Gouvernance d’entreprise : comment faire face au décès ou au discrédit d’un patron charismatique ?

L’arrestation spectaculaire de Carlos Ghosn il y a quelques semaines et le séisme qui s’en est suivi sont venus nous le rappeler : trop souvent, les dirigeants d’entreprise représentent en quelque sorte un « angle mort » de la gestion des risques. Et les conséquences du discrédit ou de la disparition prématurée d’un.e patron.ne chevronné.e demeurent en général sous-estimées et insuffisamment anticipées, même (je dirais a fortiori) quand celui-ci/celle-ci est largement identifié.e par le grand public et incarne « l’ADN » de son entreprise.

Quand le leader charismatique disparaît, est discrédité ou lorsqu’il.elle devient plus ou moins « incontrôlable », ce ne sont pas seulement la gouvernance de l’organisation, sa réputation et son chiffre d’affaire qui se mettent à vaciller. Comme le souligne Delphine Dion¹, c’est également l’essence de la légitimité de la marque qui peut être remise en cause, voire sa pérénnité.

Et les exemples d’entreprises – de la PME à la plus grande multinationale – prises soudain d’un état de sidération puis d’une dangereuse période de « flottement » suite au décès ou au départ de leur « gourou » sont hélas légion, quel que soit le secteur d’activité considéré…

On pense évidemment aux défunts et iconique Steve Jobs chez Apple, à Alexander McQueen (créateur de la marque éponyme), mais aussi à ces patrons emblématiques et trop tôt disparus que furent Georges Besse chez Renault (assassiné en 1986), Edouard Michelin chez Michelin (en 2006) ou encore Christophe de Margerie chez Total en 2014, pour ne citer qu’eux. Mais la liste de dirigeants ou de créateurs charismatiques disgraciés et poussés vers la sortie, de Carlos Ghosn à Jean-Marie Messier, en passant par John Mc Afee ou John Galliano est encore plus longue que celle des P-DG prématurément décédés.

Après le décès ou le départ de tels gourous, pourquoi les entreprises tanguent-elles aussi dangereusement ? Par quels mécanisme ces personnalités emblématiques se rendent-elles incontournables au sein des organisations et comment se prémunir contre les conséquences négatives d’une incarnation aussi forte, voire exclusive, de la marque ? 

C’est ce que je vous propose de découvrir dans mon article du jour. Et ainsi que vous le constaterez, tout ou presque concourt malheureusement à la concentration des pouvoirs entre les mains de ces dirigeants à la fois brillants et narcissiques, une fois ceux-ci arrivés à la tête de l’entreprise. Et ce malgré toutes les précautions et règles de gouvernance pourtant mises en œuvre par les entreprises pour éviter de tels abus… Quant aux réponses à apporter en cas de crise, elles s’avèrent presque aussi diverses que les situations rencontrées, les suites d’un décès brutal du dirigeant étant à distinguer des cas de discrédit ou de remise en cause du leader.

Ces marques dont la légitimité repose toute entière ou presque sur le charisme de leur dirigeant ou de leur créateur…

Comme le rappelait il y a quelques temps Davina Dauzet, dans un article de la Revue des marques², les avantages pour une entreprise ou pour une marque de « s’incarner » au travers de son fondateur ou d’un.e dirigeant.e charismatique sont évidemment nombreux.

Cette stratégie – qu’elle soit délibérée ou relève d’un état de fait – leur confère en définitive « humanité, proximité et attachement » et permet aux organisations concernées de bénéficier indirectement de tous les attributs d’image de la personnalité considérée. Ainsi, l’autorité charismatique du leader donne-t’elle le plus souvent l’impression de s’imposer « comme par magie » dans les entreprises, accréditant la croyance largement répandue en la supériorité intellectuelle et opérationnelle du/des leaders considérés.

Dans la pratique, il semblerait néanmoins que les choses soient un tout petit peu plus complexes… Et loin de procéder de la magie, l’avènement de personnalités charismatiques à la tête des entreprises serait d’abord lié, d’après les travaux passionnants de Margarita Mayo et Alex Frino³, au fait que ce sont spontanément des profils relativement narcissiques qui sont le plus souvent attirés par les fonctions de pouvoir, les conseils d’administration chargés de les nommer ayant également tendance à survaloriser ce type de personnalités.

