Le Tour de France : une marque mondiale inoxydable, championne émotionnelle

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Le Tour de France fait relâche, ce lundi, du côté de Carcassonne. L’occasion de se pencher, à moins d’une semaine de l’arrivée, sur un évènement aussi populaire qu’insubmersible, qui a su résister, année après année, aussi bien aux affaires de dopage qu’au manque de réussite des équipes et des coureurs français.

Il faut dire que le Tour est une véritable marque évènementielle et sportive, à la notoriété mondiale. Forte de plus de 100 ans de légendes et de rivalités sportives mythiques, elle n’en finit pas de séduire le public hexagonal, les médias internationaux et les sponsors, qui n’ont jamais été aussi nombreux que cette année.

La recette de ce succès ? Un cocktail puissant et attractif lié à la dimension à la fois rationnelle et émotionnelle de cette course de légende.

Le mythe inoxydable, à l’épreuve des seringues…

Tout d’abord me direz-vous, en quoi peut-on dire que le Tour de France « fait marque » ?

Trois éléments en attestent : 1) la volonté manifeste des organisateurs de l’épreuve : né en 1903 d’un titre de presse écrite (L’Auto), la médiatisation et le souhait d’en faire un évènement hors du commun, géré comme une marque en tant que telle, ont présidé à la création même de la course ; 2) la perception des publics et partenaires : reconnu par tous (spectateurs, journalistes et les coureurs eux-mêmes) comme un « évènement à part, unique au monde », le Tour de France s’est immédiatement démarqué des autres courses cyclistes. Au point que les autres grands tours nationaux (Giro italien, Vuelta espagnole…), n’ont jamais rivalisé, que ce soit en termes d’affluence, de notoriété et d’image ; 3) la force « objective » de la marque, acquise au fil des décennies : celle-ci repose elle-même sur 3 éléments. D’abord, l’antériorité et l’ancienneté de la course : peu d’évènement sportifs peuvent se targuer d’exister depuis aussi longtemps (101 éditions) ; ensuite, le rituel dramaturgique, fortement codifié (course de 3 semaines, se courant toujours à la même période, avec un certains nombre d’étapes récurrentes et un final sur les Champs-Elysées ; enfin, la dimension mythique de la compétition, aussi bien dans sa durée, sa difficulté (kilomètres parcourus, cols franchis), que l’affrontement épique de champions, eux-mêmes adulés en leur temps comme des héros mythologiques (Anquetil, Merx, Hinault, Indurain, et même Armstrong bien sûr…).

Selon le philosophe Pierre-Louis Desprez*, c’est assurément l’addition de ces ingrédients qui explique le succès mondial de l’épreuve et de la marque Tour de France. Comment expliquer, sinon, cette résilience aux « affaires » à répétition qui ont secoué la grande boucle depuis plus de 15 ans ? (pas moins de 10 vainqueurs sur 16 soupçonnés ou convaincus de dopage ces 30 dernières années : voir à ce sujet l’édifiant tableau du Nouvel Obs). « Tout le monde sait que le dopage est une pratique courante sur la Grande Boucle, comme dans les autres sports. Mais chacun préfère croire à ce qu’il voit. C’est le propre du mythe: on sait que c’est factice mais il nous plaît de croire que tout est vrai« . CQFD.

D’ailleurs, il ne semble pas non plus que le public qui s’amasse le long des routes du Tour (12 millions de spectateurs chaque année) en veuille trop à son épreuve favorite de ne plus lui avoir apporté de champion français depuis 1983 (Laurent Fignon). Et les marques sponsors de la Grande Boucle n’ont jamais été aussi nombreuses : 44 cette année, dont 5 nouvelles (Krys, McCain, Fruit Shoot, P&O et Carglass). C’est que l’aura du Tour reste intacte, et que le monde entier veut s’associer à cet évènement sportif, le deuxième le plus regardé après la finale de la Coupe du monde de football.

