Marketeurs et brand content : et si la lune de miel touchait bientôt à sa fin ?

Idea Commercial Planning Marketing Brand Concept

Vous l’avez sans doute remarqué : sur le BrandNewsBlog, je n’ai jamais hésité à relayer les pensées et théories un brin « iconoclastes ». Comme le faisait d’ailleurs observer Jean-Luc Godart, à qui l’on reprochait de faire partie de ces « déboulonneurs de statues » qui restent volontiers en marge, « la marge est aussi ce qui fait tenir les pages du cahier ensemble ». Et il arrive souvent que les penseurs et artistes les plus iconoclastes s’avèrent aussi être de grands visionnaires…

Douglas Holt, fondateur et président du Cultural Strategy Group, fait incontestablement partie de ces marketeurs à la fois iconoclastes et visionnaires, qui ne cultivent ni la langue de bois ni le prêt-à-penser.

Dans un article passionnant, paru cet été dans la Harvard Business Review¹, l’ancien professeur à la Harvard Business School et à l’université d’Oxford pose les bases d’une discipline encore toute jeune, le branding culturel. Et il en associe le développement à l’essor sans précédent, sur les réseaux et médias sociaux, de sous-cultures très organisées : les crowdcultures.

Ce faisant, l’auteur du best-seller « How Brands Become Icons »² ne manque pas d’épingler les colossaux mais vains efforts des marques pour s’introduire de force au sein de l’univers numérique et s’attirer les bonnes grâces des socionautes. Et il égratigne au passage leurs agences, qui n’ont eu de cesse de chanter les louanges du brand content et de concevoir des contenus de plus en plus sophistiqués, mais au demeurant peu efficaces.

Pour passer du culte du brand content à un marketing plus en phase avec les nouveaux mécanismes de l’innovation culturelle, suivez-donc le guide : je vous emmène sur les pas de Douglas Holt, apôtre de la brand culture

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Le brand content : vestige des méthodes et de l’ère des médias de masse…

Ainsi que le rappelle tout d’abord Douglas Holt, avec l’apparition d’Internet puis surtout l’émergence du web 2.0, de nombreuses entreprises se sont mises à investir massivement dans leurs contenus de marque.

L’idée était simple : « les réseaux sociaux devaient permettre aux entreprises de contourner les médias traditionnels pour nouer des liens directement avec les clients. Leur raconter des histoires passionnantes et établir une connexion avec eux en temps réel devaient permettre aux marques de se transformer en plateformes pour une communauté de consommateurs ».

Mais ce que les promoteurs du brand content ont alors présenté comme une méthode marketing révolutionnaire n’était en réalité « qu’un des vestiges de l’ère des médias de masse, dont on a redoré l’image pour en faire un concept numérique ». Et Douglas Holt de rappeler, notamment, l’âge d’or des soap opera américains dans les années soixante, ou la réussite de ces nombreux formats narratifs courts, empruntant au codes cinématographiques et à la chanson, que des marques comme Alka-Seltzer, Frito-Lay ou Noxema utilisèrent pour séduire des générations de consommateurs. Car de fait, les spectateurs et téléspectateurs étaient encore captifs des grands médias du divertissement constitués en oligopole, et la concurrence culturelle était plus que limitée. Ainsi, « les entreprises de biens de consommation pouvaient s’offrir un chemin vers la gloire  en plaçant leurs marques dans cette arène culturelle strictement contrôlée. »

Avec l’irruption et l’adoption par le grand public des nouvelles technologies numériques, d’Internet et des médias sociaux, les opportunités de se soustraire à l’influence des marques sont devenues légion et il leur a été de plus en plus difficile « d’acheter leur renommée ». Les départements marketing ont alors augmenté leur mise de manière spectaculaire sur toutes ces nouvelles formes de brand content destinées à séduire directement les consommateurs, via le web 2.0, au détriment de la publicité et des contenus de marque « 1ère génération ».

