écolière. Elles se tiraient la bourre pour savoir qui avait la meilleure note !

Les deux générations ont en partage beaucoup de situations comparables, cela aide à se comprendre ! Mais au-delà, le lien intergénérationnel s’explique aussi par des gouts communs, par exemple autour du vintage. Les plus jeunes y sont sensibles à la fois pour des raisons de mode, de nostalgie, d’influence écologique, et les quincados adorent retrouver des vêtements qu’ils ont porté ou utilisé dans leur jeunesse et sont de plus en plus sensibles à l’idée de recycler ou de réactualiser des objets des années 1980.

Le BrandNewsBlog : Travaillant souvent dans le secteur tertiaire : communication, enseignement, conseil, nouvelles technologies… les quincados les plus archétypiques que vous décrivez paraissent plutôt aisés et souvent « bobos ». Mais en définitive, vous indiquez qu’il en existe aussi d’autres profils dans toutes les couches de la société, et notamment de plus fragiles physiquement ou socialement, qui ne vivent pas forcément le vieillissement de manière aussi idyllique… Pouvez-vous nous en parler ? Sociologiquement, quels sont donc les traits ou dénominateurs communs à tous les quincados ?

Serge Guérin : Comme sociologue, je suis toujours dérangé lorsque j’entends des formules du genre « la jeunesse » ou « les seniors »… Cela ne veut rien dire ! Il y a mille façons de vivre sa jeunesse, et tout autant de vivre son avancée en âge. Et je ne parle pas des quincados !

Alors, oui, une grande partie des quincados se situe dans les grandes métropoles, provient plutôt des catégories sociales aisées et/ou bien formées et dispose d’un large capital social, c’est-à-dire de connexions, de liens et de capacités à entrer en contact avec d’autres gens. Pour autant, ces quincados, qui sont majoritairement des femmes, peuvent se retrouver dans l’ensemble des classes sociales et habiter aussi dans de petites villes ou dans le monde rural.

Beaucoup ont choisi de rebondir après un coup dur, type perte d’emploi ou séparation. Je me souviens du fondateur d’un hôtel à Laval qui avait eu un gros poste dans l’industrie et qui après son licenciement a décidé de monter son projet personnel, en se faisant plaisir mais en partant d’une analyse de marché sérieuse. Il voulait créer un hôtel convivial, moderne et design, comme il aurait eu envie d’en trouver dans une ville moyenne… J’ai rencontré d’autres personnes qui ont décidé de quitter un job ou un univers ne leur convenant plus. Certains faisant le choix d’une activité artisanale pas nécessairement très rémunératrice, d’autre allant vers le domaine de la santé ou de l’humanitaire.

Comme je dirige un diplôme à l’Inseec formant des directeurs d’établissement de santé, j’ai vu arriver une flopée de candidats tournant autour de la cinquantaine, certaines étaient infirmières depuis 20 ou 25 ans, d’autres, avaient été licenciés et les troisièmes étaient des cadres en recherche de sens. Bref, des milieux différents à l’origine mais une même envie de changer de vie, une même volonté de prendre son destin en main, un même désir de décider et non de suivre une voie toute tracée.

Femmes ou hommes, cadres, employés ou ouvriers, à la différence d’autres quinquagénaires ou de leur aînés, les quincados assument leur âge, mais refusent d’être sages ! Ils sont cinquantenaires et un peu ados ! Ils restent jeunes dans leur tête et veulent agir sur leur vie. Ils voient les années futures comme autant d’opportunités.

Le BrandNewsBlog : « Old cool », « Jeuniors », « Boobos »… les différentes dénominations voisines que vous utilisez pour parler des quincados peuvent prêter à confusion. Qu’en est-il exactement ? Les quincados sont-ils les descendants de ces familles sociologiques que vous aviez identifiées il y a quelques années ? Et en quoi se différencient-ils fondamentalement des « adulescents », que vous décrivez comme leur opposé ?

Serge Guérin : C’est vrai que j’avais il y a longtemps établi une typologie des seniors, à partir de quatre profils de style de vie et de situation, pour, déjà, signifier que l’on ne vieillit pas tous – et toutes !- de la même manière et pour montrer qu’en fonction de l’âge, de la structure familiale, de la situation sociale ou encore de la santé, il y avait de sacrées différences au sein de la vaste catégorie des seniors.

J’avais mis en avant les Boobos, pour « Boomers Bohêmes », comme archétype de seniors très jeunes dans leur tête et dans leur corps et très éloignés de la figure traditionnelle de la personne qui avance en âge.  Ils sont issus du baby-boom et en voyant le nombre qui étaient passés au camping-car, j’avais eu l’idée de les surnommer « bohèmes », avant même que le terme de « bobo » fasse flores… Pour une partie, les quincados sont les descendants de ces Boobos. Pour autant, peut-on dire que les quincados seraient des bobos ayant avancés en âge ? Pas tout à fait, car les quincados ont une sociologie plus diversifiée et, surtout, ont une conscience du tragique, de la vie qui avance, plus épaisse que les bobos…

Si j’ai utilisé par ailleurs l’expression « old cool », c’est d’abord parce cela sonne bien à l’oreille et aussi pour exprimer que ces quinquagénaires sont à la fois des modernes décidés à ne pas prendre leur retraite et des personnes qui restent attachés à des valeurs autour de la politesse, de l’effort, de la culture ou encore du respect pour leurs aînés et de la responsabilité devant leurs cadets. L’expression montre aussi une tendance au retour d’une mode années 1970-1980, très vintage, très rétro…

Le terme « jeuniors » qui est utilisé un peu dans la pub, et qui à priori veut signifier un peu la même approche, me paraît discutable. D’abord sur un plan esthétique, car tout de même, ce n’est pas très joli ! Mais, surtout, parce qu’il s’agirait d’exprimer que les quinquagénaires ressemblent à des juniors, ou qu’ils seraient juste des seniors jeunes. Or, je défends que les quincados restent, dans leur corps, leur âme et leur état d’esprit marqués par la jeunesse mais avec l’expérience en plus. Et aussi avec une carte bleue plus fournie que les jeunes !

Le BrandNewsBlog : Même si vous n’aimez guère la référence aux « Y » et aux « Z » et les logiques purement générationnelles, que vous remettez en question dans votre livre*, les quincados semblent aussi très intéressants sur un plan plus économique. Sont-ils aussi « bankable » pour les entreprises et les marques que leurs cadets, les millenials, dans une société qui souffre encore de « jeunisme » ? Dépensent-ils.elles plus ou moins que les seniors « traditionnels » et en quoi s’en différencient-ils.elles en terme de consommation ?

Serge Guérin : Encore une fois, j’insiste aussi sur une réalité de la société française qui est marquée par un éclatement – « façon puzzle » comme aurait pu dire Bernard Blier – de plus en plus marqué selon les espaces géographiques, culturels, voir religieux, et sociaux. Le mouvement des Gilets Jaunes en a été une expression très vive et leur opposition est tout sauf générationnelle !

Bien sur qu’il y a des effets de génération, que le développement des usages du numérique, des réseaux sociaux et de nouvelles formes de travail peut créer des différences entre les classes d’âge. Et il y a aussi des formes de consommation qui rapprochent les âges… Pour autant, si je prends par exemple la question écologique, je ne crois guère au discours, très jeuniste, faisant de Greta Thunberg le symbole d’une jeunesse unanime et debout pour changer la donne, et voulant laisser croire que les jeunes sont tous hyper conscients des enjeux, se mobilisent pour le climat et développent tous des comportements plus vertueux…

Oui, les mouvements de désobéissance civile et porteurs de débats, comme Extinction Rebellion, qui ne mobilisent pas que les jeunes, montrent une implication croissante et concrète des jeunes générations, pour autant, ces dernières n’ont pas des modes de consommation particulièrement favorables à la préservation de notre planète.

Ainsi, jamais les millenials et la Génération Z n’ont autant contribué à la pollution numérique, invisible, certes, mais particulièrement dangereuse, par un recours effréné au digital. Une étude américaine montre par exemple que 60% des jeunes utilisent aux US le streaming pour regarder… la télévision.

En France, les 18-24 ans passent presque 3heures par jour devant leurs écrans pour regarder de la vidéo à la demande, qui présente un bilan carbone désastreux (consommation délirante de données, de besoin de stockage, de refroidissement des serveurs…). Autre exemple, l’écoute en ligne de musiques est 2 à 3 fois plus couteuse en carbone que les bons vieux CD. Et que dire des effets sur l’environnement de l’incroyable consommation de smartphones, y compris par les très jeunes, avec des batteries très consommatrices d’énergie, des assemblages conduisant à faire plusieurs fois le tour de la planète et un recours à des métaux qui conduisent à la destruction d’écosystèmes et à la pollution de l’eau? Rappelons que 90% des 12-14 ont déjà leur propre smartphone… Et je laisse de côté la question du recours par les jeunes au transport aérien, plus utilisé que jamais… Ou le fait que la mode des trottinettes électriques est tous sauf écologique avec encore une fois une débauche de batteries et une durée de vie des engins très faibles…

En ce qui les concerne, les quincados se distinguent souvent par un mode de consommation très orientée sur la qualité plus que sur la quantité. Ils partagent avec une partie des jeunes une même attention pour la préservation de l’environnement. La consommation des quincados est aussi très sensible aux objets de nostalgie et de vintage. Et, là aussi, les quincados peuvent partager ces pratiques de consommation avec des plus jeunes.

Les quincados sont aussi très sensibles aux objets, produits et services qui favorisent la qualité de vie, le soutien à la forme, la prévention, l’aide à paraître dynamique et plus jeunes… Ils sont aussi très intéressés par une alimentation préservant leur santé, par le bio… Ce sont aussi des « clients » pour certaines médecines alternatives ou complémentaires (voir d’ailleurs le livre collectif que nous venons de publier avec V. Suissa et le Dr Denormandie, chez Michalon sur le sujet). Reste que la culture marketing globale reste toujours orientée vers les cibles « jeunes », vers un « rajeunissement » perpétuel de la marque ou de la consommation. Mais les choses bougent et le succès de mon petit bouquin en est un indice : la société prend conscience de la transition démographique, de l’importance croissante du nombre de seniors ou encore du fait que l’on ne prend pas de l’âge aujourd’hui de la même manière qu’hier.

En définitive, les représentations sont toujours très lentes à évoluer, y compris celle des publicitaires, marqués plus que les autres par le jeunisme. Pour autant, des échanges avec des entreprises et des agences de communication, suite à la publication du livre, me laissent à penser que les imaginaires se déplacent et devraient évoluer.

Le BrandNewsBlog : Le basculement vers le quincadoïsme s’effectuant parfois brusquement, à l’occasion d’une rupture ou d’un divorce comme vous le soulignez, ce changement d’attitude est-il aussi synonyme pour les quincados d’évolution de leur mode de consommation ? Ont-ils tendance à se tourner vers de nouvelles marques, à expérimenter, ou restent-ils plutôt fidèles à celles de leur enfance et de leur passé ?

Serge Guérin : Le plus souvent, les changements majeurs de  situation de vie entraînent des modifications dans les comportements de  consommation. Déjà, une rupture sentimentale ou un perte d’emploi peut se traduire par une baisse de pouvoir d’achat qui entraîne une diminution de la consommation, un déménagement…

Ces changements de vie, de nouvelles rencontres, l’obligation de s’adapter… Tout cela peut avoir des conséquences sur le mode de consommation, sur les marques privilégiées… Ces ruptures peuvent être aussi  l’occasion de revenir à d’anciennes habitudes, retrouver des produits délaissés ou liés à l’enfance ou à la jeunesse.

A l’inverse, après une rupture ou un tournant professionnel, l’idée de changer de mode de vie, de changer de référentiel de consommation est aussi une manière de se relancer. Ces ruptures sont aussi des moments de prise de conscience sur soi et sur le temps qu’il reste. Dans mon enquête, j’ai rencontré pas mal de personnes me disant qu’elles s’étaient remises au sport par exemple. Une amie m’a dit que suite à sa séparation, elle avait décidé de penser davantage à elle, de se plaire à elle d’abord…

Il ne s’agit pas d’une consommation statutaire, d’une consommation pour faire jeune, d’une consommation de consolation, mais d’une volonté d’assumer et penser ses choix. Les quincados font des choix en adulte et en conscience. Ils ont gagné en autonomie, y compris par rapport aux discours des marques. Ils veulent des produits et des services qui les accompagnent dans leur conquête des années futures, qui soient en adéquation avec leurs choix de vie.

Le BrandNewsBlog : Vous évoquez un certain nombre d’entreprises et de marques qui s’intéressent aux quincados et ont su les toucher, comme le Comptoir des cotonniers avec ses campagnes de pub intergénérationnelles, ou bien des marques patrimoniales telles que Cacolac ou Lorina ? Pourquoi le « vintage », plus particulièrement, séduit-il autant les quincados ? Et quelles sont par ailleurs les marques « branchées » qu’ils s’approprient volontiers ?