Une fois en poste, « ce type de patron se distingue par le nombre de mesures radicales qu’il n’hésite pas à prendre pour développer rapidement son groupe, souligne aussi Susanne Braun, professeur de leadership à l’université de Durham au Royaume-Uni. Opérations de fusions-acquisitions, investissements à l’international, dans les technologies, s’enchaînent en général à vive allure. »

Et comme la chance sourit aux audacieux, les bons résultats financiers sont souvent au rendez-vous pour ces patrons hyperactifs, au moins dans un premier temps, observe Kari Joseph Olsen, professeur à l’université de l’Utah (Etats-Unis), qui a pris le soin de comparer les performances respectives des différents profils de personnalité à la tête des entreprises, en les rapprochant des résultats par action des 500 plus grandes entreprises américaine entre 1992 et 2009. Ainsi, selon lui, « plus un dirigeant est narcissique, plus le résultat par action du groupe qu’il dirige a tendance à augmenter les premières années » fait-il observer dès 2011.

Mais a contrario, « plus un dirigeant est narcissique, plus il est susceptible de fraude, comme d’enjoliver ses résultats financiers pour redorer le blason de son entreprise, et par ricochet le sien », ajoute Kari Joseph Olsen. « Car un signe typique d’une personnalité narcissique est le constant besoin d’être l’objet d’attention et d’admiration ».

Sans compter que ces dirigeants s’avèrent en général beaucoup plus enclins que leurs concitoyens à pratiquer des démarches d’optimisation fiscale « agressive », considérant que les lois et réglementations qui s’appliquent au commun des mortels ne les concernent pas forcément : « Les narcissiques ont souvent le sentiment d’être au-dessus des lois (…) L’obtention de récompenses et autres conséquences enviables les motivent grandement ; alors que l’éventualité de réactions négatives ou de sanctions ne les effraie guère. »

Surtout, dans un article récent publié par Les Echos, Thomas Durand, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et titulaire de la chaire management stratégique, pointe d’autres travers des leaders charismatiques, qui permettent certes d’expliquer leur réussite et leur longévité en poste… mais parfois aussi leurs faiblesses.

Une fois en fonction, beaucoup de ces patrons ont en effet tendance à vouloir s’affranchir de la tutelle de leur conseil d’administration en s’efforçant d’y faire nommer des administrateurs « amis ». En interne, ils pratiquent souvent la stratégie du « bâton et de la carotte » afin de s’assurer de la loyauté aveugle de leurs collaborateurs, quand ils ne musèlent par les éventuels lanceurs d’alerte en pratiquant une politique généreuse de stock-options, qui a en général le don de dissuader les plus intransigeants de leur faire du tort.

Autres méthodes plus ou moins avouables pour durer : l’enjolivement des résultats de l’entreprise, mais aussi la stratégie consistant à se rendre incontournable dans les prises de décision à tous les niveaux, en se construisant une position « clé de voute », pas toujours justifiée ni compatible avec l’intérêt ou la performance durable de l’entreprise. Tout autant que le fait de reporter sine die tous les plans de succession, quand il ne s’agit pas de torpiller discrètement mais sûrement les dauphins pressentis…

On le voit : les leaders charismatiques, si fréquents dans les entreprises éponymes – et pour cause, leur nom de famille est aussi celui de leur marque, qu’ils ont souvent créée ou reprise (cf Afflelou, Ricard, Saint Laurent ou E. Leclerc…), ne font pas toujours les leaders les plus éclairés ni les plus collaboratifs. Et si la visibilité et l’attrait qu’ils offrent à leur entreprise et leur marque sont évidents, certains de leurs comportements et excès peuvent aussi représenter de véritables facteurs de risques, à ne pas négliger ni sous-évaluer.