Création de courts métrages pour Internet, réalisés par les plus grands réalisateurs, multiplication exponentielle des contenus ludiques, informatifs ou promotionnels pour alimenter les plateformes owned media, comptes sociaux et autres chaînes YouTube des marques… Et les plus grands groupes n’ont pas hésité à investir des milliards, et à embaucher des bataillons de community managers pour engager les socionautes dans une « conversation passionnante et privilégiée avec leur marque » sur la base d’opérations millimétrées et de contenus toujours plus coûteux. Au point que, selon Express writers, 25% du budget marketing global des entreprises seraient aujourd’hui alloués à la création de contenus et pas moins de 118,4 milliards de dollars auraient été dépensés dans le brand content et le content marketing à l’échelle mondiale en 2015 !

Quand la grande ruée vers les contenus de marque se heurte à la réalité des statistiques…

Las, les résultats de tous ces programmes et investissements faramineux ne furent pas (et ne sont toujours pas) au rendez-vous… Car non seulement les performances de la plupart des grandes marques en matière d’engagement demeurent indigentes, mais sur la base de KPI aussi primaires que le nombre de vues, de visites ou d’abonnements, les résultats demeurent plus que médiocres. Encore davantage quand on les compare, comme ne manque pas de le faire Douglas Holt, au succès insolent des stars du sport et de la chanson sur les réseaux sociaux, mais aussi et surtout à la réussite insolente de toutes ces nouvelles figures du web 2.0 que sont devenus les blogueurs, YouTubers et autres Instagramers stars, qui accumulent les vues, abonnements et autres interactions par millions sur les réseaux sociaux, quand la plupart des marques n’en ont en général que quelques milliers… acquis à coups de millions d’euros ou de dollars.

Et l’auteur de « How Brands Become Icons » de comparer les performances des uns et des autres sur les plus grandes plateformes sociales, à commencer par YouTube et Instagram justement. Sur ces réseaux, le haut du pavé est tenu par des artistes littéralement sortis de nulle part. Ou plus exactement : des artistes propulsés par de gigantesques communautés de socionautes, rassemblés autour de thématiques générant un engagement spectaculaire, comme la sous-culture des jeux vidéos. Sur ce segment et dans des genres totalement nouveaux plébiscités par les jeunes, comme le « gaming comedy », qui consiste à commenter de manière humoristique des parties ou des jeux (avec des moyens techniques dérisoires), règne en star Felix Arvid Ulf Kjellberg, alias PewDiePie (1ère chaîne YouTube mondiale avec près de 48 millions d’abonnés et plus de 13 milliards de vues début septembre 2016 !), mais également elrebiusOMG (20 millions d’abonnés), VanossGaming (18 millions d’abonnés) ou encore CaptainSparklez (9 millions).

En comparaison, la première chaîne YouTube d’entreprise (et de très loin) est celle de Red Bull, dont le budget marketing annuel de 2 milliards d’euros, en grande partie consacrée au brand content justement, lui permet d’arriver royalement en 184ème position dans le classement des chaîne YouTube, 2 autres marques seulement étant présentes dans le top 500 ! Quant à McDonald’s, pour ne prendre que cet autre exemple et malgré les montants investis, sa chaîne YouTube pointe quant à elle en 9 414ème position (275 000 abonnés), soit une performance 200 fois moindre que celle de PewDiePie, tandis que les coûts de production de ses vidéos demeurent 100 à 1 000 fois supérieurs !

On pourrait ainsi multiplier les exemples (ou plutôt) contre-exemples de la performance des contenus de marques sur les réseaux sociaux. Il en existe hélas une foule de preuves plus que tangibles, tant sur les plans qualitatif que quantitatif. Mais Douglas Holt enfonce tout de même le clou en mentionnant la déroute, ô combien symptomatique, de la stratégie marketing de Coca Cola, dont le brand content est devenu le principal cheval de bataille ces dernières années…

C’est en effet en 2011, pour ceux qui s’en souviennent, que l’entreprise de soda la plus connue du monde dévoila en fanfare une nouvelle stratégie marketing plus qu’ambitieuse. Très officiellement baptisée « Liquid & Linked », celle-ci visait à remiser au placard l’excellence créative qui avait fait son succès dans son approche des médias de masse… et à la remplacer par l’excellence des contenus (ses contenus de marque sur les réseaux sociaux en l’occurrence).