Serge Guérin : Attention, le quincadoïsme n’est qu’un aspect des choses. Globalement, en période de crise, la tentation du « c’était mieux avant » est forte. Elle favorise la consommation de produits à forte symbolique nostalgique.

Par ailleurs, nous vivons une réelle prise de conscience concernant les effets délétères du réchauffement climatique et de la pollution. De ce point de vue, revenir à des modes de consommation apparaissant comme plus sains, plus respectueux de la nature ou de l’environnement, ou encore récusant l’obsolescence programmée, peut aller de pair avec les évolutions de style de styles de vie issus des quincados.

Ces derniers valorisent des produits vintages ou des objets de consommation réputés de meilleure qualité et plus solides… Par exemple, Cacolac, dont je suis un fan absolu, Lorina, Antésite et tant d’autres sont des boissons qui à la fois rappellent l’enfance et le temps jadis, mais qui apparaissent aussi comme porteuses de valeurs familiales et/ou artisanales, comme plus authentiques et de meilleure qualité.

Les quincados dans leur recherche de sens trouvent aussi de la cohérence dans la consommation de produits vintage ou plus naturels, plus respectueux de l’environnement et de leur santé. De même, ces quincados qui décident de quitter les grandes structures où ils se sentaient anonymes, ou qui ont été poussés dehors par ces mêmes géants sans âme, ont souvent envie de travailler dans des entreprises familiales et humaines ou de créer leur société, et trouvent une certaine cohérence à privilégier les produits de ces dernières.

Plus largement, la valorisation des quincados participe d’une tendance plus globale de la société à privilégier le « solide » sur le « liquide », ce qui dure sur ce qui passe…

Le BrandNewsBlog : Démographiquement, il n’y a jamais eu autant de personnes de plus de 50 ans en bonne santé et encore en activité. Qu’est-ce que cette nouvelle donne, qui devrait s’accentuer dans les années à venir, va changer dans nos sociétés ? Nos économies et nos entreprises, aujourd’hui loin d’être exemplaires sur l’emploi des seniors, sont-elles prêtes à s’y adapter et à l’accepter ? 

Serge Guérin : J’ai pointé, il y a déjà longtemps, ce paradoxe… Plus l’espérance de vie augmente et plus l’espérance de vie professionnelle diminue… Ce n’est pas tenable sur le long terme. Avec l’allongement de l’âge légal de départ à la retraite voté en 2010,  l’emploi des seniors de 55-64 ans a plutôt augmenté, il est passé de 36,4%, en 2004, à 52,3% fin 2019, contre une moyenne de presque 60% en Europe. En particulier, l’emploi des plus de 60 ans reste dramatiquement faible. Surtout, la réalité c’est que le nombre de chômeurs de plus de 50 ans a doublé depuis 2008 et que les entreprises restent très majoritairement fort peu « senior-friendly » !

Sur ce plan, la société va bien plus vite que les décideurs : de nombreux quinquagénaires souhaitent relever de nouveaux défis, mais peu d’entreprises sont en capacité culturelle et mentale de leur donner leur chance. C’est un gâchis incroyable. Ce manque de confiance est l’une des explications au fait que de nombreux salariés souhaitent quitter le monde du travail prématurément. Et ce n’est pas l’idée d’instaurer un quota de seniors dans l’entreprise qui va contribuer à changer l’image des plus de 50 ans…

Si la question de l’emploi des seniors reste aussi délicate, notons aussi que les entreprises et les agences de communication se doivent de prendre en compte les réalités, le fait que la consommation n’est pas limité au moins de 50 ans, que les quincados sont de nouveaux consommateurs qui ouvrent des dynamiques dans leur choix de produits et de services, qui seront reprises par d’autres… La réalité évolue plus vite que les imaginaires des décideurs, mais je vois de plus en plus d’acteurs d’influence, comme votre  blog, qui partagent ce regard sur les quincados et plus largement sur l’importance structurante de la transition démographique.

Le BrandNewsBlog : Alors que les seniors sont de plus en plus actifs et dynamiques et que le regard sur l’âge commence à évoluer, grâce à des ouvrages comme le vôtre, n’y-a-t’il justement pas un paradoxe à les voir si mal considérés en entreprise ? En étiquetant notamment « seniors » les plus de 45 ans et en les considérant souvent comme des boulets plutôt que des leviers de croissance, le monde du travail ne  joue-t-il pas le jeu de cette « obsolescence programmée » qu’il vous arrive de dénoncer  : une marginalisation plus acceptable que celle d’autres minorités visibles… car encore largement acceptée socialement ?

Serge Guérin : Le sujet majeur reste que nos décideurs n’ont pas beaucoup évolué et que l’image de l’âge est toujours globalement négative et associée à un manque de productivité et d’adaptation aux technologies.

Deux éléments parfaitement faux comme le démontre toute la littérature scientifique sur le sujet… La question est aussi que la culture dominante est centrée sur le « moderne », le « nouveau », le « neuf » et non sur l’expérience, le savoir-faire, la culture… Mais, à mon sens, les choses bougeront en partie par la nécessité, car il y a un manque de compétences et d’expertise sur le marché et que notre système de formation ne sait pas ou ne peut pas proposer une offre suffisante. En dehors de compétences haut de gamme, nous avons d’autres problématiques de compétence, en particulier dans les services à la personne où le déficit est de plus de 500 000 personnes et dans les métiers manuels. Encore faut-il accompagner les professionnels potentiels, valoriser ces métiers, développer des parcours de carrière et les rémunérer convenablement.

Dans une époque où il y a une sorte de concurrence entre certaines minorités, de course à la victimisation, de médiatisation de la différence, on oublie que l’âge reste la première des stigmatisations en entreprise. Face aux jeunes et aux candidats en milieu de carrière, c’est, dans la grande majorité des cas, la compétence et le savoir être qui est regardé d’abord. Pour les seniors, c’est l’âge qui est le critère premier. Les recruteurs ont encore trop souvent une mentalité d’état-civil…

Je remarque néanmoins que Pôle Emploi et l’APEC semblent vouloir faire aussi bouger les lignes. Encore une fois entre le discours gouvernemental appuyant à allonger le nombre d’années d’activité et de plus en plus d’entreprises qui sont freinées par un manque de compétences disponibles sur le marché du travail, les quincados vont être de plus ne plus demandés !

Le BrandNewsBlog : Sans doute plus libres dans leurs têtes que leurs aînés ou les seniors « traditionnels », les quincados sont bien décidés à ne pas être considérés non plus comme des « retraités du désir » et veulent vivre pleinement leurs envies et tous les plaisirs. Intrigués et attirés par les sites de rencontres, qui pour la plupart ont bien flairé le « filon » et sur lesquels ils n’ont jamais été aussi nombreux, ils.elles aspirent à vivre de belles expériences, sans crainte du jugement des autres. Alors le quincadoïsme, nouvel âge d’or de la sexualité ?

Serge Guérin : Nouvel âge d’or de la sensualité plutôt… Il y a plusieurs choses qui peuvent être dites sur le sujet. Tout d’abord, une réalité partagée par les femmes et les hommes, c’est que nous vieillissons mieux que nos parents. Nous sommes en meilleure forme, plus attachés à notre apparence et plus conscients de nos désirs. Ensuite, les normes évoluent. Enfin, un peu… Balzac évoquait la femme de 30 ans comme une vieille femme… Aujourd’hui, cela paraît délirant : séduire, recommencer une histoire d’amour, avoir des partenaires pour des rencontres sexuelles n’est pas « interdit » par les codes de bonne conduite aux plus de 50 ans. Et jamais les femmes de plus de 50 ans n’ont été aussi belles que maintenant !

Si les normes de l’âge semblent plus lourdes pour les femmes que pour les hommes, les représentations évoluent. Au moins dans une partie de la société… Les quincados en sont la preuve et s’inscrivent dans cette dynamique de liberté.

Un troisième élément peut être pris en compte : comme les quincados ont conscience de vivre plus longtemps, ils se disent plus facilement que leurs aînés que les années qui sont encore devant eux peuvent être des temps radieux pour la séduction, le jeu amoureux, le désir. De ce point de vue là, en effet, les quincados sont tout sauf des préretraités !

Par ailleurs, dans les rencontres que j’ai pu faire pour la rédaction du livre ou dans mon quotidien, j’ai pu aussi constater que les quincados se distinguent des autres quinquagénaires ou d’autres générations par la conscience qu’ils ont de leur liberté nouvelle. Je me souviens de plusieurs femmes m’ayant dit qu’avec la ménopause, elles se sentent plus libres dans leur sexualité. D’autres, femmes comme hommes, s’amusent de ne plus risquer de voir arriver les enfants au moment des ébats…

Enfin, il faut bien dire qu’être quincado, c’est aussi avoir suffisamment de maturité et de libre arbitre pour s’affranchir du jugement des autres. Il y a une certaine volupté à s’accepter comme on est, à ne plus vouloir suivre la norme et la mode, à voir l’autre juste par ses propres yeux et non en fonction d’une image sociale… C’est cela aussi le quincadoïsme !

Le BrandNewsBlog : Passionnant jusque dans les dernières pages, vous proposez en fin d’ouvrage un QCM amusant : « Quel quincado êtes-vous ? »… Où j’ai découvert qu’en ce qui me concerne je faisais partie des « quincados pop », à ne pas confondre avec les « quincados artistes » et les « vieux jeunes ». Vous évoquez également dans l’ouvrage deux autres catégories : les « quincados nomades » et les « quincados entrepreneurs ». Quelles sont les principales caractéristiques de chacune de ces familles ? Et dois-je m’inquiéter d’être un « quincado pop », docteur ?

Serge Guérin : Même si ce livre se veut joyeux et léger, il est aussi un exercice de sociologie concrète et de pédagogie douce ! De la même manière que je conteste la massification en fonction de l’âge et la simplification identitaire, car la triste tendance du moment est de vouloir réduire chacun d’entre nous à une couleur de peau, une religion ou un genre de sexualité, je continue de chercher la nuance et la pluralité dans les identités.

Ainsi si tous les 45-65 ans ne sont pas des quincados, tous les quincados ne sont pas réductible à un seul type d’attitude. D’où ce petit jeu des quatre familles. A la fois pour insister sur la différence, à mes yeux essentielle entre les vieux-jeunes ou les faux jeunes et les quincados, mais aussi pour monter qu’il y a plusieurs style de vie dans le quincadoïsme !

Les « vieux jeunes » sont des vieux qui veulent apparaître comme jeunes. Mais tout est dans l’apparence et non dans l’état d’esprit. Ils sont dans l’angoisse de vieillir et dans le déni des années qui passent. Ils regardent derrière eux et ne savent pas se réinventer. L’inverse des quincados.

Les « Quincados artistes » sont des créatifs sans frontières, des femmes et des hommes qui vivent de projets et de rencontres. Des amoureux de la découverte et du plaisir, des entrepreneurs de la vie. Ces personnes ont toujours été du côté de la curiosité et l’âge ne fait rien à l’affaire : ils continuent !

Les « Quincados nomades » sont plus centrés sur le voyage, le déplacement, la vitesse. Ils ont besoin d’horizons nouveau pour se sentir dans la vie. Ce sont des extravertis pas trop portés sur l’introspection et l’implication dans la société. J’ai repéré un mouvement aussi du côté de l’entreprise, de la création de projets à but lucratifs ou non, à dimension sociale, humanitaire ou de socialisation.

Et puis, il y comme vous cher Hervé, les « Quincados pop » ! Ces derniers vivent avec allégresse les 50 ou 60 ans. Le Quincado pop ne fuit pas son âge mais il récuse l’ennui, les gens trop tristes, la mélancolie. La cinquantaine, C’est le moment de reprendre sa guitare, de retrouver les copains et de vivre à fond. Les quincados pop bénéficient d’un sacré sens de l’humour et d’une belle capacité à faire lien avec les autres, quel que soit leur âge. Ce sont plutôt des gens capables de prendre de la distance avec eux-mêmes et dotés d’une vraie capacité à être heureux. Le meilleur moyen pour vivre bien et longtemps !

Le BrandNewsBlog : Finalement, alors que cette notion de quincado n’avait jamais eu beaucoup d’écho par le passé, comme nous le signalions en introduction, le retentissement de votre ouvrage n’est-il pas une bonne nouvelle ? Son impact médiatique n’est-il pas le signe d’une évolution positive de la société sur le sujet du vieillissement ? Et le fait qu’autant de lecteurs, dont votre serviteur, se soient reconnus dans vos portraits de quincados ne marque-t-il pas un changement de regard : fini le rejet de l’âge, bienvenue aux seniors qui s’assument comme tels, heureux et épanouis ?