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Une des marques sportives les plus populaires, car elle répond à notre besoin collectif de « dopage émotionnel »

Pierre-Louis Desprez n’hésite pas à l’affirmer, comme Antoine Blondin et d’autres commentateurs l’avaient déjà fait comprendre en leur temps : l’attractivité de la marque « Tour de France » tient aussi à sa réputation tragique et sulfureuse. Et la légende de la Grande Boucle s’est autant construite à partir des exploits de ces héros que du destin tragique de certains d’entre eux : les Tom Simpson, Fabio Casartelli et autres Marco Pantani…

Marque rationnelle, par l’addition de ses contraintes techniques et de ses chiffres dantesques (kilomètres parcourus, vitesse, pourcentage d’élévation des côtes…), le Tour est aussi et surtout une marque culturelle et émotionnelle, faisant partie de notre vécu collectif. Tout est organisé pour en faire chaque été la plus palpitante des épreuves sportives, mais la beauté et la grandeur de la Grande Boucle surgissent toujours de l’inattendu, qui remet en cause tous les scenarii et peut faire basculer en un instant le sort d’une étape… ou de la course. Ces surprises, dignes de la tragédie antique, font un peu revivre à chacun le vélo de son enfance, voire celui de l’adolescence.

Une dimension sur laquelle tous les sponsors du Tour capitalisent bien sûr, quel que soit leur objectif : notoriété, image, trafic ou relations publiques. Support de communication particulièrement rentable pour chacune des marques partenaires, la Grande Boucle offre en effet un ROI qui peut aller de quelques centaines de milliers d’euros (pour les prestataires techniques) à une dizaine de millions pour les partenaires principaux, qui sont au nombre de 4 : LCL, Vittel, Skoda et Carrefour. C’est sans doute la raison pour laquelle la plupart de ces sponsors sont aussi fidèles, année après année au Tour de France, qui offre de surcroît aux marques partenaires un « échantillon géant » pour tester leur popularité. Que ce soit chez Vittel (plus importante présence dans la caravane), PMU, Skoda ou encore McCain, des études de notoriété et d’image sont menées en live auprès des spectateurs ou a posteriori, pour s’assurer que chaque euro investi en rapporte, directement ou indirectement, de nombreux autres…

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Notes et sources

* Philosophe et président de Kaos consulting, également auteur de Petits cycles de bonheur : hymne à la petite reine, Editions Arléa, 2007

« Tour de France, la marque invincible », de Pierre-Louis Desprez – Revue Tank n°9, été 2014

« Le ROI du peloton » de Bruno Fraioli – Stratégies n°1776, 3 juillet 2014

« Palmarès du Tour de France : vingt ans de dopage et de soupçons« , Le Nouvel Observateur, 24 août 2014

Les 6 facteurs clés de succès du e-branding

Dans mon précédent article, j’abordais les différences entre branding et e-branding (voir ici).

De fait, qu’elles soient multicanales ou pure players internet, les marques qui souhaitent réussir sur le web et ambitionnent de devenir des « e-brands » pérennes se doivent de déployer des stratégies spécifiques, même si le nerf de la guerre demeure toujours, comme le rappelle Georges Lewi* :

  • de créer de la différenciation par rapport aux concurrents sur son marché,
  • de réduire les ressources utilisées ou les remplacer par plus d’intelligence,
  • de faire entrer le branding (l’e-branding en l’occurrence) dans le marketing stratégique, celui de la création de valeur.

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Bien sûr, on ne saurait faire abstraction des différences qui peuvent exister entre les différentes typologies de marques sur Internet (cf le tableau de mon article précédent résumant les 9 familles d’e-brands). Mais il s’agit en premier lieu de s’efforcer de suivre les recommandations suivantes :

1 – Veiller à renforcer l’accessibilité et la proximité relationnelle de l’e-brand.

On l’a vu, la qualité de service et la qualité relationnelle sont souvent les points faibles des marques sur Internet. Il faut donc veiller en premier lieu à la disponibilité de ces services quel que soit le terminal considéré (fixe ou mobile) et à ce que les expériences apportées sur l’un ou l’autre canal soient équivalentes et non déceptives.

Il faut surtout que que la marque puisse « recréer » artificiellement, en quelque sorte, les avantages de la relation qui repose sur l’humain et la présence physique, même quand celle-ci est « transparente » pour le client final. Dans ces domaines, on peut citer les bons exemples d’Amazon, VentePrivee ou encore Free. Ces 3 marques ont fait de la qualité de service un de leurs principaux enjeux. On apprécie en particulier la rapidité d’expédition et la facilité de retour et de remboursement des articles chez VentePrivee ou Amazon. On se souvient aussi que Free a recruté massivement des collaborateurs pour ses plateformes téléphoniques en France, afin d’améliorer l’homogénéité et la qualité de réponse apportées aux clients. On relève aussi l’exemple de ces e-brands qui sont devenues multicanales, en créant leurs propre boutiques, et celles qui comme Marmiton ont « complété » leur site web par le lancement d’un magazine papier.