Jonathan Mildenhall, à l’époque directeur du marketing de Coca-Cola avait alors bien présomptueusement déclaré que l’entreprise produirait désormais en continu « le contenu le plus convaincant du monde« , destiné à capter « une part démesurée de la culture populaire », contribuant par la même occasion à doubler les ventes de la marque d’ici 2020 !

Navire amiral de cette nouvelle politique, le site web statique de la marque fut transformé dès 2012 en véritable magazine numérique : Coca-Cola Journey. Incarnation parfaite d’une stratégie de marque, au lancement sur-médiatisé, celui-ci traite de tous les sujets de la culture pop (sports, gastronomie, développement durable, voyages…). Mais au grand dam de ses concepteurs, qui nourrissaient pour lui l’ambition démesurée de le voir prendre place parmi les premiers médias mondiaux… le site de Coca-Cola n’enregistre hélas presque aucune visite !

Depuis son lancement, ce magazine en ligne ne s’est jamais hissé dans le top 10 000 des sites aux Etats-Unis, ni même dans le top 20 000 à l’échelle mondiale. Et la chaîne YouTube de la marque (n° 2 749 en janvier 2016), ne comptait alors que 676 000 abonnés (1 millions aujourd’hui).

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… Une preuve de plus, s’il en fallait, que les consommateurs-socionautes ne s’intéressent guère aux contenux de marque, contrairement aux affirmations hâtives de nombreuses agences et des apôtres du brand content. La plupart d’entre nous n’en voudrait pour rien au monde dans son fil d’actualité, beaucoup allant jusqu’à considérer qu’il s’agit d’un véritable spamming de la part des marques, malgré tous les efforts mis en œuvre par les différentes plateformes pour les valoriser et les intégrer harmonieusement à leurs flux…

Les crowdcultures, nouveaux vecteurs d’innovation culturelle et de production d’idées…

Ainsi que l’explique très bien Douglas Holt, un des phénomènes les plus importants survenus avec l’émergence puis le développement des médias sociaux est la constitution de gigantesques communautés en ligne, qui se sont rassemblées spontanément en fonction de leurs centres d’intérêt.

Ces communautés, autrefois éparpillées géographiquement et sans moyen de communication ou presque, ont évidemment trouvé avec le web 2.0 un fantastique levier de développement. Et leurs membres, une fois rassemblés et connectés, n’ont cessé d’intensifier leurs échanges, quantitativement et qualitativement, au point d’acquérir une visibilité et une influence culturelle prépondérantes dans leurs domaines respectifs.

Elles ont ainsi donné naissance à de véritables « crowdcultures », vecteurs d’innovation culturelle, de production et de diffusion d’idées et de concepts, à l’instar de cette crowdculture des jeux vidéos dont je viens de parler, qui a inventé en quelques années à peine de nouvelles formes de divertissement et vu émerger des stars aujourd’hui reconnues bien au-delà de leur communauté d’origine.

Et Douglas Holt d’expliquer que ces crowdcultures sont partout désormais et couvrent tous les centres d’intérêt ou presque. Elles se divisent selon lui 2 catégories distinctes : d’une part des sous-cultures très vivaces (aux thématiques innombrables : amateurs de d’expresso, fans de science fiction, runners, défenseurs du roman victorien ou de la chasse à courre…) ; d’autres part, des univers artistiques dont la vocation est essentiellement d’ouvrir de nouveaux horizons dans le domaine de l’art justement et celui du divertissement.

Ainsi, tandis que les sous-cultures des fans de science-fiction, des chasseurs à courre ou des amateurs de mangas et de dessins animés japonais se retrouvent « augmentées » et font éclore de nouvelles pratiques et disciplines, les univers artistiques, rassemblant des artistes et talents de tous horizons, inventent aujourd’hui de nouveaux formats, de nouveaux genres et styles dans une concurrence collaborative et inspirée. Plus besoin, dès lors, de passer par les fourches caudines d’une scène locale difficile d’accès, d’un éditeur installé ou d’une maison de disque trop gourmande : des millions d’entrepreneurs culturels communiquent et intéragissent désormais en temps réel, en ligne, pour produire le prochain best seller ou le tube de demain.