Serge Guérin :  Oui, c’est assurément un des signaux faibles annonçant une évolution des mentalités. Le fait que autant de personnes se soient reconnus dans le livre, dans les portraits, dans les manières d’être montre d’abord que l’on s’assume comme tel. Et ça c’est un fait social fort.

Ensuite, le fait que les médias aient autant relayé le propos du bouquin, montre à la fois que beaucoup de journalistes se sont reconnus et qu’une large partie de l’audience se situe dans cette mouvance. Philippe Robinet, le patron de Calmann-Lévy qui dès le début a cru à ce livre était à l’origine de la publication en France de l’ouvrage américain qui a lancé le terme et la définition des Bobos. Il a vu dans mon projet une dynamique, certes différente sur le fond, mais tout aussi puissante en terme sociétal.

Bien sur, l’émergence de la catégorie des quincados et la vision très positive posée sur eux apparaissent comme une bonne nouvelle et une tendance favorisant la déconstruction des représentations datées et des regards tristes sur l’avancée en âge. Pour autant, l’image des plus âgés, des aînés reste encore trop souvent stigmatisée. En fait, les quincados sont surtout la preuve qu’une partie importante de la société entend, quel que soit sont âge, être auteur de sa vie. Une société fonctionne en grande partie sur des imaginaires. Les quincados les font bouger. Et c’est très bien !!

 

 

Notes et légendes :

(1) « Les Quincados », par Serge Guérin – Editions Calmann Lévy, avril 2019

(2) Contrairement aux générations « X », « Y » et « Z », définies et bornées par des tranches d’âge bien définies, les « quincados » sont une famille sociologique et se caractérisent d’abord par une façon d’envisager le monde et leurs relations à autrui, des attitudes et des comportements spécifiques, mais ils ne recouvrent pas l’intégralité des classes d’âge évoquées : quinquagénaires, sexagénaires, voire septuagénaires. Parmi ces classes d’âge, il peut en effet se trouver des seniors plus « traditionnels », qui ne sont pas des quincados.

(3) Serge Guérin, sociologue et consultant, est expert des enjeux du vieillissement, de l’intergénération et de la solidarité. Professeur à l’Inseec School of Business & Economics, c’est aussi un passionné de chocolat et de tendances sociétales. Il a notamment publié « La Silver économie » en 2018, « La guerre des générations » en 2017 et contribué à l’ouvrage « Médecines complémentaires et alternatives : pour ou contre ? » en 2019 

 

Crédits photos et illustrations : Serge Guérin, Calmann Lévy, X, DR

 

Finalité supérieure et subsidiarité : deux leviers puissants pour un engagement pérenne des collaborateurs…

Il y a quelques semaines de cela, j’ai eu l’honneur d’être interviewé par Pascale Strubel, dont je vous recommande l’excellent site MyPhilantropy.fr. Pascale souhaitait notamment m’interroger sur les questions d’employee advocacy, mais aussi plus globalement sur les indicateurs et leviers d’engagement des collaborateurs.trices au sein des entreprises¹.

Or, s’il est relativement facile de dire ce qu’est un collaborateur « engagé » (je le définis dans cet article comme « un collaborateur motivé par son travail et par son entreprise, qui se sent impliqué dans sa stratégie, ses objectifs, sa communication et qui se positionne comme un acteur pour aider l’entreprise à atteindre ses objectifs »), les indicateurs de mesure et surtout les déterminants de cet engagement sont plus complexes à appréhender…

Si des enquêtes ou baromètres peuvent être mis en place pour mesurer régulièrement les 4 dimensions que sont : 1) l’adhésion à la stratégie et aux objectifs de l’entreprise ; 2) l’implication professionnelle dans le travail quotidien et la relation avec les collègues/clients/managers ; 3) la satisfaction générale vis-à-vis du cadre et des conditions de travail ; 4) l’appétence à recommander l’entreprise et à s’en faire l’ambassadeur… les déterminants individuels et collectifs du niveau d’engagement de chaque collaborateur demeurent en définitive nombreux et multiformes.

Pour n’en donner qu’une petite idée, rentrent en effet en ligne de compte au niveau individuel : l’intérêt du poste et des missions à accomplir, le degré d’autonomie et de responsabilisation, la qualité de la relation à son/ses managers, la perception de la reconnaissance du travail, le degré d’appétence au changement… mais également, au niveau collectif : l’ambiance et les règles de travail, l’organisation des tâches, les politiques de rémunération et d’avancement, les possibilités d’évolution et de formation, etc, etc.

S’il est selon moi indispensable d’agir de manière globale sur ces différents critères pour améliorer le niveau d’engagement des collaborateurs, en identifiant notamment les freins et libérateurs d’énergie pour chacun.e (lire à ce sujet mes explications données à Pascale), deux leviers managériaux extrêmement puissants et communs à la plupart des entreprises me paraissent pouvoir être mobilisés : d’une part 1) la définition et la déclinaison d’une finalité supérieure ou d’un brand purpose à tous les niveaux de l’entreprise ; et d’autre part 2) le développement au sein de l’entreprise d’un management subsidiaire ou « esprit de subsidiarité », pour redonner davantage de pouvoir aux collaborateurs et de sens à leur travail.

Je sais ce que certain.e.s d’entre vous allez penser : le revoilà qui nous parle de brand purpose, de mission et de raison d’être ;-)) ! C’est vrai, mon intérêt pour ces questions n’a pas faibli et ce n’est certes pas le vote ces derniers jours de la loi Pacte qui va doucher cet enthousiasme.

D’autant que mes convictions sur le sujet ont encore été nourries cette semaine par la lecture de deux articles inspirants dont je compte bien vous entretenir aujourd’hui : « Donner une finalité à l’entreprise«  de Robert E. Quinn et Anjan V. Thakor² et « La subsidiarité, une affaire d’organisation et de communication« , par l’excellent Mathieu Detchessahar³.

Alors comment définir et décliner une finalité supérieure dans toutes les strates de l’entreprise pour en faire un facteur de performance et de motivation ? Et qu’est-ce exactement que le management subsidiaire et « l’esprit de subsidiarité » ? Quels en sont les avantages et bénéfices pour les entreprises et comment le mettre en œuvre efficacement ? 

C’est ce que je vous propose d’aborder ce dimanche, en vous souhaitant à toutes et tous une bonne lecture et de bonnes vacances pour celles et ceux qui en prennent :-)

Booster l’implication et l’engagement au travail des collaborateurs en révélant la « finalité supérieure » sincère et énergisante de l’entreprise… et en reliant chacun.e à cette finalité

J’ai déjà abordé à plusieurs reprises sur ce blog la question du brand purpose ou de la « raison d’être » des entreprises, notamment dans cet article récent : « 2019 : grande année de la raison d’être des entreprises… », ou celui-ci, dans lequel je parlais déjà à l’époque de bienveillance et de « quête du bien commun », comme autant de moteurs d’engagement potentiels pour les salariés.

Un des pièges de cette notion, dans lequel ne sont décidément tombés ni Robert E Quinn, ni Anjan V. Thakor, serait assurément de n’avoir qu’une lecture « identitaire » du brand purpose, comme si cette fameuse « raison d’être » était nécessairement innée, déjà connue de tous au sein de l’entreprise et purement descriptive de son objet social ou de son activité…

Or le propre de la raison d’être est bien de refléter à la fois l’identité de l’entreprise mais aussi et surtout d’exprimer son ambition, ce que les deux professeurs américains ont parfaitement compris en intitulant leur article « Donner une finalité à l’entreprise » et en se concentrant justement sur cette « finalité supérieure » qui est le plus souvent à faire émerger, ne relève pas des rapport économiques mais renvoie à une ambition sociétale plus élevée, « qui donne du sens aux personnes impliquées au sein de l’entreprise et leur donne l’envie et les moyens de faire bouger les lignes ». 

Convaincus de la valeur ajoutée importante que confère cette « finalité supérieure » aux entreprises qui l’ont définie ou identifiée, les deux auteurs commencent leur article en évoquant le cas très parlant du Groupe DTE Energy, qui souffrait depuis des lustres d’un manque d’implication de ses salariés, habitués à travailler pour la plupart de manière assez routinière et sans solliciter outre mesure leur créativité ni leur capacité d’innovation. Après être allés « benchmarker » les pratiques de USAA, une importante compagnie américaine assurant les militaires américains et leur famille, et avoir constatés par eux mêmes la motivation importante qu’apportaient aux salariés d’USAA la conviction d’être utiles à leur pays et d’être totalement dédiés à leur clientèle, les dirigeants de DTE eurent l’idée de confier à leurs salariés la mission d’exprimer et de raconter la finalité supérieure de leur travail, dans le cadre d’une vidéo. Qu’ils soient chauffeurs, opérateurs d’usine, cadres ou dirigeants, des dizaines de salariés de l’entreprise racontèrent alors leur fierté, et en quoi leur travail contribuait directement d’après eux au bien être de leurs clients et de collectivité : ouvriers, enseignants, médecins… qui avaient besoin tous les jours de l’énergie produite par DTE.

De cette vidéo, qui rencontra un grand succès en interne, fut tirée assez rapidement la finalité supérieure de l’entreprise : « Alimenter les forces vives de la collectivité et tous les moteurs de progrès ». Sincère, puisqu’émanant directement du terrain et des mots des collaborateurs eux-mêmes, ce brand purpose fut largement promu en interne et placé au centre des programmes d’intégration et de formation de l’entreprise, infusant également les réunions de direction et jusqu’aux évènements sportifs, caritatifs et culturels organisés par les salariés. Dans les mois et années qui suivirent, les taux d’engagement mesurés par les enquêtes internes remontèrent de manière spectaculaire, ainsi que l’investissement dans les différents projets de transformation de l’entreprise.

De cet exemple et de leurs nombreuses autres expériences auprès d’entreprises essentiellement anglo-saxonnes ayant mis en place des démarches de promotion et d’implémentation de leur « raison d’être », les 2 chercheurs ont tiré un certain nombre d’enseignements et les 8 recommandations ci-dessous, dont je ne peux que souligner la pertinence :

1 – Surmonter le principal obstacle à l’adoption d’une finalité supérieure : la vision purement « transactionnelle » et cynique de la motivation des salariés… et imaginer un personnel inspiré !

Ainsi que le soulignent très justement Robert Quinn et Anjan Thakor, beaucoup d’employeurs se retrouvent pris au piège du modèle économique classique dit de la relation « Principal / Agent ». Dans ce modèle, en vertu du contrat de travail passé entre eux et en échange d’une somme d’argent proposé par le Principal (l’employeur), l’Agent (le salarié) est quant à lui disposé à fournir une certaine somme de travail, mais il s’en tiendra pour ainsi dire au strict minimum, dans le cadre d’une collaboration « intéressée ».

Pour s’affranchir de ce modèle et ce type de perceptions, qui exclut de facto la possibilité d’un engagement total du collaborateur, il revient en premier lieu aux dirigeants de se départir de leurs conceptions et méthodes traditionnelles (contrôle > motivation par la récompense financière ou sanction) pour envisager les collaborateurs non plus comme des agents intéressés mais comme forces de proposition et acteurs du changement de l’entreprise. C’est ce qu’ont notamment réussi à faire plusieurs grands groupes en mettant l’accent sur les pratiques positives des personnels au sein de leur entreprise, en recherchant partout où se nichait l’excellence et quelle pouvait être, à chaque point du parcours client où se manifestait cette excellence, la finalité qui guidait alors le collaborateur à accomplir aussi bien sa mission.

2 – Faire émerger la finalité supérieure de l’entreprise… en partant de l’expérience et la parole des collaborateurs

A celles et ceux qui seraient de tenter de travailler « en chambre » pour réinventer une finalité supérieure de l’entreprise ensuite proposée aux collaborateurs selon des schémas descendants, Robert Quinn et Anjan Thakor prédisent l’échec, citant l’exemple d’une compagnie pétrolière pour laquelle ils ont travaillé il y a plusieurs années…

« Les collaborateurs du groupe de travail nous ont remis un document qui avait représenté des mois de travail. Celui-ci exposait une finalité, une mission et un ensemble de valeurs… Nous leur avons expliqué que ce document n’avait aucun poids : leurs débats et analyses n’avaient engendré que des platitudes. Ils avaient utilisé leur tête pour inventer une finalité supérieure sensée parler aux salariés. Mais une finalité supérieure ne s’invente pas : elle existe déjà. Vous la découvrirez en faisant preuve d’empathie, en ressentant et en comprenant les besoins les plus profonds de votre personnel ». Et pour ce travail d’écoute du terrain, rien de tel qu’un processus itératif, élargi et organisé au sein de l’entreprise, pour révéler et faire émerger une raison d’être co-construire, débarrassée des poncifs managériaux et aisément appropriable par tous.

