« La vie de couple est faite de compromis », a-t-on l’habitude de dire. Il faut croire que cet adage est aussi valable dans le business, par exemple quand les intérêts d’un groupe et ceux d’une de ses marques viennent à diverger…
C’est très exactement ce qui est en train de se produire outre-Atlantique, entre la marque Ben & Jerry’s et sa maison-mère Unilever, et je dois dire que leur manière de gérer cette divergence me passionne. Un véritable cas d’école en matière de brand management, de stratégie de com’ et de réputation, que je vous propose d’analyser aujourd’hui.
Le rappel des faits
Ben & Jerry’s versus Unilever : comment pourrait-il vraiment y avoir problème, me direz-vous, quand la première de ces marques est possédée par la seconde, à 100 % qui plus est ??
La raison en est simple. Tandis que le célèbre glacier américain, en cela très fidèle à ses valeurs et à son « ADN »*, supporte activement aux Etats-Unis l’adoption de textes de loi visant à contraindre les marques à indiquer la présence d’OGM sur les emballages de leurs produits (« GMO labeling »), le groupe Unilever est farouchement opposé à ce type de mesures.
Il faut dire qu’aux Etats-Unis, la question des OGM est brûlante. D’après l’USDA (le Département de l’Agriculture des Etats-Unis), plus de 75 % de la nourriture consommée par les Américains contiendrait en effet des OGM, sous une forme ou une autre.
Concrètement, tandis qu’Unilever a déjà mis dans la balance tout son art du lobbying et investi des centaines de milliers de dollars, au côté d’autres multinationales agro-alimentaires, pour faire avorter les premiers projets de loi « anti-OGM » en Californie puis à Washington, le P-DG de Ben & Jerry’s faisait récemment campagne auprès du gouverneur Peter Shumlin pour l’adoption d’une loi de labellisation dans le Vermont… avec la bénédiction d’Unilever !
Incohérence à tous les étages ?
Comment le groupe Unilever et sa filiale arrivent-ils à gérer une telle contradiction ?
Le mieux du monde, manifestement. C’est en tout cas ce que laissent entendre les dirigeants d’Unilever, arguant qu’« il n’y a pas de problème fondamental entre (notre) action et celle de Ben & Jerry’s ».
D’après le géant anglo-néerlandais, les positions et le militantisme de leur marque de glaces sont en effet connus depuis toujours et Unilever en était conscient dès le rachat, en 2000.
De fait, avant le triomphe de la loi sur les OGM dans le Vermont (car celle-ci a finalement été adoptée), le P-DG d’Unilever en personne s’était rendu au siège de Ben&Jerry’s. Après avoir explicité aux cadres de la filiale les positions du groupe, il avait dîné avec Jostein Solheim (P-DG de Ben & Jerry’s) et le gouverneur Shumlin, sans doute pour définir la meilleure façon de gérer leurs divergences et de bien coordonner leurs prises de parole respective.
In fine, non seulement Ben & Jerry’s a su obtenir l’accord d’Unilever pour son action militante (le groupe avait-il d’autres choix ?), mais la filiale a aussi réussi à infléchir (légèrement) la position de son actionnaire. Depuis le premier succès de la labellisation dans le Vermont, Unilever est resté sur ses positions mais n’a plus investi un seul dollar dans ses campagnes de lobbying (en tout cas officiellement).
Pragmatique et à l’écoute de sa marque « militante », Unilever a aussi modifié son discours ces derniers temps, en positionnant son combat pro-OGM sur un autre terrain : celui du pouvoir d’achat. D’après tous les géants de l’agroalimentaire (Unilever, Nestlé, Kellog’s et Coca-Cola en tête), produire sans OGM renchérirait en effet les aliments de plus de 30%. Sans parler de la complexité et du coût de fabrication des packagings, à adapter en fonction du vote de chaque Etat (qui les uns après les autres vont se prononcer « pour » ou « contre » l’affichage de la mention OGM sur les emballages)…
Des associations sceptiques et de vrais risques réputationnels
Dans la pratique, Ben & Jerry’s et Unilever demeurent donc sur deux lignes opposées. Tandis qu’Unilever continue (plus discrètement que jamais) à faire campagne pour le statu-quo au nom de la défense du consommateur, les fondateurs et le P-DG du glacier-trublion restent sur leur position et brocardent sans sourciller les « puissants lobbys qui essaient de s’opposer au mouvement de transparence dans l’agroalimentaire ».