Davantage en phase avec le public et réalisés à moindre coût, ces contenus issus des crowdcultures (en tout cas les meilleurs et les plus innovants d’entre eux) dament le pion aux productions des industries culturelle classiques dites « de masse », de même qu’à tous les contenus conçus et diffusés par les marques. Même quand celles-ci essaient de singer les codes de leurs communautés-cibles ou de copier la recette des YouTubers et Instagramers stars…

Comprendre et intégrer les crowdcultures… pour passer du brand content au branding culturel

Car ainsi que le rappelle Douglas Holt : « sur les réseaux sociaux, la technique qui fonctionne pour Shakira ou PewDiePie s’avère un échec cuisant pour des marques comme Crest et Clorox ».

Plus qu’un problème créatif, le premier souci des marques est d’ailleurs organisationnel, selon Holt. Trop souvent prisonnières d’organisations, de modes de production et de validation excessivement lourds, les agences et leurs clientes, les marques, se retrouvent en effet piégées par leur propre « bureaucratie de marque ». Une bureaucratie certes appropriée pour développer et mettre en oeuvre, sur le terrain et à l’échelle mondiale, des programmes marketing extrêmement complexes, mais aux antipodes de la réactivité et l’agilité créative dont font preuve les univers culturels dont nous venons de parler.

De fait, pour réussir à intégrer véritablement les codes des crowdcultures et se faire de nouveau une place dans le coeur et la tête des consommateurs, les marques doivent développer une approche inédite pour elles : le branding culturel.

Comme le démontre Douglas Holt, passer d’une stratégie de content marketing traditionnel à une stratégie de branding culturel requière pour le marques un changement de perspective complet.

Les marques doivent d’abord abandonner les illusions du marketing « mass-market » et faire le deuil de leur capacité à intéresser les foules comme le font les stars des réseaux sociaux, sur la base d’une conversation ou de contenus de marque simplement divertissants. Car « l’idée même que les consommateurs voudraient discuter de Corona ou de Coors de la même manière qu’il débattent du talent de Ronaldo et Messi est complètement absurde ». Jamais les marques ne susciteront le même intérêt et ce n’est pas non plus en associant les stars du sport ou des réseaux sociaux dans leurs production et leurs contenus qu’elles arriveront à les passionner, car les internautes et socionautes ne sont pas dupes de telles démarches.

Ensuite, pour émerger du discours ambiant et produire un message réellement différenciant, Douglas Holt recommande de travailler en 5 étapes : 1) Schématiser l’orthodoxie ou les orthodoxies culturelles qui sont en vigueur sur son segment ; 2) Repérer l’opportunité culturelle / l’alternative à l’orthodoxie permettant de s’exprimer de manière différenciante sur son marché ; 3) Cibler une / des crowdcultures bien déterminées pour faire passer son message ; 4) Diffuser la nouvelle idéologie que la marque aura produite ; 5) Innover en permanence en s’appuyant sur des tensions culturelles.

Voici, résumées dans le tableau ci-dessous, résumées ces différentes étapes, en prenant l’exemple d’une marque agro-alimentaire qui a parfaitement su les déployer : Chipotle.

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Dove, Axe, Old Spice, Under Armour ou encore Jack Daniel’s sont d’autres marques citées dans son article par Douglas Holt et qui appliquent ou ont appliqué avec succès les recettes du branding culturel.

Pour les 3 premières, elles ont su capter toutes les 3 des tendance culturelles fortes différentes sur leur marché… et rencontrer chacune le succès auprès de la crowdculture correspondante. Axe a ainsi exploité la « lad culture », un phénomène britannique jouant sur les codes de l’hypermasculinité. Dove a capitalisé sur une image positive et originale de la féminité (se démarquant des campagnes agressives d’Axe) et en ciblant une crowdculture féminine émergente. Old Spice s’est appuyée sur l’idéologie et la crowdculture hipster, en l’alimentant largement.

