Est-ce une preuve de leur santé, ou bien de leur déliquescence ? Les marques ont toujours fait l’objet de remises en cause… De la contestation radicale du branding par les altermondialistes aux interrogations concernant la pérennité même des marques, les uns dénoncent leurs égarements, tandis que d’autres prédisent leur mort prochaine.
Mais que reproche-t-on exactement aux marques ? Leur disparition est-elle réellement pour demain ? En quoi le branding est-il utile aujourd’hui ? Voici mon résumé des critiques les plus souvent formulées et mes réponses à ceux qui seraient tentés de « jeter le bébé avec l’eau du bain »…
Ces altermondialistes qui dénoncent la tyrannie des marques…
« Il y a quelque chose de pourri au Royaume de la Marque… » A la manière de Shakespeare dans Hamlet, Naomi Klein aurait pu commencer par ces mots son best seller No logo*. Dans ce pamphlet écrit il y a déjà 15 ans et devenu depuis une des références de la littérature altermondialiste, la journaliste canadienne démonte méthodiquement les ressorts les moins reluisants de notre société de consommation. Et s’en prend directement aux marques et à cette nouvelle stratégie mise en oeuvre par les plus grands groupes mondiaux : le branding.
Car aux yeux de cette intellectuelle, c’est sûr : le branding est bien la source de tous les maux. Et plus précisément : cette nouvelle « idéologie dominante » qui fait que les entreprises se désintéressent progressivement du produit pour tout miser sur un concept investi de toute la valeur ajoutée : la marque. De là, d’après Naomi Klein, une grand partie des excès du capitalisme de ces vingt dernières années : la concentration des budgets des sociétés sur la promotion et la publicité, l’invasion des espaces publics et privés par les marques, la délocalisation de la production dans des pays à bas coût… tandis que les grandes villes occidentales souffrent de la désindustrialisation et du chômage de masse.
L’argumentation et l’accumulation d’exemples dans l’ouvrage sont efficaces. On ne ressort pas du livre sans souscrire au moins en partie à ce constat : en développant peu à peu leur emprise « culturelle » et en délocalisant leur production, les marques « font système » et jouent le jeu de l’ultra-libéralisme.
Dans la même veine, dans son ouvrage Branding Only Works on Cattle, l’altermondialiste Jonathan Baskin évoque quant à lui la très faible « valeur ajoutée résiduelle » apportée selon lui dans notre vie quotidienne par les marques. Et considère purement et simplement le branding comme une colossale perte de temps et d’argent pour la société toute entière…
Les menaces du hard discount, des MDD, des comparateurs et autres e-brands…
A côté des contestations radicales remettant en cause leurs fondements, les marques font aussi l’objet de spéculations quant à leur devenir… Pas un expert qui n’ait succombé, à un moment de sa carrière, à la tentation d’annoncer le déclin voire la mort imminente des marques, ou « la fin des marques telles qu’on les connaissons » (Jean-Noël Kapferer, Editions Eyrolles 2013). A croire que la formule « Du passé faisons table rase » est devenu un ingrédient indispensable pour garantir le succès de toute publication marketing…
Plus sérieusement, ce sont en particulier les concurrences du hard discount et des marques de distributeurs qui ont d’abord suscité les plus vives inquiétude pour les marques dites « traditionnelles ». Les MDD n’étaient-elles pas sensées, dans la foulée de leur croissance des années 90 et 2000, grignoter définitivement les parts de marché de leurs grandes soeurs marques nationales ? Dans les faits, cette progression du low-cost s’est nettement ralentie depuis trois ans, pour tous les produits de grande consommation notamment (voir ici mon précédent article à ce sujet). Et les grandes marques ont fait plus que résister à la concurrence, grâce à leur capacité à innover et à s’adapter à la crise en termes de prix.
De même, on a beaucoup écrit ces dernières années sur la fièvre du e-commerce et le danger que représentent pour les marques les comparateurs de prix et autres agrégateurs online. Parfaitement informés, les consom’acteurs ont désormais accès à une offre quasi illimitée de produits et services, en quelques clics. Et ils disposeraient de tous les outils pour faire leurs propres arbitrages, et acheter de manière rationnelle, sans se laisser influencer par le discours des marques… Ainsi privée d’une partie de leur raison d’être, les marques seraient condamnées à la disparition pure et simple, à plus ou moins brève échéance…
Ce bouleversement est aussi un facteur explicatif, selon Georges Lewi**, de la réussite des plus belles e-brands, ces marques nées sur et pour le web. Tandis que beaucoup de marques off line ont du mal à attirer de nouveaux clients, les marques on line, au branding « allégé » et optimisé, représenteraient une sérieuse menace pour leurs consoeurs « brick and mortar », forcément moins agiles…
La marque est morte ? Vive la marque !
On le voit : les arguments permettant de remettre en cause la notion même de marque ou d’accréditer la thèse du déclin des marques « traditionnelles » sont légion… Pour autant, et vous l’aurez deviné, je ne partage en rien le pessimisme des « Cassandre ».