Pourquoi des entreprises si puissantes peuvent-elles être autant fragilisées par le décès ou le défaut d’un seul homme ? De la difficulté de trouver des remplaçants talentueux et expérimentés…

A ce constat étonnant de la fragilité des entreprises (de la PME à la plus grande multinationale) face au sort de leur dirigeant, le professeur de management Thomas Durant voit 3 raisons principales :

  1. D’abord, le fait que les entreprises (et notamment les plus grandes d’entre elles) soient la plupart du temps organisées de manière aussi pyramidale, constitue un premier frein en cas de problème ou de catastrophe. Dixit le professeur au Conservatoire national des arts et métiers : « Premièrement, les entreprises sont souvent des hiérarchies avec une structure de pouvoir pyramidale. Si l’on n’y prend garde, ces hiérarchies peuvent même devenir des monarchies éclairées […] Dans de tels contextes, il est difficile d’aborder en amont le sujet sensible de la succession, du plan B face à un scénario catastrophe, proche du tabou : celui de la chute de l’Inca. »
  2. Par ailleurs, les remplaçants talentueux et expérimentés ne courent pas les rues, en règle générale. Ainsi que le résume très bien Thomas Durand : « Les dirigeants à même de faire réussir la très grande entreprise ne sont pas légion. Il y a foule de candidats, mais peu de vrais talents. Les écoles forment en effet nombre de diplômés, mais il y a un abîme entre le cadre manager et le leader-dirigeant confirmé. » Et pour tenir le choc au sommet de cette pyramide qu’est l’entreprise, il faut en général « une combinaison assez rare de vista stratégique, de capacité d’animation, de connaissance fine des métiers de l’entreprise, de légitimité auprès des équipes et de sens politique. Plus l’entreprise est grande, plus les décisions sont lourdes d’implications. Outre la capacité et le talent, il y faut l’expérience et des réussites attestées, pour lesquelles le hasard et la chance peuvent d’ailleurs avoir joué leur rôle. C’est pourquoi la rareté des dirigeants expérimentés est bien réelle et explique les flottements quand il s’agit de trouver un remplaçant à celui ou celle qui n’est soudain plus là. »
  3. Enfin, le fait que les P-DG se construisent souvent des positions clé de voûte (évoqué ci-dessus) peut donner l’impression qu’ils sont incontournables et irremplaçables et fragiliser l’entreprise. « Il y a le jeu subtil des présidents qui font tout pour se rendre irremplaçables en se construisant une position de clé de voûte… pour l’occuper durablement. De la même façon qu’une entreprise conçoit un modèle d’affaires sur un marché pour y tenir une position durable et défendable, ils imaginent des schémas organisationnels et de gouvernance qui les rendent incontournables dans la durée. […] En cas de sortie soudaine du ‘patron’, l’entreprise est alors vulnérable, sa résilience est affaiblie et la quête pour un successeur devient angoissante. »

Au final, on comprend mieux pourquoi les passages de relais au sein des entreprises – particulièrement dans les plus grandes d’entre elles – peuvent être des moments délicats. Et même si le recensement et l’évaluation des risques  devraient faire/font partie de l’outillage classique des entreprises, le changement de dirigeant représente bien cet « angle mort » que ni les conseils d’administration ni les auditeurs ne semblent traiter suffisamment par anticipation…

D’Apple à McAfee, des solutions différentes trouvées par les entreprises, mais la volonté de rester « dans un même sillon »

On vient de le voir : si l’incarnation de l’entreprise et de la marque est évidemment une bonne chose dans l’absolu, celle-ci est susceptible de poser problème quand elle est exclusive et que les questions de succession n’ont pas été préalablement (ou insufisamment) abordées.

Nonobstant, quelles sont au final les parades qui ont été mises en place par de grandes entreprises pour résoudre de tels problèmes de gouvernance. C’est ce que je vous propose de voir ci-dessous avec les exemples d’Apple, Alexander McQueen, Dior ou McAfee… Et il s’avère que c’est dans la plupart des cas l’option de la continuité – au moins dans l’esprit – qui est privilégiée par les marques en question…

> Cet esprit de filiation et de continuité entre dirigeants est celui qui a été voulu par Apple et Steve Jobs lui-même, lors de son passage de témoin à Tim Cook en janvier 2009, comme nous le rappelle cet extrait d’Inside Apple, d’Adam Lachinsky (éditions Dunod, avril 2012).