Under Armour s’est rendue célèbre en détournant et s’opposant à la stratégie culturelle de Nike. Quant à Jack Daniel’s, elle s’est positionnée avec succès autour de la crowdculture des hommes de la classe moyenne supérieure urbaine et l’esprit far west de la nouvelle frontière. Un mythe et un univers beaucoup plus masculins que ce que lui recommandaient tous les professionnels du marketing. Mais ce branding culturel a été gagnant et lui a permis de fortement se différencier.

 

 

Notes et légendes :

(1) « Le branding à lire des réseaux sociaux » par Douglas Holt – publié dans l’édition française de la Harvard Business Review (août-septembre 2016) et initialement dans son édition anglaise sous le titre « Marketing in the age of social media » (Mars 2016).

(2) « How Brands Become Icons: The Principles of Cultural Branding » par Douglas Holt – Harvard Business School Press, 2004

 

Crédit photos : 123RF, X, DR

Gestion de la relation client : et si les marques cultivaient leur « intelligence relationnelle » ?

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A l’heure où les services marketing disposent de tous les outils pour personnaliser davantage la relation avec les consommateurs, force est de constater que ces derniers se montrent de plus en plus exigeants. Ils attendent pour commencer que les marques répondent à leurs besoins spécifiques et qu’elles tiennent leurs promesses. Deux aspirations auxquelles les entreprises ne répondent en général que très partiellement…

C’est l’une des conclusions que Jill Avery, Susan Fournier et John Wittenbraker (tous trois experts du branding) ont pu tirer récemment à l’issue d’une grande étude internationale menée auprès des clients de 200 marques, représentant 11 secteurs d’activité¹.

En effet, malgré leurs outils et les efforts incontestables qu’elles déploient en matière de gestion de la relation client, les marques n’investissent que trop rarement le champ de « l’intelligence relationnelle ». Alors qu’elles sont de plus en plus capables de croiser des données démographiques standards avec les informations relatives aux achats de leurs clients (grâce aux big data notamment), une majorité d’entre elles méconnaît la diversité des relations tissées avec les consommateurs. Et se montre en définitive incapable de les renforcer ou d’en changer la nature.

Sur le terrain, cette « myopie » se traduit le plus souvent par des contresens ou des erreurs dans la gestion des relations. Erreurs dont le résultat est d’affaiblir les interactions entre la marque et les consommateurs, au lieu de les consolider. Par manque de temps, d’écoute et d’une réelle formation aux ressorts psychologiques et émotionnels qui conditionnent l’expérience client, les équipes au contact du public et celles en charge de la marque « passent à côté » des leviers qui leur permettraient d’enrichir ces interactions et d’attirer ou de fidéliser plus efficacement.

Quels sont les types de relations qui existent entre ma marque et ses clients ? Comment les identifier ? Et comment jouer sur ces relations pour les renforcer ou les faire évoluer ?

Ce sont les trois questions passionnantes auxquelles répondaient récemment Jill Avery, Susan Fournier et John Wittenbraker, dans le cadre d’un article dont je recommande la lecture², et dont je vous résume en attendant les principaux enseignements ci-dessous…

L’intelligence relationnelle, késako ?

Onze milliards de dollars. C’est la somme que les marques du monde entier investissent chaque année dans leurs logiciels d’analyse de données client. Autant dire que la GRC (gestion de la relation client) est un sujet considéré comme capital par une large majorité d’entreprises. Et celles qui ne sont pas encore outillées en la matière sont de plus en plus rares.

Paradoxalement, de par leurs objectifs et l’utilisation plutôt basique que les marques font le plus souvent de ces outils (en croisant par exemple les données socio-démographiques recueillies avec les informations sur les habitudes d’achat des clients, pour obtenir une segmentation selon leur potentiel commercial et leur niveau de rentabilité), c’est une vision réductrice et très « industrielle » de la relation qui finit par prévaloir, au détriment d’une connaissance fine des consommateurs et de leurs attentes.