3 – S’assurer de la sincérité de cette finalité supérieure de l’entreprise… et de sa réelle incarnation par les dirigeants

Aux stéréotypes et ornières de la relation « Principal / Agent », dont on vient de parler ci-dessus, répond comme un reflet l’image de ces dirigeants hypocrites et principalement préoccupés d’eux-mêmes, scandant partout une raison d’être ou une finalité qu’ils n’incarnent pas ou pour laquelle ils n’ont aucune réelle inclination.

Rien de pire en cas que ces phrases et mots sonnant creux, quand ils sont trop génériques et que les collaborateurs sentent immédiatement qu’ils ne sont pas réellement portés par leurs propres dirigeants. Dixit Robert Quinn et Anjan Thakor : « Lorsqu’une entreprise proclame une finalité et des valeurs mais que les mots n’ont aucun effet sur le comportement de la direction générale, ils sonnent creux. Tout le monde repère l’hypocrisie et le cynisme des salariés n’en est que décuplé. Le procédé devient alors néfaste »… D’où l’importance que la finalité proclamée soit bien perçue par tous comme authentique et sincère !

4 – Transformer le message sincère en message constant

Comme le soulignent bien les deux auteurs, communiquer sur le brand purpose et la finalité supérieure de la marque est une œuvre de longue haleine. Cette « raison d’être » est tout sauf un message publicitaire ou promotionnel : elle s’enracine dans l’histoire et « l’ADN » de l’entreprise et en traduit la vision pour l’avenir.

Autant dire que de la pédagogie et l’alimentation constante de cette finalité supérieure par des preuves tangibles et concrètes de l’engagement de l’entreprise sont requises, pour que cette finalité supérieure devienne une réalité pour tous les niveaux hiérarchiques et tous les collaborateurs. Et cela prend nécessairement du temps…

5 – Favoriser et développer l’apprentissage individuel

Dans le mécanisme d’adoption d’une finalité supérieure par les salariés, Robert Quinn et Anjan Thakor insistent sur l’importance des mécanismes de formation, qui doivent permettre à chacun de penser par soi-même, apprendre et évoluer.

Citant le cas exemplaire de l’association américaine The Mission Continues, les deux chercheurs notent que des responsabilités importantes y sont confiées dès leur intégration aux nouvelles recrues, pour que celles-ci prennent plus rapidement conscience du lien de leur activité avec la raison d’être de l’organisation. Tous les 15 jours, il est également demandé à chaque collaborateur de produire un document écrit reliant son activité des jours écoulés à la finalité supérieure de l’association. La capacité d’adaptation et la productivité y sont par ailleurs encouragées au détriment du contrôle managérial, qui devient de moins en moins nécessaire au fil des semaines.

6 – Transformer les managers intermédiaires en leaders mus par une finalité

Relier chaque membre de l’encadrement et de la direction à la finalité supérieure de l’organisation est d’autant plus important que ce sont les managers qui doivent en premier lieu se montrer exemplaires et démontrer en quoi leur action se rattache bien à la raison d’être de l’entreprise.

Après des décennies de leadership caractérisées par une culture de la discrétion et de la prudence, le cabinet KPMG, un des big four de l’audit, a commencé à explorer cette dimension de finalité supérieure, en identifiant que sa raison d’être était en définitive « d’aider ses clients à inspirer confiance et à initier le changement ». Plutôt que de transformer cette finalité en slogan marketing, les dirigeants de l’entreprise ont eu l’intelligence d’interroger leurs managers sur leurs finalités personnelles dans le cadre de leur activité et de les inciter à construire un storytelling reliant cette source de motivation à l’activité de l’entreprise.

Plutôt délicat au départ, l’exercice a été systématisé et la réflexion a été démultipliée par les managers auprès de leurs équipes, chacun des cadres s’employant à démontrer en quoi il faisait à titre personnel un lien en ses idéaux personnel et la finalité supérieure de KPMG. Cette façon d’entrevoir les choses et de présenter le leadership a donné un nouveau souffle à l’entreprise.

7 – Relier chacun des collaborateurs à la finalité

Pour accélérer l’appropriation de la finalité par les collaborateurs de KPMG, ceux-ci ont été également été incités à produire des récits dans lequel chacun raconte comment il.elle estime au quotidien « faire bouger les lignes ».

Cette initiative a pris la forme d’un challenge « 10,000 Stories Challenge » dans le cadre duquel les collaborateurs ont été incités à produire un maximum d’affichettes répondant à la question « Que faites-vous chez KPMG ? » et reliant les passions des uns et des autres à la finalité supérieure du cabinet. Véritable ras-de-marée de suggestions, puisque le challenge a finalement donné lieu à la production de 42 000 affichettes, cette démarche a permis de mettre en avant les combats individuels des salariés, s’inscrivant dans le cadre des valeurs et combats promus par l’entreprise.

8 – Libérer les « énergisants positifs » au sein de l’organisation

Dans l’introduction de cet article, j’ai évoqué l’importance d’identifier les freins et libérateurs  d’énergie au sein de l’entreprise, et de valoriser les acteurs du changement.

C’est exactement ce que préconisent dans leur dernière recommandation Robert Quinn et Anjan Thakor, quand ils incitent, en complément de toutes les mesures évoquées ci-dessus, au développement de réseaux « d’énergisants positifs » au sein de l’entreprise. Soit une forme de club regroupant au sein de l’organisation les personnes les plus chevronnées, positives et mues de manière évidente par une finalité les reliant à la raison d’être. Des « bienveilleurs » à l’esprit ouvert et positif, susceptibles d’être mobilisés pour aller témoigner sur le terrain de leurs bonnes pratiques et de leur manière énergisante d’envisager leur activité et leur métier : de véritables ambassadeurs de l’entreprise en interne comme en externe, susceptibles d’en relayer partout la raison d’être, de manière très concrète plutôt qu’au travers de slogans désincarnés.

Développer l’esprit de subsidiarité au sein des organisations : « autant de liberté que possible, autant de contrôle que nécessaire »

J’ai déjà eu l’occasion d’éprouver à plusieurs reprises, lors d’interventions et de conférences, la pertinence du raisonnement et des analyses de Mathieu Detchessahar, expert des questions d’organisation du travail et du management.

Dans une excellente interview publiée récemment dans les Cahiers de la communication interne de l’AFCI, le professeur des universités au laboratoire d’économie et de management de Nantes Atlantique revient sur la question de la subsidiarité, cet ancien concept qui revient aujourd’hui en force dans l’actualité des organisations et qui selon moi peut représenter un important levier d’engagement des collaborateurs au sein des entreprises…

Mais de quoi s’agit-il me direz-vous ? Ainsi que le rappelle d’emblée Mathieu Detchessahar, la subsidiarité vise à créer des organisations davantage respectueuses du pouvoir d’agir des personnes et à apporter à ces personnes autant de soutien que nécessaire lorsque celles-ci sont en limite de capacité ou de compétence. « Elle comprend en effet deux principes : un devoir de retrait de part de l’organisation quand le pouvoir peut s’organiser au plan local et par ailleurs, un devoir de suppléance ou d’ingérence en cas de besoin ».

Théorie de « l’autorité juste », dont l’origine se retrouve aussi bien dans le champ politique chez Aristote, en référence à l’organisation idéale de la cité, que chez Thomas d’Aquin et dans la doctrine sociale de l’Eglise, elle ambitionne, ainsi que le résume le jésuite Luigi Taparelli, d’apporter dans le champ de l’entreprise « Autant de liberté que possible, autant d’autorité que nécessaire ».

Alternative aux initiatives d’essence libérale-libertaire pour se libérer de la lourdeur des carcans organisationnels dont souffrent la plupart des organisations et des grandes entreprises (ex : initiatives intrapreneuriales, « entreprise libérée », « makers » et autres « corporate hackers »…), la subsidiarité ne revendique pas le développement à tout crin de « l’autonomie » et de démarches centripètes de rupture, mais ose imaginer un fonctionnement plus juste au sein des entreprises par la responsabilisation des collaborateurs et des managers et surtout un rééquilibrage interne entre les notions d’autorité et de responsabilité.  

Ainsi, si la subsidiarité ne se conçoit pas sans suspension d’autorité quand les niveaux de base sont capables de résoudre par eux-mêmes les problèmes, elle suppose aussi un niveau de maturité managériale et organisationnelle accru, pour que se renforce le pouvoir d’organisation aux niveaux pertinents, là où émergent les difficultés. Et que le management n’intervienne en soutien que sur sollicitation de la base, quand celle-ci entre en limite de compétence.

Utopique ? Non. Plusieurs entreprises comme Michelin, Danone ou encore le Crédit Agricole ont réfléchi depuis des années à la meilleure manière d’insuffler et développer efficacement cet esprit de subsidiarité au sein de leur organisation. Cela passe, ainsi que le pointe très justement Mathieu Detchessahar, par la réhabilitation d’instances et de lieux de dialogue sur le travail, entre collaborateurs et managers, pour appréhender au mieux le champ de compétence de chacun et à partir de quel moment il y a lieu de solliciter d’autres experts ou de faire appel à une autorité supérieure sur telle ou telle question.

Las, dans beaucoup d’organisations, ces instances d’échanges et de discussion sur le travail ont été éclipsées par la multiplication de réunions descendantes de coordination ou de pilotage, ou « des réunions transverses dans lesquelles il peut y avoir du dialogue, mais le plus souvent sur des sujets imposés » comme le signale très justement Mathiey Detchessahar.

Or le développement de l’esprit de subsidiarité réclame un effort constant et important 1) pour responsabilité les collaborateurs et leur laisser davantage de marges de manoeuvre ; 2) pour repositionner les managers sur un rôle d’accompagnement et de validation sur sollicitation de leurs équipes ; 3) pour que la direction montre l’exemple en acceptant la création de nouvelles instances et lieux de parole, le cas échéant concurrents des canaux hiérarchiques et descendants qu’ils ont mis en place.

Ainsi, concilier expression juste de l’autorité tout en développant la responsabilité et l’expressivité des salariés ne va pas de soi, mais c’est une démarche « centrifuge » payante au sein de l’organisation, et à mon avis un important facteur de mobilisation et d’engagement des collaborateurs, pour leur redonner confiance dans le management et les repositionner comme acteur du changement. Un axe tout à fait cohérent et convergent avec l’adoption d’une finalité supérieure motivante pour tous…

 

 

Notes et légendes :

(1) « L’employee advocacy, une nouvelle ère pour la communication ? » – Interview de votre serviteur par Pascale Strubel, myphilanthropy.fr – 26 décembre 2018

(2) Article « Donner une finalité à l’entreprise«  par Robert E. Quinn et Anjan V. Thakor, Harvard Business Review – Février/mars 2019

(3) Article « La subsidiarité, une affaire d’organisation et de communication« , par Mathieu Detchessahar, Les Cahiers de la communication interne de l’AFCI – Décembre 2018

 

Crédits photos et illustrations : 123RF, The BrandNewsBlog 2019, X, DR.

 

 

La datadéontologie, nouvelle discipline et vrai levier de différenciation pour les marques ?

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C’est un phénomène qui n’a fait que s’amplifier ces dernières années (et on n’en est sans doute qu’aux prémices) : avec le développement sans précédent des technologies numériques, les quantités de données produites et collectées par les entreprises, l’Etat, les collectivités ou d’autres organisations ont augmenté de manière exponentielle. Et les informations maintenant recueillies par un nombre croissant d’applications et d’objets « intelligents », depuis les moniteurs de fitness jusqu’aux systèmes domotiques en passant par les bracelets connectés viennent encore accroître ces gigantesques flux de données, au point qu’on estime aujourd’hui à 2,5 millions de teraoctets la quantité de data produites quotidiennement dans le monde¹.

Boîte de pandore pour les uns ; véritable « or noir » du 21ème siècle pour les autres, l’exploitation de ces « big data » nourrit à la fois les phantasmes des Cassandre et les espoirs de développement les plus fous au sein des entreprises, dont une grande majorité a commencé depuis un moment à utiliser ces informations, en toute opacité il faut bien le dire, et en tenant la plupart du temps les consommateurs dans l’ignorance quant aux objectifs de la collecte et à la nature des traitements auxquelles elles procèdent…

Mais les mauvaises pratiques souvent constatées dans les domaines de la collecte et du traitement de la data font aussi écho aux dérives de plus en plus fréquentes observables en amont, dans la production et la diffusion des données qui est faite par les entreprises émettrices. Approximations, communications de résultats d’étude basés sur des échantillons non représentatifs, extrapolations hasardeuses de données financières et autres conclusions trompeuses se sont aussi multipliées ces dernières années, entachant de plus en plus fréquemment la fiabilité et la qualité des données transmises et exposant les entreprises à des risques réputationnels de plus en plus importants, surtout à l’heure du « fact-checking » généralisé.

Alors comment normaliser les pratiques et tirer le meilleur parti des big data pour le plus grand profit des citoyens-consommateurs ? Et comment promouvoir des comportements plus déontologiques ?