Certes, il a beaucoup été dit et écrit au sujet de la différence de charisme entre les deux hommes. Mais souvenons-nous que lors de son intronisation, Tim Cook était présenté comme le plus digne (et le plus fidèle) successeur de Jobs au poste de n°1 d’Apple. En s’emparant finalement du pouvoir « sans faire de vagues », Cook avait repris à son bénéfice tout le discours de son mentor sur les valeurs d’Apple, sa mission à caractère messianique et les fondamentaux de la marque (simplicité, concentration et constance). Un soucis de la filiation poussé jusque dans l’imitation du style vestimentaire et de la sobriété du maître à l’occasion de ses première keynotes comme nouveau DG d’Apple.

> Après le suicide d’Alexander McQueen (le brillant créateur de la marque éponymique), Sarah Burton, la nouvelle directrice artistique de la marque, fut présentée comme la fille spirituelle du créateur. Elle a su depuis réinterpréter le style de McQueen selon sa propre inspiration, et faire ainsi perdurer la marque au-delà de son créateur, ce qui apparaissait a priori comme une gageure. On peut dire que le lignage artistique entre ces deux stylistes a permis à la « légitimité charismatique » de la marque de se maintenir.

> Pour Dior, la mésaventure fut plus rude. Alors que son directeur artistique, John Galliano, était totalement identifié à la marque après avoir été adulé pendant des années par les journalistes, blogueurs et autres fashionistas (voir ici le très bon article consacré à ce cas d’école)sa déchéance personnelle et médiatique avait largement entaché l’image de Dior en février 2011.

L-enfer-de-John-Galliano

Heureusement, la marque avait réagi très réactivement dès le mois de mars de la même année, en condamnant les propos de John Galliano puis en annonçant son licenciement, non sans reconnaître son inconstestable apport à la marque. Cette réaction rapide, efficace et pondérée avait permis d’éteindre les premières critiques. Par la suite, Dior a su regagner en deux temps la légitimité qui lui avait été en quelque sorte confisquée par John Galliano, dont l’image avait fini par « vampiriser » celle de la marque…

Dans un premier temps, Dior a en effet remis en avant le savoir faire unique de ses artisans en s’appuyant sur une légitimitation « traditionnelle ». Symbole de ce changement : Sidney Toledano a eu l’idée de faire saluer les « petites mains » de la maison à la fin du défilé de haute-couture qui suivait le scandale. Parallèllement, la marque a réalisé une série de reportages au sein de ses ateliers et Christian Dior a été remis largement à l’honneur. Dans un second temps, après l’arrivée du directeur artistique Raph Simons, la marque a joué sur deux modes de légitimation : traditionnelle d’une part et charismatique de nouveau.

> Dans le cas de l’encombrant John McAfee, inventeur de l’anti-virus informatique du même nom, dévoré depuis par la paranoïa et suspecté un moment de meurtre (lire ici son histoire rocambolesque), Intel n’a eu d’autre choix que de « tuer la marque » qu’il avait racheté en 2010, pour la renommer Intel security. Bien qu’Intel s’en défende, cette décision a clairement été dictée (ou au moins hâtée) par l’attitude du créateur du logiciel, qui n’a cessé de critiquer son anti-virus ces dernières années. Au point de déclarer qu’il s’agissait du « pire logiciel du monde »… et de réaliser une vidéo expliquant comment désinstaller le logiciel de son ordinateur. Un comble ! Dans un tel cas, il est clair qu’on ne peut blâmer Intel de sa décision, le « gourou » John McAfee étant devenu totalement incontrôlable (voir ici une de ses délirantes vidéos).

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Notes et légendes :

(1)« Management transversal de la marque » – Edition Dunod (septembre 2013) 

(2) La revue des marques – Prodimarques (n°85, janvier 2014)  

(3) Margarita Mayo est professeure en comportement des organisations et l’auteure de plusieurs études sur le comportement des managers et leaders à la personnalité narcissique. Alex Frino est quant à lui doyen de la Macquarie Graduate School of Management, une école de commerce australienne et a lui aussi étudié les travers des managers charismatiques et narcissiques.

 

Crédits photos et illustrations : 123RF, The BrandNewsBlog 2018, X, DR.