Comme si, en définitive, les « grandes oreilles » des entreprises n’étaient réglées que pour percevoir et enregistrer une seule fréquence dans la grande mélodie de la relation client…

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Dans ces pratiques très monolithiques, inutile de dire que les data et autres critères quantitatifs et factuels l’emportent largement sur les insights plus qualitatifs et la compréhension des déterminants émotionnels de l’expérience client.

Résultat : empêtrées dans des relations dont elles ne maîtrisent ni la diversité ni les motivations profondes, de nombreuses marques gèrent les interactions avec les consommateurs « un peu au hasard et de manière peu rentables », comme le soulignent bien Avery, Fournier et Wittenbraker. C’est à dire sans la moindre intelligence relationnelle, au risque de mécontenter voire de perdre leurs clients à terme… Car cette intelligence consiste justement à analyser et comprendre tous les types d’interactions qui unissent la marque et ses publics, pour les optimiser dans un second temps.

Pas moins de 27 types de relations possibles entre une marque et ses clients !

Illustrations des errements et des déperditions que ce déficit d’intelligence relationnelle peut occasionner au quotidien : tout le monde a déjà eu affaire à ce type d’établissement bancaire qui ambitionne d’emblée de faire de vous un « ami », alors que votre première attente est peut-être simplement d’ouvrir un compte en ligne, dont la gestion vous prenne le moins de temps possible… On peut aussi citer le cas de cette enseigne d’e-commerce, dont la seule réponse aux propositions d’amélioration émises par une de ses clientes VIP a consisté à lui renvoyer des mails promotionnels puis un chèque-cadeau, sans tenir aucun compte de ses remarques in fine (la cliente en question, frustrée par ce manque de considération, a depuis « changé de crèmerie »)

Les exemples de telles incompréhensions entre les marques et leurs clients sont hélas légion… Car pour tout dire, les entreprises et leurs équipes marketing ne sont pas forcément conscientes des différentes typologies de relations existant au sein de leur propre portefeuille clients. Le plus souvent, elles en méconnaissent à la fois le nombre et la nature…

Comme le montrent en effet Avery, Fournier et Wittenbraker (et c’est un des enseignements les plus intéressants de leur travaux, tiré de cette étude qu’ils ont menée auprès de milliers de clients dans le monde) : il existe pas moins de 27 grandes typologies de relations différentes qui peuvent s’exprimer vis-à-vis d’une marque. 

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Et pour nommer ces types de relations, les 3 chercheurs n’ont pas hésité à emprunter leur vocabulaire aux sphères personnelles et intimes. Un choix à la fois pertinent et parlant, puisque tout un chacun peut ensuite associer facilement un certain nombre d’images et d’exemples aux catégories très explicites mentionnées ci-dessus.

Ainsi, les relations « aventure d’un soir » ou « liaison secrète » peuvent être perçues comme le pendant des relations « époux » ou « mariage déclinant » par exemple. Et il n’est pas si difficile, pour peu qu’on s’y penche réellement, de distinguer dans le portefeuille client de sa marque les grandes familles de relations qui opèrent le plus souvent, et de les associer aux clients qui les recherchent.

Autre enseignement complémentaire livré par Jill Avery, Susan Fournier et John Wittenbraker : à chacun de ces types de relation correspond en définitive une règle tacite, que la marque devra veiller à ne pas enfreindre si elle veut conserver la confiance de ses clients. Ainsi, engagés dans une relation de type « aventure » avec la marque, les consommateurs concernés seront en attente de fréquentes innovations, de surprises et autres expériences gratifiantes sortant de l’ordinaire, faute de quoi ils sont susceptibles de lui être rapidement infidèles.

Le tableau ci-dessous résume bien les principales caractéristiques et les règles à respecter pour quelques-une de ces typologies de relations identifiées par Avery, Fournier et Wittenbraker :

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Identifier les typologies de relations existantes (ou attendues) par les consommateurs vis-à-vis de la sa marque

Parmi les 27 types de relations possibles évoqués ci-dessus, identifier celles attendues par les consommateurs vis-à-vis de sa marque exige d’abord d’ôter de ses yeux les « œillères » du marketing traditionnel.