C’est à ces questions qu’Assaël Adary² a choisi de s’attaquer, dans un ouvrage passionnant et précurseur« Big ou bug data ? Manuel à l’usage des datadéontologues »³, puisque non content de poser les bases d’une nouvelle discipline (la « datadéontologie »), il recommande la création au sein des entreprises d’un nouveau métier : celui de datadéontologue.

Le brandNewsBlog ne pouvait pas passer à côté d’un tel sujet : merci encore à l’auteur d’avoir avoir accepté de répondre à mes questions et demandes d’éclaircissements !

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>> Le BrandNewsBlog Assaël, vous êtes à ma connaissance un des premiers à vous pencher, en France en tout cas, sur ce sujet de la déontologie des données. Pourquoi y consacrer un livre aujourd’hui, après avoir entrepris d’enseigner la datadéontologie dans plusieurs écoles ? S’agit-il d’une démarche ponctuelle ou d’une nouvelle discipline à part entière ? Vous écrivez en introduction que votre ambition est rien moins que de « sauver les données d’elles-mêmes et de leur dérive » : qu’entendez-vous par là ?

Assaël Adary : Cela fait 4 ans environ que j’ai formalisé cette discipline et que j’ai pensé la datadéontologie comme une pratique… Je n’ose encore dire « science », mais j’ai tout de même cette ambition. Le vrai saut dans ma démarche a été comme souvent le passage par l’enseignement. Préparer un cours, des exercices, et surtout écouter les remarques (souvent très pertinentes) des étudiants m’ont permis d’aiguiser encore mes convictions et de faire un bond significatif dans la structuration du sujet. J’ai parallèlement animé un blog [www.datadeontologue.com] qui m’a obligé, comme un sportif, à m’entraîner régulièrement pour produire de courtes analyses sur des data publiques.

Il y a deux ans, une entreprise a accepté de me laisser appliquer mes principes de datadéontologie sur son rapport d’activité. Cette application très concrète a été une étape importante de validation de l’intérêt de mes recommandations. J’ai à cette occasion pu analyser, avec l’oeil et la rigueur du datadéontologue, toutes les allégations chiffrées présentes dans le rapport (hors chiffres purement financiers déjà contrôlés par les Commissaires Aux Comptes de l’entreprise, naturellement). Au final, une trentaines « d’erreurs », qui sont autant de risques réputationnels parfois importants, ont ainsi pu être détectées et corrigées. 

Je suis alors passé à la rédaction de cet ouvrage car je ressentais le besoin de livrer une présentation complète, liant vision théorique et recommandations concrètes sur les pratiques. A ce titre, ce livre est à la fois l’aboutissement de 4 années de « défrichage » mais aussi une ouverture vers une nouvelle séquence pour la datadéontologie. Pour la suite, je souhaiterais en effet enrichir l’approche en échangeant avec d’autres disciplines, en commençant par les statistiques et les sciences dures évidemment, mais également avec des juristes, pour ne citer que ces deux expertises.

La nouveauté de l’approche est liée à mon avis à l’ampleur qu’a pris cette thématique aujourd’hui. Post-vérité, faits alternatifs, critiques souvent fondées des sondages, rôle des objets connectés… Comme le titrait The Economist, nous sommes bel et bien dans un « data déluge » aujourd’hui. A cet égard, le projet porté par la datadéontologie me semble essentiel car il existe un vrai risque que la vérité devienne progressivement une opinion comme les autres : une grave dérive que je refuse catégoriquement ! Il est pour moi tout à fait vital de réhabiliter les données dans leur rôle de rempart contre l’obscurantisme et le relativisme. Pour y parvenir, il faut promouvoir et produire des données plus fiables et plus honnêtes, qui ne soient plus contestables à tout moment par l’opinion. Donc oui et je l’assume : il devient impératif de sauver les data d’elles-mêmes !

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>> Le BrandNewsBlog : Dans la première partie de votre ouvrage, vous décrivez cette évolution, impulsée par Talleyrand et la révolution française, par laquelle notre pays s’est doté d’un système homogène et centralisé de poids et de mesures, puis d’un ensemble de normes techniques qui n’a cessé de se compléter au fil des 19ème et 20ème siècle. On comprend que ce mouvement de standardisation, appliqué dans tous les corps de métiers, a été un préalable au formidable développement économique de l’époque moderne, en contribuant à fiabiliser les données et à installer les conditions de la confiance entre les différents agents économiques. Mais qu’en est-il depuis l’apparition d’Internet : on a l’impression que la standardisation a « un peu de mal à suivre » ?

Assaël Adary : D’abord, vous avez raison : sans mesure, pas de progrès qui tienne en effet. Sans normalisation et sans contrôle des systèmes de mesure, pas de confiance dans les échanges non plus. Si tout d’un coup vous n’avez plus confiance dans la balance d’un des commerçants de votre quartier, il y a de fortes fortes chances que vous « changiez de crèmerie ». Or, cette vague de normalisation et d’homogénéisation a progressivement transformé tous les secteurs économiques… sauf un, qui tel un village gaulois résiste encore à la mesure : le secteur de la communication. Mais il y résiste à ses dépends. Trop souvent en effet les communicants sont encore assimilés par les élites qui gouvernent les grandes entreprises à une joyeuse bande de troubadours et de saltimbanques… Et ce triste constat est, selon moi, le résultat logique de toutes ces décennies durant lesquelles les communicants ont esquivé les démarches d’évaluation de la performance de leur stratégies. L’évaluation, les Key Performance Indicators devraient être les meilleurs amis, les meilleurs alliés des communicants. Mais les professionnels commencent seulement aujourd’hui à en prendre véritablement conscience.

La révolution numérique est arrivée à point nommé, à grand renfort de tambours et trompettes et en laissant entendre ceci au monde des communicants : « Alléluia, je vais vous sauver en vous offrant sur un plateau le ROI que vous attendiez ». Mieux : « Je vous propose un modèle économique fondé sur la performance ». Le digital matérialisait ainsi la fin de l’obligation de moyens et l’avènement de l’obligation de résultats ! Et puis finalement, nous constatons que le ROI promis n’est pas forcément au rendez-vous et qu’il est en définitive beaucoup plus difficile à mesurer que prévu. Pour deux raisons majeures : les plateformes (Youtube, Facebook, Twitter, etc.) maintiennent une forme d’opacité et d’insincérité des data en étant à la fois « juges et parties » ; et le faux est par ailleurs beaucoup trop répandu sur le web (via les nombreuses techniques de manipulation de données, les achats de likes…)

>> Le BrandNewsBlog : Avec l’émergence et le développement des big data, vous évoquez un véritable changement de paradigme. « Volume », « variété », « vitesse » : quelles sont ces 3 spécificités des big data auxquelles vous faites référence et pourquoi bouleversent-elles complètement le paysage de la production de savoir et de la gestion des données ? Quels sont les principaux enjeux et défis à relever par les entreprises et par tous ceux qui collectent et manipulent ces données ?

Assaël Adary : Les big data, encensées par les data-évangélistes, sont en effet portées par les « 3 V ». L’impressionnante quantité de données produites chaque jour (= Volume) ; la Vitesse de production et de propagation de ces données et enfin leur Variété en constituent les principales caractéristiques. Elles peuvent être très structurées ou déstructurées, chiffrées ou verbales… On ajoute d’ailleurs parfois un 4ème « V » : la Valeur, que je connecte impérativement à mon 5ème « V », la Véracité ! Pour moi en effet : pas de création de valeur possible via les data sans une véracité certifiée.

Les algorithmes, les DMP (Data Management Platforms) parviennent plutôt bien et de mieux en mieux à gérer les 3 premiers « V ». Les deux suivants (Valeur et Véracité) nécessitent selon moi l’intervention humaine : les entreprises doivent en effet investir autant dans le 5ème « V » (la Véracité) que dans les 3 premiers pour réussir à créer de la Valeur à partir de leurs données. C’est pour cela que je milite pour la formation et le recrutement d’un datadéontologue pour 50 data scientists… ni plus, ni moins !

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>> Le BrandNewsBlog : A côté des formidables opportunités qu’offrent les big data, la généralisation des pratiques de fact checking, le foisonnement des parties prenantes (toujours plus réactives aux discours et aux informations transmises par l’Etat et les entreprises) et la multiplication des problèmes de sécurité liés à la gestion de grands volumes de données totalement dématérialisées… exposent les organisations à de nouvelles menaces opérationnelles et à d’importants risques réputationnels et d’image. Pour y faire face, vous préconisez pour votre part la création d’une fonction de datadéontologue au sein de chaque entreprise… Quelles en seraient/sont les objectifs et principales missions ?

Assaël Adary : En effet, la question n’est plus de produire des data : elles se produisent aujourd’hui toutes seules ou presque ! La vraie problématique est de savoir ce que nous allons en faire et quelle société (avec les data) nous voulons demain. La mission du datadéontologue est d’agir comme une « membrane active » entre les données et les usages qui en sont faits…

Le datadéontologue doit de facto être « bilingue ». Il doit savoir parler aux utilisateurs des data (responsables RSE, commerciaux, DG, dircom, DRH…) mais également à leurs producteurs. Il intervient par conséquent sur toute la chaîne de valeur des données depuis la définition des hypothèses de travail, les protocoles d’extraction et de traitements, les éventuels redressements ou extrapolations, les analyses, jusqu’aux commentaires et à la communication qui sont produites à partir et autour des data

Il faut en effet comprendre que les entreprises n’ont aujourd’hui plus le choix : elles doivent nécessairement composer avec des ONG ultra-compétentes en matière d’analyse des données et une nouvelle génération de journalistes formés et éprouvés au fact checking… Sans parler des consommateurs et citoyens qui sont eux aussi très vigilants et attentifs aux données. La bataille de la réputation se joue donc aujourd’hui, et se jouera encore davantage demain sur ce champ des big data.

>> Le BrandNewsBlog : Garant de la qualité et la conformité des données (principalement quantitatives) produites par l’entreprise, au regard des standards et des règles qui doivent gouverner leur production et leur diffusion, le datadéontologue est un peu le pendant du « Correspondant Informatique et Libertés » (CIL) introduit et préconisé il y a quelques années par la CNIL, mais avec un rôle élargi à toutes les typologies de données et une réelle capacité de recommandation et d’intervention sur les circuits de production et de diffusion des informations. Qui les entreprises devraient-elles nommer à ce poste ? Quelles sont les compétences/aptitudes à avoir ? S’agit-il d’une fonction à temps complet ou d’une énième mission confiée à un expert des chiffres ou du droit (statisticien, financier, juriste…) ?

Assaël Adary : L’évolution de la posture de la CNIL me semble être de bon augure, car désormais l’institution est davantage dans l’anticipation et la pédagogie plutôt que dans la sanction et la stigmatisation. Les Correspondants Informatiques et Libertés sont d’ailleurs les meilleurs symboles de cette belle évolution, qu’il faut saluer. 

Le datadéontologue doit quant à lui être investi d’un rôle élargi. Il traite de toutes les données, hormis les données financières qui disposent déjà de leur propre « datadéontologue » en la personne du Commissaire Aux Comptes. Le datadéontologue doit disposer de toutes les compétences pour analyser la qualité et la sincérité des données produites et la fiabilité de leur processus de production mais également tout ce qui concerne la communication des données. 

Au regard du rythme de production des data au sein des entreprises, je pense que le métier de datadéontologue mérite bien une mission à temps plein, voire davantage dans le cas de grandes organisations produisant beaucoup de contenus. Se pose-t-on la question du nombre de personnes rattachées aux directions financières ? Dans son rôle de tiers de confiance, qui ne peut être « juge et partie », il est important que le datadéontologue ne soit pas un des producteurs des données ni un des communicants de l’entreprise. De par sa mission, il y aurait même du sens à ce qu’il ne soit pas rattaché à l’organisation et intervienne comme un prestataire, à l’instar des experts comptables qui viennent certifier les comptes…

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>> Le BrandNewsBlog : Vous préconisez dans votre ouvrage un certain nombre de bonnes pratiques à respecter par les organisations pour être plus vertueuses en termes de production et surtout de communication de données chiffrées. « Citer ses sources », « en confronter plusieurs », « bien choisir ses unités de mesure »… Pourriez-vous revenir pour les lecteurs du BrandNewsBlog sur les plus importants de ces « commandements » de la datadéontologie que vous préconisez ?

Assaël Adary : La première et la plus essentielle de ces bonnes pratiques est probablement de copier la méthode des sciences dures, qui posent comme principe de vérité la sentence suivante : « cette conclusion scientifique est vraie tant qu’elle n’est pas fausse » (sous-entendu : tant qu’elle ne peut pas être contredite). Mais pour affirmer cela il faut aussi partager la méthodologie de calcul et les protocoles qui ont conduit à la conclusion… Bref : être dans l’open-data le plus complet et la transparence méthodologique. Dès qu’il y a opacité, il y a suspicion et la suspicion conduit à la perte de confiance dans les données produites et plus encore dans l’émetteur de ces données.