 

 

En finir avec la dictature du court terme: enjeu majeur pour les marques et les dirigeants ?

long-term-investment-sketchLa semaine passée, je vous parlais des communicants, qui sont en train de « reprendre la main » et de la hauteur face aux changements occasionnés par la révolution numérique (voir ici mon billet à ce sujet).

Manifestement, les professionnels de la communication ne sont pas les seuls à ressentir cet impérieux besoin de prise de hauteur… Pour beaucoup d’entre eux, les dirigeants d’entreprises sont en effet engagés dans un combat assez similaire : reprendre la main sur la transformation de leur marché et lutter, en premier lieu, contre les conséquences délétères de cette dictature du court terme qui tend hélas de plus en plus à s’ériger en principe de gestion des entreprises.

Pourtant, et le constat est très clair à la lecture du palmarès annuel des 100 P-DG les plus performants du monde¹ : ce sont bien les louanges de la stabilité et d’un management pérenne que chante ce classement établi depuis 2010 par la Harvard Business Review. Et, davantage encore que ce palmarès, le témoignage même des 3 premiers dirigeants recueilli cette année par la Revue de management est édifiant sur ce point.

Qu’il s’agisse de Pablo Isla (P-DG de Inditex), de Martin Sorrell (P-DG du groupe publicitaire WPP) ou bien de Lars Rebien Sørensen (P-DG du groupe pharmaceutique Novo Nordisk), chacun de ces champions pointe à sa manière, dans l’interview réalisée par la HBR, les ravages du court-termisme et surtout ses conséquences néfastes sur le développement d’une marque à long terme.

A la fois audacieux, à l’écoute des mutations du monde, des attentes des consommateurs et des nouvelles tendances de management, mais aussi et surtout pleins de bon sens, ces dirigeants visionnaires m’ont inspiré mon billet du jour…

Les dirigeants « surperformants » occupent généralement leurs fonctions depuis longtemps

Si le classement établi par la Harvard Business Review réserve un certain nombre de surprises, avec notamment son lot de P-DG entrants et sortants (33 dirigeants l’intègrent cette année tandis que 30 seulement en font partie pour la 3ème année consécutive), une des conclusions les plus étonnantes de ce palmarès réside incontestablement dans les états de service de ces grands patrons.

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En effet, dans un contexte pourtant imprévisible, où les économies mondiales tournent au ralenti et les incertitudes politiques sont légion, il n’est pas anodin de noter que les 100 meilleurs P-DG du monde occupent en moyenne leurs fonctions depuis 17 ans, soit 10 ans de plus que la « durée de vie » moyenne des dirigeants des 1 000 plus grandes entreprises mondiales.

Cette stabilité, de plus en plus menacée il faut le dire par la montée au capital des entreprises d’investisseurs activistes, qui ont tendance à se concentrer uniquement sur les résultats à court terme, apparaît a contrario comme un facteur clé de succès dès lors qu’on la corrèle avec les performances économiques et boursières des entreprises, comme l’ont fait les experts de la Harvard Business Review.

En prenant en compte les résultats obtenus sur toute la durée de leur mandat, et non la seule année écoulée, les 100 dirigeants distingués par la HBR ont généré avec leur entreprise une rentabilité boursière globale de 2 091 %, soit une rentabilité annuelle de plus de 20 % !

Au-delà du seul critère de la performance financière de leur entreprise, qui vaut aux 100 P-DG cités de figurer dans ce classement, la stabilité favorise aussi indéniablement, comme le soulignent bien Pablo Isla, Martin Sorrell et Lars Rebien Sørensen, une gestion plus pérenne du business mais également plus audacieuse.

Si l’influence et le rôle des dirigeants sont souvent surestimés, comme le reconnaît bien volontiers le P-DG de Novo Nordisk, il n’en est pas moins vrai que les patrons qui jouissent depuis un moment de la confiance de leurs actionnaires ont en effet tendance à prendre plus de risques et à investir pour consolider la place de leur entreprise, ce que ne peuvent plus se permettre des CEO « sur la sellette » ou mis sous pression par des actionnaires et des conseils d’administration focalisés sur la seule rentabilité à court terme.