Et c’est souvent toute une culture (et des idées reçues bien ancrées) à faire tomber chez les experts du marketing aussi bien que les opérationnels. Car admettre l’existence de telles interactions, en accepter l’influence dans la perception de la marque et les étudier sont souvent des pas difficiles à franchir.

Pourtant, les travaux menés par Avery, Fournier et Wittenbraker montrent combien sont pertinentes et opérantes les métaphores utilisées, aussi nouvelles et originales puissent-elles paraître. Les différents concepts évoqués (« parents proches », « parfaits étrangers », « meilleurs amis », « aventure d’un soir », etc) renvoient non seulement à des comportements de consommateurs observés dans des pays et sur des continents aux cultures très différentes, mais sont structurants dans la compréhension du fonctionnement de nombreux marchés.

Ainsi dans les secteurs de la mode, des nouvelles technologies, des reséaux sociaux ou des jeux en ligne, il apparaît sans surprise que les consommateurs sont davantage en attente de relations passionnées et éphémères, du type « aventure », plutôt que d’une relation routinière « d’époux » ou de « meilleurs amis ». L’innovation et la surprise sont particulièrement valorisées, prioritairement aux autres aspects de la relation.

Pour se familiariser à ces nouvelles approches et à ces concepts, certaines marques comme Frito-Lay (agro-alimentaire) ou Swatch n’ont pas hésité à former leurs équipes à la psychologie des relations humaines, voire à modifier l’organisation de leurs fonctions marketing ou conception produit. Et pour commencer, afin d’identifier les types de relations existantes ou attendues par leurs clients, elles complètent surtout les informations remontant de leurs outils de GRC par des écoutes et études poussées.

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Méthode éprouvée dans ce registre, l’utilisation d’enquêtes qualitatives et de panels de consommateurs peut faire ressortir de premières tendances. Frito-Lay n’a pas hésité à investir dans des études comportementales et ethnographiques approfondies pour mieux connaître la relation entretenue par les consommateurs avec chacune de ses marques. La société agro-alimentaire a ainsi découvert que la plupart des acheteurs de chips Cheetos étaient des adultes à qui la consommation de ce produit procurait secrètement le sentiment de « s’encanailler » (relation de type « liaison secrète »).

Autres méthodes : l’exploration du net et l’analyse des conversations sur les réseaux sociaux sociaux s’avèrent particulièrement riches. GfK et de nombreuses plateformes (telles Oxyme) permettent de décortiquer les flux continus d’échanges sur Twitter, Facebook, les blogs et autres forums… pour décrypter les émotions de leurs utilisateurs vis-à-vis des marques. Même si les twittos et autres adeptes des médias sociaux ne représentent pas forcément les consommateurs-types de certaines marques, l’expression d’émotions intenses (positives ou négatives) au sujet de ces marques et l’analyse du vocabulaire employé, permettent d’identifier des groupes d’individus et des typologies de relations bien déterminées. Par exemple : les internautes qui se disent « accros » et expriment un sentiment de dépendance par rapport à certains produits/services tendent à prouver l’existence d’une relation de type « dealer-toxicomane » avec la marque, etc.

Connaître les « règles » et faire évoluer les relations dans un sens positif pour la marque…

Premier constat pour les professionnels du marketing et de la com’, une fois l’identification des différentes relations à la marque réalisée : tous les liens ne se valent pas. Ainsi, entre les relations plutôt positives (« meilleurs amis », « camarades » ou « parents proches »…) et les liens plus négatifs (« parfaits étrangers », « ennemis », « méchant-victime »…) ; entre les relations distantes et fragiles (« simple relation », « connaissance occasionnelle »…) et les plus fortes (« gourou-disciple », « dealer-toxicomane »…) toutes les interactions ne sont pas porteuses du même potentiel…