Evidemment, citer de manière très explicite ses sources ou les référentiels utilisés est primordial. Les unités de mesure méritent également une analyse poussée car elles recouvrent toujours une réalité singulière. Prenons un exemple simple : pour comptabiliser « une vue » d’une vidéo sur une plateforme, faut-il considérer le visionnage de la vidéo dans son intégralité, le visionnage d’une partie seulement ou bien le simple fait d’avoir appuyé sur le bouton « play » ?…

Autre conseil, comme un secrétaire de rédaction qui vient corriger les fautes de syntaxe d’un texte, le datadéontologue doit investiguer toutes les communications chiffrées de l’entreprise et recenser tous les mots ou verbes qui comportent une « allégation chiffrée » ou qui se référent à des chiffres sans les citer : les termes « en croissance », « leader », « n°1 » ou « premier » doivent pouvoir être étayés de preuves concrètes et argumentés.

On peut également faire une « faute de chiffre » comme on fait une faute d’orthographe : le datadéontologue est aussi là pour les corriger ou les éviter en relisant les documents avant leur diffusion.

12commandements>> Le BrandNewsBlog : Nous venons d’évoquer largement l’utilisation et la diffusion des big data sous l’angle de la maîtrise des risques qui peuvent leur être associés. Mais évidemment, la collecte et l’exploitation intelligente de ces données peut être non seulement la source de nouveaux business ainsi qu’un vecteur de différenciation non négligeable pour les entreprises… Plusieurs études ont notamment démontré que les consommateurs étaient beaucoup plus enclins à communiquer leurs données personnelles si celles-ci sont utilisées pour améliorer sensiblement les produits et services offerts par les marques, leur simplifier la vie ou leur permettre d’économiser de l’argent, comme le font par exemple le bracelet Magic band de Disney ou le thermostat Nest conçu par Google… Les datadéontologues au sein des entreprises auront-ils vocation à être associés à l’identification de ce type d’opportunités,  pour en mesurer/valider l’intérêt réel pour les consommateurs ?

Assaël Adary : En effet, le datadéontologue devra notamment veiller à ce que les innovations qui produisent des data « utiles » pour le consommateur ne détériorent pas, par ailleurs, un élément de réputation. Rappelons-nous ici le procès évité de justesse par Nike (via une proposition d’entente qui aurait coûté 7 millions de dollars à la marque) concernant son bracelet Nike+ FuelBand. Les consommateurs américains considéraient notamment que les mesures biométriques du dispositif étaient incorrectes, contrairement aux déclarations concernant la capacité du bracelet à quantifier les calories brûlées, le nombre de pas… Cette class-action était à ma connaissance une des premières concernant la Véracité des données, le 5ème « V » pour lequel je milite… Il est clair qu’un datadéontologue au sein de Nike aurait pu anticiper ce risque et éviter le procès à la marque. 

Evidemment, les usages des big data regorgent d’opportunités de business pour les entreprises et elles doivent les saisir dans le respect des règles éthiques, sinon ce sera inévitablement l’effet boomerang comme pour Nike.

>> Le BrandNewsBlog : Une des études les plus complètes menées ces dernières années sur le sujet de l’exploitation des big data est à mon avis celle conduite par Timothy Morey, Theodore Forbath et Allison Schoop, dont les résultats ont été publiés il y a quelques mois par la Harvard Business Review*. Un des enseignements les plus intéressants de cette étude internationale est notamment que les consommateurs, en fonction de leur culture et de leur origine, attribuent à certains types de données plus de valeur qu’à d’autres (les asiatiques, souvent plus « collectivistes », valorisant par exemple beaucoup moins les données concernant leur vie privée que les américains ou les allemands, mais étant très sensibles au vol d’identité par exemple : cf tableau ci-dessous). De même, concernant le type d’entreprises auxquelles les consommateurs font le plus confiance pour gérer leurs données (cf 2ème tableau ci-dessous), de grandes disparités de perception existent entre les médecins prodiguant des soins de base ou les sociétés de financement, jugées les plus dignes de confiance, et les leaders d’internet comme Google et Yahoo (moyennement dignes de confiance), les réseaux sociaux et Facebook en particulier étant jugés comme les moins dignes de confiance. Etes-vous surpris de ces résultats ?

Assaël Adary : C’est ce que le datadéontologue ne cesse de répéter : les grandes plateformes, tout comme les algorithmes, ne sont pas JAMAIS neutres. Les citoyens sont bien conscients de cette « non neutralité », comme le prouvent les résultats d’étude que vous citez, et c’est assurément une bonne chose. C’est notamment pour cela et parce que ces plateformes et les réseaux sociaux peuvent avoir une influence non négligeable sur la formation des opinions dès le plus jeune âge que je milite pour que la datadéontologie soit enseignée de manière très simple dès le collège, à l’âge des premiers usages intensifs du web 2.0. 

Par ailleurs, le rapport aux data est en effet éminemment culturel. Dans le cas du procès aux Etats-Unis du bracelet FuelBand, le reproche des consommateurs américains ne concernait pas tant la protection des données personnelles en effet, que Véracité des données produites… Il est tout à fait probable qu’en Europe le procès aurait davantage porté sur la protection des données personnelles justement. Mais quel que soit le continent et les considérations culturelles, les problématiques concernant les données émergent de plus en plus fortement partout dans le monde, rendant plus que nécessaire le développement d’une véritable datadéontologie.

>> Le BrandNewsBlog : Pour Timothy Morey, Theodore Forbath et Allison Schoop, dont l’étude et les conclusions corroborent totalement vos recommandations déontologiques, les entreprises sont légitimes à exploiter les big data et peuvent en tirer un énorme avantage compétitif à condition de le faire de manière totalement transparente, en expliquant à quelles fins seront utilisées les données collectées, en permettant aux consommateurs d’avoir accès et de modifier à tout moment leurs données personnelles et à condition que le « prix » ou la valeur ajoutée de service offerte en contrepartie aux clients en vaille vraiment la peine. Mais malgré les efforts affichés par un certain nombre de marques, la plupart choisissent encore de collecter et utiliser les données clients sans les en informer. Pourquoi de telles résistances et une attitude aussi peu responsable, à votre avis ?

Assaël Adary : Ainsi que je l’exprime très clairement dès les premières lignes de mon livre, je me range assurément « du côté », c’est à dire en faveur des big data. Pour le dire simplement : je suis résolument « pour » ! Je pense en effet qu’elles peuvent représenter ce nouvel « or noir » de l’économie que vous évoquez en introduction… tant que la confiance entre les acteurs demeure forte. 

La transparence pour le citoyen-consommateur sur les bénéfices que les marques pourront leur offrir en échange des données collectées et sur la simplicité d’accès à leurs données me paraissent en effet des principes essentiels. Et pourquoi pas (des start up y travaillent déjà) offrir aux individus la possibilité de monétiser leurs propres données… et de recevoir des royalties en contrepartie ? Les grandes plateformes que nous avons citées pourraient tout à fait, sans trop entamer leurs profits mais en renforçant au contraire leur crédibilité, redistribuer un tout petit peu du CA qu’elles réalisent à partir de nos données… de la même façon qu’elles rétribuent déjà par ailleurs un certain nombre d’influenceurs et de Youtubers par exemple…

>> Le BrandNewsBlog : On le voit, comme à l’époque de Talleyrand et de la révolution, la question de la confiance (envers les données et envers ceux qui les exploitent) demeure un critère central pour un développement de l’économie et pour les exploitations futures qui seront faites des big data. Google, Facebook et les autres plateformes sociales en ont maintenant bien pris conscience, comme les plateformes d’e-commerce qui avaient parmi les premières compris tout l’enjeu d’une attitude responsable et l’intérêt d’une réelle datadéontologie. Et puisque datadéontologie et intérêts des entreprises semblent converger, peut-être peut-on espérer que les entreprises les plus vertueuses en matière de gestion des données seront également demain les plus rentables. Qu’en pensez-vous ? Partagez-vous cet optimisme au sujet de l’avenir des big data ?

Assaël Adary : En ce qui me concerne, je suis tout à fait convaincu que la confiance est le principal booster de la performance économique. Elle renforce durablement la qualité des relations. Et pour ce qui est des sites e-commerce et des grandes plateformes du web et des réseaux sociaux, malgré leurs efforts, je pense qu’elles ont encore beaucoup à faire pour sortir de cette opacité qui les caractérise en matière de collecte et de traitement des data. Les entreprises doivent absolument pouvoir se réapproprier les données générés par leurs contenus, c’est une question vitale.

D’une manière plus globale, si les acteurs des data ne se mobilisent pas d’eux-mêmes très activement pour s’autoréguler en engageant des démarches profondes en matière d’éthique, je prédis nécessairement la promulgation d’une ou plusieurs lois, aussi puissantes que la loi Sapin de 1993, qui viendront réguler « par le haut » les pratiques… D’ailleurs, cette loi qui avait révolutionné la publicité vient d’être étendue en 2017 à la publicité digitale, en instaurant par exemple une traçabilité dans le suivi et les performances des publicités en ligne lors de campagnes programmatiques, notamment en RTB (real time bidding). Sans être pessimiste, je dirais donc qu’il y a fort à parier qu’une auto-régulation par les acteurs ne soit pas suffisante, ni à la hauteur des enjeux…

 

 

Notes et légendes :

(1) Source : IBM (https://www-01.ibm.com/software/fr/data/bigdata)

(2) Après des études de philosophie et un magistère au Celsa, Assaël Adary a co-fondé en 1995 le cabinet d’études Occurrence, spécialisé dans l’évaluation des actions de communication. Président de l’association des alumni du Celsa, enseignant dans plusieurs écoles et universités dont l’Université Paris-Descartes, la Sorbonne et le Master Communication de Sciences Po, il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la communication et à la responsabilité sociale, dont « Les 100 premiers jours d’un(e) dircom », le « Communicator » (avec Thierry Libaert, Céline Mas et Marie-Hélène Westphalen), « Toute la fonction communication » (avec Thierry Libaert) ou encore « Evaluez vos actions de communication ».

(3) « Big ou bug data ? Manuel à l’usage des datadéontologues » par Assaël Adary – Editions du Palio, février 2017.

* « Données clients : concevoir un système transparent et de confiance », par Timothy Morey, Theodore Forbath et Allison Schoop – Harvard Business Review France, juin-juillet 2016. (NB : Article complet payant sur le site de la Harvard Business Review France)

 

Crédits photos et illustrations : Thomas Gogny pour Stratégies, Assaël Adary, Occurrence, X, DR

Médias : si tu ne viens pas à Lagardère, c’est Bolloré, Drahi ou Niel qui ira à toi…

lm1C’est par un titre en forme de boutade que je commence mon article du jour… Pourtant, tout bien considéré, la situation de la presse et des médias français, dont je vais vous parler aujourd’hui, ne prête pas franchement à sourire. Loin s’en faut…

Dans la foulée de l’élection présidentielle américaine, j’avais commencé à effleurer le sujet dans mon billet de blog de la semaine passée. Je me permettais alors de déplorer le manque de recul d’une partie des journalistes, par rapport aux sondages notamment, et la « consanguinité » des rédactions et des experts invités par les médias français, reflet d’un conformisme de plus en plus prégnant et de leur déconnexion croissante avec les évolutions de notre société.

De fait, entre le déclin accéléré de la presse traditionnelle, la concurrence de plus en plus forte du web et de l’information gratuite et les contraintes économiques pressantes qui les assaillent, les représentants du « quatrième pouvoir » ne sont pas vraiment à la fête en ce moment…

Les conflits de plus en plus fréquents et intenses entre journalistes et représentants de leur direction ou des actionnaires, dont la grêve qui vient de s’achever à iTélé est l’exemple le plus récent, éclairent par ailleurs de manière évidente une autre problématique fondamentale : celle de la dépendance de plus en plus accrue des médias aux pouvoirs économiques de quelques « magnats », désormais propriétaires de la majeure partie de nos journaux, radios et chaînes TV.

C’est dans ce contexte et sur ce thème de l’asservissement croissant des médias à des intérêts financiers de plus en plus concentrés d’une part, et aux intérêts gouvernementaux d’autre part, que Laurent Mauduit, ancien journaliste d’investigation au Monde et cofondateur de Mediapart a lancé récemment un véritable pavé dans mare. « Main basse sur l’information¹ » est en effet une grande enquête sur ces actionnaires fortunés et ce « capitalisme de connivence » qui gouvernent désormais la plupart de nos médias nationaux et locaux.

Si je ne partage pas toujours les idées ni les indignations des journalistes de Mediapart, il est bien un sujet sur lequel il ne me viendrait pas l’idée de contester leur expertise ni leur probité : c’est celui des médias et de la déontologie journalistique. Aussi, quand un journaliste de la trempe de Laurent Mauduit lance un cri d’alarme et un appel à une grande mobilisation citoyenne pour sauver l’indépendance de la presse, il faut l’écouter et l’entendre : c’est vraiment que l’heure est grave.