Pas dupe de ces « petits arrangements entre amis », qui selon les associations permettent finalement au groupe Unilever de « ménager la chèvre et le choux », un collectif regroupé sous le drapeau de l’Organic Consumer Association a ainsi appelé au boycott des marques « traîtres », dont les valeurs affichées se retrouvent en contradiction flagrante avec la politique de leur maison-mère.
Ben & Jerry’s, Kashi Cereal (Groupe Kellog’s), Naked Juice (PepsiCo) ou encore Honest Tea (Coca-Cola) ont eu à souffrir de ces accusations, alors qu’elles essaient de faire valoir auprès de leur actionnaire une position plus responsable en matière d’OGM…
Un mariage d’autant plus solide que chaque membre du couple est fort
Malgré ces « nuages » et les risques encourus par chacune des parties (le groupe et sa marque), l’attelage Unilever-Ben & Jerry’s semble tenir bon. De fait, on constate souvent que l’écoute accordée par les grands groupes à leur marque « militante » est d’autant plus importante que la marque en question est « successful ».
Dans le cas de Ben & Jerry’s (594 millions de dollars de CA pour les seuls Etats-Unis en 2013, en hausse de 6,2% par rapport à l’année précédente), nul doute que ses résultats exemplaires plaident en faveur d’un respect scrupuleux de ses positions et ses valeurs. Outre le fait que Ben & Jerry’s a toujours réussi à conserver un siège social distinct de celui d’Unilever (à South Burlington), le glacier a également exigé de conserver un conseil d’administration indépendant (où Unilever ne siège pas !). Un cas de figure assez unique qui illustre bien la place à part de Ben & Jerry’s au sein d’Unilever.
Quand une multinationale rachète une marque forte, il est en définitive dans son intérêt de lui laisser des marges de manœuvre suffisantes, comme en témoignait récemment Jean-François Pinault au sujet des marques du groupe Kering (voir ici). Casser la fragile alchimie des valeurs et de l’identité d’une marque déjà connue, c’est souvent prendre le risque de « tuer la poule aux œufs d’or », là où la déclinaison d’une politique groupe ne produirait que peu de bénéfice et de valeur ajoutée pour chacune des parties.
… On comprend donc les hésitations et l’extrême prudence d’Unilever aujourd’hui. Il revient à ses dirigeants d’arbitrer où se trouve en effet l’intérêt de leur groupe à long terme. Et de ce point de vue, je suis prêt à parier que la position de Ben & Jerry’s finira par prévaloir au sein d’Unilever. Car les marques « militantes », en plus de leur engagement, sont visionnaires… et souvent en avance sur leur actionnaire !
Note :
* Depuis sa création en 1978, la marque Ben & Jerry’s, sous l’impulsion de ses deux fondateurs Ben Cohen et Jerry Greenfield, n’a cessé de s’engager pour des causes d’intérêt général, comme le commerce équitable (100 % de ses glaces étaient labellisées en 2013), l’agriculture durable, la réduction des émissions de CO2 et l’utilisation d’énergies renouvelables, la lutte contre le réchauffement climatique… Ses combats les plus célèbres demeurent sa campagne contre les produits issus d’animaux clonés (2008) ; le soutien du mouvement Occupy Wall Street en 2011 ou la reconnaissance du mariage homosexuel.
Source : « Ben & Jerry’s GMO Food Fight« , de Matthew Boyle – Bloomberg Business Week, 10 août 2014
Crédit photo : Ben & Jerry’s, X, DR
intéressant