A cet égard, la tendance récente à l’accélération de la valse des dirigeants, constatée dans tous les pays et quel que soit le marché, n’est sans doute pas une nouvelle rassurante… En 2015, le turnover des P-DG au niveau mondial a en effet atteint un record historique de 17 % et, ironie révélatrice, il n’est pas indifférent de remarquer que le lauréat du classement 2016 de la HBR, Lars Rebien Sørensen, a lui-même été victime de ce mouvement en cette fin d’année, puisque malgré l’excellence de ses résultats, il a été annoncé au mois de septembre qu’il quitterait la présidence de Novo Nordisk en décembre (soit 2 ans avant la fin de son mandat), du fait d’une moins bonne performance boursière en 2016…

Le développement des marques et la prise de risques, arts en perdition ?

Pour Martin Sorrell, personnalité de la communication et président du premier réseau mondial d’agences de publicité, la dictature du court terme aurait un autre effet indidieux : elle accélèrerait également significativement les effets de turnover et de « zapping » chez les cadres et dirigeants.

Ainsi, moins intéressés par le développement de marque que par la création et le lancement de nouveaux business, le goût de l’investissement sur le long terme et la fidélité à l’entreprise auraient tendance à être de plus en plus supplantés par la chasse aux seules opportunités. Ainsi, l’art délicat de la construction et du développement de marque à long terme aurait tendance à être en perdition, alors même que l’engagement et l’investissement dans la durée sont des facteurs clés de succès d’un branding réussi.

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Au-delà de cette question d’engagement personnel parfois vacillant, le manque d’audace et de prise de risque qu’induisent les raisonnements et objectifs court-termistes est évidemment un fléau mortifère pour les entreprises et leur marque(s).

De fait, pour adapter l’entreprise à ses marchés, conduire et réussir sa transformation (et pas seulement sur le plan digital), les P-DG doivent certes être visionnaires, mais également et avant tout obtenir l’assentiment de leurs actionnaires pour mener les plans de modernisation et de mutation ambitieux qu’ils souhaitent mettre en œuvre. Un véritable casse tête pour ces dirigeants et leurs équipes quand leurs actionnaires se montrent peu pressés d’investir ou franchement frileux, ainsi que le rappelle ci-dessous Lars Rebien Sørensen…

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Savoir gérer les temps courts et la volatilité aussi bien que les temps longs : nouvelle compétence commune aux communicants et aux dirigeants…

En réalité, les trois dirigeants interrogés par la Harvard Business Review ne manquent pas de le souligner : il serait évidemment illusoire de prétendre s’abstraire totalement des contraintes de court terme.

Dans des contextes particulièrement volatiles, marqués par un grand nombre d’incertitudes géopolitiques et macro-économiques, les entreprises et leurs dirigeants sont souvent obligés de « naviguer à vue » et doivent accepter cette pression croissante de l’urgence dictée aussi bien par leur environnement que les actionnaires et investisseurs activistes dont j’ai parlé ci-dessus.

Dans un monde où l’instantanéité tend à devenir la norme et les nouvelles technologies jouent un rôle évident d’accélérateur, la maîtrise des évènements et de la communication devient hautement sensible et délicate, pour des P-DG dont la posture d’autorité et les messages n’ont jamais été aussi concurrencés par une foule d’émetteurs.

Contraints, comme leurs communicants, de lâcher prise et d’accepter de perdre au moins partiellement le contrôle, les dirigeants doivent à leur tour apprendre à « jongler » en permanence entre les impératifs du temps court et de l’urgence et cette prise de hauteur indispensable que requièrent la réflexion stratégique et l’inscription de la marque dans le temps long.

Un grand écart auquel les professionnels de la communication et de la com’ de crise en particulier sont certes déjà habitués, mais que les dirigeants doivent eux aussi maîtriser avec souplesse, comme le rappelait judicieusement Jean-Marc Atlan², dans cette tribune accordée récemment à Intermédia.