Bien conscient des enjeux d’une presse indépendante pour notre démocratie, j’avoue être toujours étonné du peu d’écho que rencontre ce type d’alerte dans l’opinion, alors que nos concitoyens sur disent pourtant si attachés à la liberté des médias… En exclusivité pour le BrandNewsBlog, Laurent Mauduit a bien voulu nous parler de son ouvrage, dont la sortie a été tenue sous silence par la plupart des grands médias nationaux, cela va sans dire ;-)

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Le BrandNewsBlog : Tout d’abord Laurent, merci à vous d’avoir accepté le principe de cette interview exclusive et de bien vouloir éclairer pour les lecteurs du BrandNewsBlog le propos de votre dernier ouvrage « Main basse sur l’information ». Ainsi que vous l’indiquez en guise d’avertissement, il n’a pas été facile de mener cette enquête sur les nouveaux propriétaires des médias et l’état de la presse en France. Vous indiquez que la plupart des grands patrons mentionnés ont refusé de vous recevoir et que vous avez dû garantir un strict anonymat à vos sources et aux journalistes qui ont bien voulu vous répondre… Vous attendiez-vous pour autant à une couverture médiatique aussi faible de ce livre, notamment de la part des organes de presse dont vous parlez ?

Laurent Mauduit : La sortie de mon livre s’est déroulée de manière inhabituelle mais sans doute tristement prévisible. La plupart des grands médias qui ont été croqués par les milliardaires que je mets en scène ont presque tous choisi de ne pas s’en faire l’écho. Pas une ligne dans Libération, ni dans L’Express, ni dans Le Parisien, ni dans Les Echos… Pas d’invitation sur les plateaux de BFM-Business, de BFM-TV, de RMC… Même au Monde, j’ai trouvé porte close : le directeur du journal, Jérôme Fénoglio, que j’ai tenté de joindre à deux reprises, n’a pas donné suite. Vous observerez d’ailleurs que Le Monde a tardé aussi à rendre compte du livre « Le monde libre » écrit par Aude Lancelin, qui a fait l’objet d’un licenciement pour motif politique à L’Obs, hebdomadaire qui est désormais contrôlé par les mêmes actionnaires : Le Monde ne s’y est résolu, par un article fielleux, que lorsque ma consoeur a obtenu le prix Renaudot Essai. En somme, l’accueil qui a été réservé à mon livre est une confirmation de ce que je décris : le rachat de tous les grands médias français par ces puissances d’argent fait peser un danger grave sur le droit de savoir des citoyens, qui est l’un des droits de l’homme parmi les plus importants, sans lequel il n’y a pas de véritable démocratie.

Mais ce qu’il y a de très chaleureux, c’est que les citoyens le savent et le manifestent. De ma vie de journaliste, je n’ai jamais été aussi souvent sollicité par des citoyens, par des associations démocratiques, par des syndicalistes, pour venir débattre. Et c’est évidemment pour moi le plus important, car l’ambition de ce livre était de pousser à l’agenda du débat public cette question décisive du droit à l’information, gravement menacée par la main mise de ces puissances d’argent.

Le BrandNewsBlog : L’évolution que vous décrivez dans votre ouvrage, à savoir l’appropriation progressive de la plupart des grands médias nationaux, de presse écrite et audiovisuels par une douzaine de magnats richissimes (et les dérives qui en découlent) semble plutôt inquiétante… Au point que vous appelez, dès l’introduction, à une prise de conscience et une véritable « révolte citoyenne ». Pensez-vous avoir une chance d’être entendu, notamment en cette période pré-électorale, et si oui par qui ? Dans la conjoncture économique que nous connaissons, au vu de l’essor d’Internet et de la santé plus que fragile de la presse, l’asservissement des médias à des intérêts économiques tels que ceux que vous décrivez n’était-il pas inévitable ?

Laurent Mauduit : Oui, vous avez évidemment raison. Il y a de nombreuses raisons qui expliquent que la presse soit en France plus fragile qu’ailleurs. Et dans le lot, il y a le déclin économique de la vieille presse, sa fragilité financière, qui en fait une proie fragile. Mais cette fragilité a des causes qui ne sont pas qu’économiques. Si des journaux ont vu leurs ventes progressivement s’effondrer, c’est parfois aussi parce que leurs lecteurs les ont fui, parce qu’ils ont cessé d’y trouver les informations qu’ils espéraient. C’est, pour faire bref, parce que beaucoup de citoyens sont entrés en défiance vis-à-vis des journaux qu’ils lisaient auparavant ; c’est parce qu’ils ont bien compris que la presse française connaissait une crise économique, mais aussi une crise de… dépendance. Disons-les choses sans détour ! Dans l’opinion, il pèse souvent sur la presse et sur le journalisme un discrédit qui est malheureusement mérité.

C’est en ce sens que je plaide pour une révolte citoyenne, pour un sursaut.

Il faut d’abord un sursaut des journalistes eux-mêmes. Et on sent bien que ce besoin parcourt toute la profession ; que beaucoup de journalistes rêvent de plus en plus de secouer la tutelle insupportable que les puissances d’argent font peser sur eux. Regardez la révolte digne des journalistes d’iTélé, qui ont fait grève contre les instructions de Vincent Bolloré, visant à assujettir la rédaction à ses impératifs publicitaires : elle montre la voie.

Mais c’est d’une révolte citoyenne beaucoup plus importante dont nous avons besoin. Car en France, la presse est victime de deux mots principaux. Il y a d’abord l’affairisme, qui pousse certains milliardaires dont la presse n’est pas le métier à acquérir des médias, dans des logiques d’influence. Mais il y a aussi le présidentialisme, car dans notre insupportable système de monarchie républicaine qui ignore ou malmène les contre-pouvoirs, la presse n’a pas de légitimité. Dans ce système, la bonne presse, c’est la presse qui est à la botte !

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C’est donc pour cela aussi que je parle de révolte citoyenne. J’ai la conviction qu’il n’y aura pas de refondation de la presse en France, s’il n’y a pas dans le même temps une refondation – ou une révolution- démocratique. En clair, la France baigne depuis plus de deux siècles dans une culture politique très faiblement démocratique. C’est cela qui est en jeu. Et c’est en cela que la refondation de la presse ne verra le jour que si les citoyens eux-mêmes s’en saisissent.

Le BrandNewsBlog : Un des points les plus troublants dans votre ouvrage, au-delà des récits que vous faites de la prise de contrôle de nos grands médias par chacun de ces magnats (dont vous soulignez que le point commun majeur est de ne pas être des spécialistes de la presse) est assurément la passivité, voire la complaisance de l’Etat et des instances de régulation. L’Autorité des marchés financiers (AMF) et celle chargée plus particulièrement de veiller à l’indépendance des médias (CSA) n’ont-elles donc aucune voix au chapitre et aucune influence en la matière ?

Laurent Mauduit : Dans une démocratie véritable, qui contrebalance le pouvoir central par de nombreux contre-pouvoirs, certaines autorités de régulation peuvent avoir un rôle fort. Mais en France, ces autorités sont souvent pitoyables, car leur rôle est dérisoire et leur indépendance nulle ou quasi-nulle.

Et à cela, il y a une raison majeure : comment voulez-vous qu’une autorité soit indépendante dès lors que celui qui la préside est nommé par le chef de l’Etat ? Cela conduit à des pantalonnades. Le dernier président de la Commission des opérations de Bourse (COB), Michel Prada, l’a établi de manière risible : nommé par Jacques Chirac à ce poste, il était dans le même temps le président de l’association des petites pièces jaunes de Bernadette Chirac. En somme, nous étions toujours dans les mœurs du Second empire : le patron de la COB était un obligé du Palais, et en rien celui d’une autorité indépendante. Et ce qui était vrai de la COB l’est tout autant de la structure qui lui a succédé, l’AMF. Allez vous étonnez ensuite que l’AMF n’ait strictement rien à voir avec son homologue américaine, la Securites and Exchange Commission (SEC). Aux Etats-Unis, la SEC régule les marchés et sanctionne ceux qui contreviennent à ses règlements ; l’AMF, elle, régule les marchés, mais ne sanctionne jamais personne. Ou alors, elle sanctionne les petits, jamais les puissants.

Et ce qui est vrai de l’AMF l’est plus encore du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Comment en effet qualifier d’autorité indépendante cette autorité, dont le président, Olivier Schrameck, a été le directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon, et a été choisi par François Hollande ?

Le résultat est donc celui que j’ai établi de manière méticuleuse dans mon livre : au terme d’intrigues pitoyables, l’autorité soi-disant indépendante qu’est le CSA a par exemple choisi comme présidente de France Télévisions Delphine Ernotte, qui avait secrètement été… choisie par l’Elysée.

Et dans le cas d’iTélé, l’incurie du CSA a été encore plus patente. Tout au long du conflit d’iTélé, il n’a en effet strictement rien fait. Comme le gouvernement, il a abandonné les journalistes et laissé Vincent Bolloré faire ce qu’il voulait. Et c’est évidemment révoltant. Je vous rappelle en effet que Canal+ et iTélé – comme toutes les autres chaînes -bénéficient de fréquences qui sont octroyées à titre gracieux par la puissance publique. Ces fréquences sont des ressources rares, des biens publics, octroyés en contrepartie d’engagements de la part de l’opérateur. Il devrait donc y avoir des sanctions en cas de manquements à ces obligations – dont le respect des principes éthiques ou déontologiques. Des sanctions pouvant aller, pour les faits graves, jusqu’au retrait de la fréquence…

Or, le conflit iTélé vient confirmer que le régulateur ne… régule en vérité rien du tout ! Vincent Bolloré a censuré des documentaires sur Canal+ voici un an ; et le CSA n’a rien dit ni rien fait ! Le même Vincent Bolloré a voulu forcer la rédaction d’iTélé à recourir à des pratiques que toutes les chartes des journalistes prohibent ; et le même CSA est resté quasi-silencieux. Comme la ministre de la communication et de la culture, Audrey Azoulay. Et tout cela, pour une raison qui est maintenant bien établie : François Hollande soutient Vincent Bolloré depuis 2012.

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Vieille histoire ! TF1 a été privatisée en d’autres temps au profit du groupe Bouygues, qui a pris en contrepartie des engagements au profit du « mieux-disant culturel ». Trente ans plus tard, faut-il en rire ou en pleurer ?

Le BrandNewsBlog : De fait, on comprend en vous lisant que la relation des politiques aux médias a toujours été ambigüe… et plutôt mortifère. Entre la fascination que les journalistes et les médias exercent sur nos édiles, toujours heureux de pouvoir compter sur des soutiens et amis fidèles parmi les patrons de presse… et la volonté des gouvernements successifs de contrôler l’information, le 4ème pouvoir paraît plutôt affaibli et démuni dans notre pays ces temps-ci. Est-il condamné à faiblir encore, « contaminé par les ravages tout à la fois du présidentialisme et de l’affairisme », ainsi que vous venez de le dire et que vous l’écrivez dans votre ouvrage ?

Laurent Mauduit : Oui, nous venons à l’instant de l’évoquer : il n’y a pas que l’affairisme ; il y a aussi le présidentialisme. Et des ravages que cela fait peser sur la presse, il y a mille exemples. Avez-vous observé une conférence de presse du chef de l’Etat : en France, c’est un cérémonial monarchique, qui n’a guère d’équivalent dans les grandes démocraties. Un cérémonial qui jette le discrédit sur la presse, qui se prête à pareille mise en scène…

Le BrandNewsBlog : De Vincent Bolloré à Patrick Drahi, en passant le trio Niel-Pigasse-Bergé, mais aussi Arnaud Largardère, Bernard Arnaud et Bernard Tapie, ou bien encore Serge Dassault… on ne peut vous soupçonner de parti pris car vous n’épargnez personne et « tapez » aussi bien sur des millionnaires réputés de droite que des soutiens du gouvernement… Vous n’oubliez pas non plus de rhabiller pour l’hiver certains conseillers de l’ombre et « faiseurs de rois », en particulier Alain Minc, mais également des journalistes « connivents » comme Laurent Joffrin, Jean-Marie Colombani ou Jean-Pierre Elkabach… Ne craignez-vous pas, par là même, de tomber dans l’excès du « tous pourris » ? Et qu’est-ce exactement pour vous que ce « journalisme de connivence » et ce « capitalisme de connivence » dont vous ne cessez de dénoncer le pouvoir de nuisance et les liens ?