Tandis que des liens forts et engagés avec la marque tendent à perdurer et contribuent à accroître ses parts de marché (leur caractère prévisible les rendant aussi plus simples à gérer), ce ne sont pas nécessairement les relations les plus rentables. Car elles nécessitent des investissements importants pour les maintenir et tout changement de politique peut être perçu comme une trahison par le consommateur, susceptible de « quitter définitivement » la marque pour une autre en cas de problème. A contrario, dans les relations de type « aventure » et « aventure d’un soir », les clients semblent beaucoup plus tolérants vis-à-vis des petites erreurs de la marque au quotidien… et sont prêts à dépenser beaucoup plus sur de courtes périodes, quitte à revenir régulièrement s’ils sont satisfaits.

Il appartient donc à chaque marque de déterminer quelles relations elle souhaite privilégier et encourager. Et pour établir une stratégie, visant à renforcer ou transformer certaines relations, l’entreprise devra au préalable être certaine d’avoir bien compris les règles qui régissent chacune de ces relations (voir pour exemples de ces règles mon tableau ci-dessus, décrivant point par point 5 relations possibles et les règles associées…).

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Pour renforcer les liens avec certains clients ou emmener d’autres clients vers des typologies de relations intéressantes pour la marque, certaines entreprises font preuve d’une intelligence relationnelle évidente. C’est notamment le cas de Swatch, fort de sa connaissance fine de son portefeuille de relations clients, quand elle encourage le lien « aventure » en mettant régulièrement en vente des montres originales et peu coûteuses (durant une saison seulement, pour que cela reste un évènement). C’est aussi le cas ce nombreuses marques de luxe (Hermès, Dior ou Longchamp) qui utilisent régulièrement le même genre de ressorts.

Quand une marque veut faire évoluer certaines relations et accompagner les clients correspondants vers des liens plus forts (et potentiellement plus rémunérateurs), les efforts à déployer sont incontestablement plus importants. Et ils se gèrent dans la durée. En multipliant par exemple les interactions surprenantes et satisfaisantes répondant aux attentes spécifiques de clients occasionnels, il peut être possible de les emmener vers une relation de type « meilleur ami », plus forte et intéressante pour chacune des parties.

A contrario, pour séduire des clientes de moins de 40 ans, qui n’étaient pas dans sa cible principale au départ, la marque Eileen Fisher a du faire preuve d’intelligence relationnelle et de sens de l’adaptation également. Il lui a en l’occurrence fallu admettre que ce type de clientes n’attendait pas du tout la même relation que les clientes de 50 ans et plus. Et constater que des interactions de type « amis de longue date », dans laquelle la cliente partage beaucoup avec les vendeuses, ne faisaient pas partie des attentes de son nouveau public, plus distant et pressé. C’est ainsi que les vendeuses d’Eileen Fisher ont été formées à un accompagnement spécifique pour satisfaire au mieux le besoin d’efficacité de la nouvelle typologie de clientes, adeptes d’un type de relation « simple transaction ».

On le voit (et je n’ai pris là que quelques exemples) : il existe mille opportunités pour les marques prêtes à cultiver leur « intelligence relationnelle » de faire évoluer leurs relations clients dans un sens plus favorable. Et faire preuve d’une telle capacité, c’est aussi, et surtout, répondre de manière appropriée aux attentes variées et à la diversité des profils de consommateurs, telle qu’elle s’exprime quotidiennement. Aux marque de relever ce passionnant défi ;-) !

 

 

Notes et légendes :

(1) Enquête menée par Jill Avery, Susan Fournier et John Wittenbraker auprès de consommateurs européens, asiatiques et américains sur les relations qu’ils entretiennent avec 200 marques provenant de 11 secteurs d’activité différents (incluant des marques de soins capillaires, du secteur aérien, de l’automobile ou des médias notamment).

(2) « Comment percer les mystères de la relation clients » par Jill Avery, Susan Fournier et John Wittenbraker – Harvard Business Review (février-mars 2015)

Crédits iconographiques : 

Photos : Mike Stimpson (a.k.a Balakov), Harvard Business Review, X, DR / Infographie : TheBrandNewsBlog 2015

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