A la manière des communicants, dont le métier tend en effet à se bipolariser « autour des enjeux du temps long d’une part, avec des missions d’identité, et des enjeux de l’immédiat d’autre part, autour de la communication sensible, de crise », les dirigeants d’entreprises sont appelés à devenir de véritables « gymnastes du temps » et à s’approprier, au passage, ces nouveaux registres de la communication de crise que sont la sincérité et la compassion, le courage et l’émotion, propres à susciter l’engagement durable des collaborateurs et des autres parties prenantes.

De même que Lars Rieben Sørensen, Pablo Isla, P-DG d’Inditex, reconnaît ainsi avoir fait évoluer progressivement son style de leadership pour intégrer ces nouveaux modes d’expression et un management plus fédérateur :

GANAR MAS PABLO ISLA ALVAREZ DE TEJERA consejero delegado de InditexDe nouvelles formes de leadership, pour des entreprises en pleine transformation

« Gymnastes du temps » et Chief Emotional Officers de leur entreprise (pour reprendre une expression chère à Christophe Lachnitt :), les dirigeants d’aujourd’hui doivent aussi s’approprier de nouvelles casquettes, ainsi que je l’évoquais il y a quelques mois dans cet article.

Chefs d’orchestre et storytellers de leur marque, il leur revient aussi d’en impulser la transformation, aussi bien en termes d’adaptation aux nouvelles règles et contraintes de leur marché que sur le plan digital.

A cet égard, la mutation du groupe WPP menée par Martin Sorrell et ses troupes, de même que l’évolution de la plupart des grands réseaux mondiaux d’agences de communication et de publicité d’ailleurs, sont tout à fait remarquables. Au point que, dixit le dirigeant britannique, « le numérique représente aujourd’hui 40 % du business de WPP et 25 % pour la data ».

Mais la transformation des entreprises et des formes de leadership ne s’arrête pas là : ainsi que le démontre clairement l’interview de Pablo Isla, Martin Sorrell et Lars Rieben Sørensen, le secret de la performance de ces dirigeants tient aussi à leur grande capacité d’adaptation à l’évolution de leur marché et à l’évolution de la société en général.

Ainsi, et sur de nombreux points, les 3 P-DG distingués par le classement de la Harvard Business Review se montrent proactifs et plutôt exemplaires. Egalité hommes-femmes, intégration de la génération Y, rémunération, intégration croissante des différents facettes de la Corporate Social Responsibility, affirmation d’un brand purpose différenciateur et souci de mettre en avant de véritables bénéfices pour les parties prenantes : les chantiers sont certes nombreux et la marge d’amélioration encore substantielle dans certains domaines, ainsi qu’ils le reconnaissent eux-mêmes, mais l’exemple de ces 3 leaders montre bien que leur performance financière et économique s’est constamment accompagnée du souci de la performance sociale et humaine de leur marque et de leur entreprise.

 

Notes et légendes :

(1) Le palmarès des « 100 P-DG les plus performants du monde » conçu par Morten T. Hansen, H. Ibarra et U. Peyer est publié par la Harvard Business Review depuis 2010. Il est établi en prenant en compte les résultats financiers obtenus par les dirigeants sur toute la durée de leur mandat et intègre un certain nombre d’autres critères, comme la Corporate Social Responsibility depuis cette année, avec un certain nombre de paramètres environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) pris en compte.

A noter : ce classement comporte 11 P-DG français, classés entre la 7ème et la 77ème place, dont : Bernard Arnaud (LVMH, 7ème), Benoît Potier (Air Liquide, 9ème), Jacques Aschenbroich (Valeo, 10ème), Martin Bouygues (Bouygues, 15ème), Maurice Lévy (Publicis, 31ème), Jean-paul Agon (L’Oréal, 47ème), Xavier Huillard (Vinci, 48ème), Gilles Schnepp (Legrand, 56ème), Jean-Paul Clauzel (Actelion, 59ème), Michel Landel (Sodexo, 61ème), Pierre Nanterme (Accenture, 77ème).

(2) Précédemment Directeur du planning stratégique de Burson-Marsteller puis Directeur communication et stratégie d’April Group (entre autres), Jean-Marc Atlan est, avec Nicolas Farrer, le co-fondateur de l’agence EKNO, spécialisée dans les stratégies et la communication d’influence.

 

Crédits photos & illustrations : Harvard Business Review, X, DR

 

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