Laurent Mauduit : Non ! La France dispose indiscutablement d’un capitalisme de connivence – un capitalisme dans lequel les puissances industrielles et financières vivent en consanguinité avec le pouvoir politique. Lesquelles puissances financières sont aussi les propriétaires des grands médias. La caricature de ce système, c’est la soirée du Fouquet’s, au soir de la victoire de Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, qui l’a établi : tous les patrons de presse étaient de la fête et ont applaudi l’élection de leur champion. Comment voulez-vous que ce système de « capitalisme de la barbichette » (Je te tiens, tu me tiens, on se rend des services mutuels…) ne conduise pas à des pressions éditoriales ? C’est un écosystème qui pousse forcément à des censures, ou à des autocensures massives mais très difficiles à établir.

Le BrandNewsBlog : Vincent Bolloré, en premier lieu, et Patrick Drahi ensuite, sont en quelque sorte les deux principales « têtes de gondole » (et de turc ?) de votre ouvrage… En quoi leur entrée dans le monde des médias et leur prise de pouvoir fracassante sur de véritables empires (de Canal + ) sont-elles  symptomatiques des maux de l’époque et de cette nouvelle étape dans l’évolution médiatique de notre pays ?

Laurent Mauduit : Dans mon livre, j’insiste beaucoup sur le fait qu’il y a eu un âge d’or pour la presse, celui de la Libération. Car juste avant la fin de la guerre, le Conseil national de la résistance (CNR) affiche une formidable ambition : « rétablir la liberté de la presse, son honneur, et son indépendance vis-à-vis des puissances financières ». Et à l’époque, beaucoup de journaux appliquent ce principe sous des modalités juridiques différentes, soit celle du Monde (un journal propriété de ses journalistes), soit celle du Parisien, du Courrier picard ou encore du Dauphine libéré (une coopérative ouvrière).

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Or, au fil des décennies qui ont suivi, de nombreux journaux ont perdu leur indépendance. Et c’est la fin de ce séisme que l’on vit depuis 2010, avec une brutale accélération des opérations de concentration, avec le rachat du Monde et de l’Obs par Xavier Niel est ses alliés ; de Libération, de BFM-TV ou RMC par Patrick Drahi ; avec la prise de contrôle par Vincent Bolloré de Vivendi et donc de ses deux filiales Canal+ et iTélé.

En somme, la page ouverte par le CNR vient de se refermer presque totalement. Et du même coup, cela a conduit à des comportements beaucoup plus désinhibés que par le passé. Alors qu’autrefois les censures ou mises à l’écart étaient feutrées, presque cachés, la violence éditoriale devient la règle : à iTélé aussi bien qu’à L’Obs. Voilà la triste nouveauté : puisqu’ils peuvent tout acheter, ces milliardaires croient qu’ils peuvent tout se permettre.

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Le BrandNewsBlog : Vous évoquez la reprise du monde par le trio d’actionnaires Xavier Niel-Matthieu Pigasse-Pierre Bergé, en détaillant notamment quelles étaient selon vous, pour chacun, les motivations profondes de l’opération (quête de respectabilité pour Niel, volonté de consolider son business et de pousser la candidature Strauss-Kahn pour Pigasse, désir d’influence et de « rester dans le jeu » pour Bergé…). On se souvient pourtant que ces trois millionnaires disaient surtout vouloir sauver un titre phare de la presse ainsi que des emplois. Et les acquéreurs fortunés des médias (comme Draghi ou Bolloré) se présentent souvent eux-mêmes en sauveurs ou en chevaliers blancs de la presse. Ne peut-on leur faire crédit de leurs bonnes intentions ?

Laurent Mauduit : Alors là, non ! On n’est pas obligé d’être naïf et de prendre pour argent comptant les prétextes avancés par nos milliardaires.

Dans le cas du Monde, pour ne prendre que cet exemple, l’histoire s’est, au début, bel et bien déroulée comme je le raconte. Le banquier de Lazard Matthieu Pigasse, qui était un ancien collaborateur de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, rêvait d’acheter Le Monde pour entraîner le quotidien dans un soutien à la candidature du même Strauss-Kahn pour la présidentielle de 2012. Mais il n’avait pas assez d’argent pour se lancer dans l’aventure.

De son côté, Xavier Niel, qui voulait faire oublier son passé judiciaire et était en quête de respectabilité, était richissime et a compris l’intérêt qu’il y aurait pour lui de mettre la main sur le quotidien. Mais il n’avait sans doute pas toutes les clefs pour y parvenir. D’où le curieux attelage qui s’est formé entre eux deux.

Observez au passage que les belles promesses de l’époque (investir et garantir l’indépendance des titres) se sont vite envolées. La triste situation de L’Obs en atteste : les actionnaires n’investissent pas, ils licencient ; ils ne respectent pas l’indépendance du titre mais procèdent à un licenciement politique, ce qui est sans précédent.

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Le BrandNewsBlog : « Normalisation économique », licenciements ou mises au placard, « normalisation éditoriale » et reprise en main des rédactions, quand il n’y a pas censure pure et simple de sujets compromettant les intérêts des actionnaires ou de leurs partenaires et obligés… Les conséquences de ces prises de participations ou de ces rachats, parfois menés à la hussarde, sont d’après vous nombreuses et souvent graves. Pouvez-vous en donner quelques exemples récents et nous dire quels sont les objectifs de ces normalisations ?

Laurent Mauduit : En évoquant la situation d’iTélé ou de l’Obs, je viens de vous donner déjà de nombreux exemples. On pourrait encore citer les censures que Le Parisien pratique pour ne pas offenser son nouvel actionnaire, le milliardaire Bernard Arnault. Ou les censures que pratique le Crédit mutuel dans les journaux régionaux qu’il contrôle.

Mais il faut encore ajouter à tout cela les autocensures que j’évoquais tout à l’heure. Comment voulez-vous par exemple que les journalistes des Echos travaillent sereinement, ayant pour actionnaire le PDG français le plus influent ? Il y a là un conflit d’intérêt majeur : le premier PDG français ne devrait pas être le propriétaire du premier quotidien économique français. Allez vous étonner ensuite qu’il y ait une culture d’investigation dans la presse économique et financière anglo-saxonne, mais quasiment pas dans la presse française.

Le BrandNewsBlog : Evidemment, on ne peut s’empêcher de lire votre ouvrage à la lueur de la crise que vient de traverser i-Télé, marquée par une grêve d’une durée sans précédent, une opposition frontale de la rédaction avec sa direction et les actionnaires de la chaîne et le départ au final de dizaines de journalistes, manifestement marqués et écœurés par la dureté du conflit. Vous n’aviez évidemment pas prévu ni pensé à ces évènements en rédigeant votre ouvrage, mais que vous inspirent-ils aujourd’hui, dans la droite ligne de votre enquête ?

Laurent Mauduit : Si, dans mon livre, je raconte le début de l’histoire : les manipulations de Direct-Matin ; les censures sur Canal+ ; les promotions sur critère d’allégeance…

Mais c’est vrai que cela a été encore plus grave qu’on ne pouvait le supposer. Avec iTélé, on a touché le fond. Comme je l’ai écrit, par la suite sur Mediapart : jusqu’à l’abjection !

La morale de l’histoire coule de source : il faudrait une profonde réforme pour interdire à tout jamais ce genre d’abus insupportable. Et une réforme dont il n’est pas difficile de tracer les contours. Dans le cas d’i-Télé, une seule mesure aurait suffi : si la rédaction avait disposé de droits moraux, lui permettant d’adouber le directeur de la rédaction ou de le révoquer en cas de manquement, on n’en serait pas arrivé à ce naufrage. Des droits moraux : toutes les rédactions devraient être protégées par un tel dispositif. Et du même coup, toutes les rédactions n’auraient à rendre des comptes qu’à leurs lecteurs ou téléspectateurs. L’obligation serait non pas de complaire aux actionnaires mais de délivrer aux citoyens une informations libre et honnête. Pourraient être sanctionnés par les rédactions ceux qui contreviennent à ces obligations…

Le BrandNewsBlog : Vous évoquez, et c’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage, une véritable main basse sur l’information effectuée au profit de leurs intérêts privés par les milliardaires que vous citez tout au long de l’ouvrage. Pourtant, au-delà de leurs désirs d’influence et de reconnaissance, il semble que la plupart de ces nouveaux patrons de presse aient aussi en tête la concrétisation, au profit de leurs autres affaires (téléphonie, entertainment…) d’un grand objectif qui était déjà celui de Jean-Marie Messier, du temps où il dirigeait Vivendi : le grand soir de la « convergence des contenants et des contenus »… Que penser de cette Arlésienne ? Cet objectif ultime est-il réellement incompatible avec l’idéal d’une information objective et indépendante ?

Laurent Mauduit : Cette « convergence » est un leurre. Le seul à la revendiquer et la mettre en oeuvre est Patrick Drahi. Mais regardez ce qu’il fait, vous comprendrez en quoi l’homme d’affaires fait peser un nouveau et gravissime danger sur le pluralisme de la presse. Patrick Drahi a en effet installé ses propres journaux (Libé, L’Express…) sur son portail dénommé « SFR Presse ».

Mais c’est quoi ce portail ? Les fournisseurs d’accès à Internet et détenteurs de licence de téléphonie mobile détiennent des licences publiques. Et les portails qu’ils peuvent installer grâce à cela sont les kiosques de l’avenir : des kiosques numériques.

Mais, pour la vieille presse, la presse papier, les kiosques sont soumis à des obligations de service public : ils ne peuvent distribuer les journaux qui leur plaisent, et rejeter les autres. Or, avec les kiosques numériques qui apparaissent, la puissance publique n’a assorti l’octroi des licences publiques d’aucune obligation de service public. Du même coup, sur « SFR Presse », Patrick Drahi peut distribuer ses propres journaux, mais pas les autres. Ce n’est donc pas un progrès ; c’est une très grave régression démocratique. C’est une atteinte gravissime à ce qui devrait être un principe démocratique fondamental : la neutralité du Net ! En bref, pour l’avenir, c’est une menace gravissime sur le pluralisme de la presse.

Je pose donc une question qui me semble importante. Autrefois, on a longtemps dit que les groupes dépendant des commandes publiques ne devraient pas détenir des médias. Ne faudrait-il pas soulever la même interrogation pour les fournisseurs d’accès à Internet ou groupe de téléphonie ?

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Le BrandNewsBlog : Au-delà de la presse et des médias nationaux dont on vient de parler, vous soulignez que la presse régionale est aussi affectée par ces mêmes évolutions capitalistiques et éditoriales, de même que certains sites d’information récents comme Slate.fr ? Qui en sont les acquéreurs et leurs objectifs sont-ils vraiment les mêmes que ceux des nouveaux actionnaires de la presse nationale ?

Laurent Mauduit : Oui, presque partout les mêmes. Dans le cas de Slate.fr ou de L’Opinion, les actionnaires viennent directement du CAC 40. Beaucoup de grands journaux régionaux, je l’ai pointé, sont la propriété du Crédit mutuel. Heureusement, quelques titres échappent encore – mais pour combien de temps ?- à cette boulimie…

Le BrandNewsBlog : Fort à propos, vous rappelez que la presse a hélas connu par le passé des périodes aussi sombres, voire davantage, notamment avant la première guerre mondiale ou dans les années 30, dans le contexte de l’entre-deux guerres. De nombreux titres pourtant prestigieux (pour ne pas dire tous) étaient alors corrompus et à la solde de quelques grands capitaines d’industrie. Puis vint la Libération et l’appel du Conseil national de la Résistance, repris par ces grandes figures que furent Albert Camus et Hubert-Beuve Méry, pour doter à nouveau notre pays d’une presse forte et indépendante. Un tel sursaut est-il encore envisageable aujourd’hui selon vous ? Quelles en seraient les conditions et quels sont les scenarii les plus probables de l’évolution de la presse dans les prochaines années ?

Laurent Mauduit : Oui ! Ce sursaut, je l’appelle de mes vœux. Et plusieurs facteurs peuvent y contribuer. D’abord, nous vivons une révolution technologique majeure ; et Internet est un espace de liberté formidable, pour peu que l’on sache y transférer les règles et les procédures de la presse de qualité. Un espace de liberté d’autant plus important que les citoyens y conquièrent une nouvelle place, grâce au participatif.

Et puis, précisément, les citoyens se défient de plus en plus de certains médias, quand ils les jugent inféodés, et cherchent une presse libre et indépendante. C’est le fond de ma conviction, et celle des journalistes de Mediapart : il y a parmi les citoyens une très grande attente en faveur d’une information honnête et libre.

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Malgré les temps sombres que nous vivons, c’est ce qui fonde mon optimisme : il existe dans le pays une profonde aspiration pour une refondation de notre démocratie. Et la refondation de la presse en sera nécessairement l’un des ressorts…

 

Notes et légendes :

(1) « Main basse sur l’information », par Laurent Mauduit – Editions Don Quichotte, septembre 2016.

 

Crédits photos : Laurent Mauduit, Mediapart, Editions Don Quichotte, TheBrandNewsBlog

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