Mille fois annoncée, mille fois reportée, la disparition des marques ne s’est jamais produite… et n’est pas prêt de survenir selon moi. Et je souscris totalement sur ce point aux propos de Gilles Pacault, Vice-président délégué l’association Prodimarques*** : « la marque n’a probablement jamais été aussi présente qu’aujourd’hui dans la société civile. Dans l’esprit de certains, tout serait même devenu marque : une ville, une région, un monument, une personnalité politique, artistique ou sportive, etc. »
A rebours des discours déclinistes, cette omni-présence de la marque dans tous les pans de la vie sociale et du quotidien, y compris le recrutement et les RH (avec la « marque employeur ») ou le développement de l’image et de la réputation personnelles (avec le concept de « personal branding ») témoigne bien de la vitalité et l’attractivité de la notion même de marque.
Et selon moi, ce succès et la pérennité de la marque tiennent à la conjonction de 3 facteurs essentiels : l’universalité de la marque : la marque reste pertinente et « performante » quel que soit le contexte ; sa résilience face aux évolutions technologiques et à l’apparition de nouveaux paradigmes ; sa définition et sa fonction multidimensionnelles, la marque étant progressivement passée du rôle de sceau attestant l’origine d’un produit, à une fonction marketing de différenciation… avant de devenir un objet symbolique porteur de sens.
… Pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus, voici plus précisément les raisons pour lesquelles on ne saurait plus se passer des marques :
1/ La marque est universelle :
>> Signe d’authentification (depuis le Moyen-âge au moins), la fonction première de la marque est d’attester de l’origine ou du fabricant d’un produit / service. On n’a pas encore trouvé mieux pour rassurer les clients et prévenir ou résoudre les litiges dans ces domaines… Et cela marche dans tous les pays du monde.
>> Outil de différenciation (depuis le siècle dernier) utilisé pour se démarquer des concurrents et mieux parler à ses cibles, la marque permet aussi d’attester de la qualité des produits / services et de justifier leur prix. Un atout essentiel pour les entreprises.
>> Transposable dans tous les domaines de l’activité humaine ou presque (marchand ou non marchand, public ou privé, collectif ou individuel…) la marque est devenue un incontournable levier de création de valeur et de sens pour tout un chacun : tandis que les collectivités font la promotion de leur marque territoriale ou touristique, les entreprises mettent en avant leurs marques commerciale, institutionnelle ou employeur, les individus leur marque personnelle…
2/ La marque est résiliente et s’engage…
>> Accusée de tous les maux (en particulier par les altermondialistes comme on vient de le voir), concurrencée par de nouveaux modèles (MDD, e-brands – qui ne sont jamais que des marques un peu différentes, mais des marques tout de même -), la marque s’adapte non seulement aux différents contextes, mais également aux évolutions technologiques et de marché.
>> Plus éthiques et responsables (d’autant que cela correspond à une forte attente des consommateurs), les grandes marques sont aujourd’hui beaucoup plus conscientes de leur rôle social et se donnent des « missions » : éduquer le consommateur, améliorer sa santé, réduire l’impact environnemental de leur activité ou la pollution (cf les exemples de Nike, McDonalds…). Et ces engagements très concrets, sur le terrain, sont plebiscités par leurs clients.
3/ La marque est multidimensionnelle… et à ce titre beaucoup plus complexe que les altermondialistes veulent bien l’entendre
>> Extension du domaine de la marque : davantage consciente de son rôle social (et pas seulement en termes de responsabilité employeur), la marque est aujourd’hui devenue « un objet socialement construit et partagé par l’organisation et toutes ses parties prenantes »****. Symboles au coeur de notre société de consommation, les marques voient leur rôle considérablement élargi. Porteuses de sens, elles donnent une vision (une direction), une signification (du contenu) et des sensations (des émotions). Elles sont au coeur de la relation avec une multitude d’acteurs : consommateurs, citoyens, collaborateurs, distributeurs…
>> Présentes dans l’imaginaire de leurs publics, avant même d’être le produit des efforts marketing des entreprises, les marques sont des symboles aujourd’hui aussi importants pour les consommateurs que pour leurs créateurs. Il est de facto réducteur et très manichéen aujourd’hui de faire porter la responsabilité des déviances du libéralisme et les excès des économies de marché à « l’ambition dévorante des marques ». Même si on sait l’opinion publique friande de raccourcis et de simplifications permettant de désigner les professionnels du marketing à la vindicte populaire…
Légendes et sources :
* Naomi Klein, No logo – La tyrannie des marques – Editions Actes Sud 2001
** Georges Lewi, e-branding – Stratégies de marque sur Internet – Editions Pearson 2013
*** Gilles Pacault, Management transversal de la marque – Editions Dunod 2013
**** Géraldine Michel, Management transversal de la marque – Editions Dunod 2013
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