2 – Penser « grand », adopter un positionnement symbolique de progrès ou de rupture

Le premier volet de cette recommandation s’avère être rapidement une question de survie pour les e-brands. Comme les anglo-saxons le disent souvent : « the winner takes all », et dans les modèles économiques d’un grand nombre d’e-brands, la réussite ou la rentabilité passent par la course à la taille critique ou à l’internationalisation.

Pensons à cet égard à la guerre sans merci que se livrent sur le marché de la musique en ligne Deezer et Spotify. L’avantage en termes de chiffre d’affaires va nettement pour l’instant à la seconde de ces marques de streaming (Spotify se flattait d’un CA de 191 millions de d’euros en 2011 contre 50 millions à Deezer). Mais malgré ou à cause de leur développement international tous azimuts, ces deux e-brands ont encore du mal à être rentables, et Spotify était celle des deux qui accusait la plus grosse perte en 2011 (- 50 millions d’euros).

Cette course à la taille acharnée est quasiment la règle dans chaque catégorie sur la toile : vidéo, réseaux sociaux… assortie d’une course à la rentabilité et à la monétisation aujourd’hui, raison pour laquelle les géants Facebook, Twitter ou Google ne cessent d’annoncer rachat sur rachat, pour diversifier leur activité en devenant des marques de service, et devancer leur concurrents sur les besoins émergents.

Le deuxième volet de cette recommandation concerne le storytelling de l’e-brand. Pour asseoir sa légitimité et installer sa marque dans l’esprit des consommateurs, on n’a encore rien inventé de mieux que le storytelling et le brand content. Et dans sa narration, il ne faut pas perdre de vue que « la marque dans l’esprit du public doit toujours être en position de héros et doit lutter contre les petites et les grandes misères que subit le consommateur. Elle doit posséder une « reason why » qui la rend bien meilleure ou supérieure aux autres » nous dit Georges Lewi.

Cette valeur ou cette mission peut être explicite, dans la promesse de la marque, ou bien être perçue de manière spontanée et immédiate par tout un chacun. Exemplaire de cette « utilité de marque », Wikipédia est aujourd’hui un symbole universel de progrès et de connaissance pour tous les internautes. Tout le monde reconnaît et valorise sa mission, qui est « d’offrir un contenu librement et réutilisable, objectif et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer. » De même, Apple, Google ou Samsung sont-elles valorisées sur la toile comme des marques symboles d’innovation et de rupture, un avantage évident pour rester immédiatement et durablement présentes dans l’esprit des consommateurs.

3 – Etre irréprochable en matière de service et surveiller son e-réputation avec soin

La plateforme technique de l’e-brand doit être exempte de tout bug, faille de sécurité ou autre problème technique, bien évidemment, mais également au dessus de tout soupçon. Comme le montrent toutes les études, le sentiment de tromperie ressenti par l’internaute, même minime, est le premier critère de désaffection d’un site et entraîne en général sa disparition rapide.

Sur le web, l’attachement à la marque et la fidélité du client demeurent des notions toutes relatives. Et la volatilité est encore supérieure à celle observée dans le commerce « physique ». Quoi de plus simple en effet, en cas de bug ou d’indisponibilité d’un produit, que d’aller en 2 clics « voir ailleurs » sur le site d’un concurrent… et « conclure ». Les e-brands l’ont toujours en tête : un client, même fidèle, peut être vite perdu, de manière provisoire ou définitive. Il faut donc être encore plus plus créatif pour se démarquer et surveiller son e-réputation avec grand soin.

4 – Ne pas tourner le dos à la gratuité, qui fait partie de l’ADN des e-brands

C’est la solution à la laquelle ont recours la plupart des e-brands, dès lors que leurs résultats ne sont pas à la hauteur des attentes de leur(s) actionnaire(s) : monétiser ou rendre partiellement payants des services qu’elles offraient jusque là gratuitement aux internautes. Ce business model est celui des marques « freemium« , qui proposent des services de base gratuitement et des « fonctionnalités avancées » payantes à leurs clients premium, entreprises ou particuliers. Linkedin, Skype, Flickr ou encore Scoopit font partie de ces marques pour lesquelles l’enjeu est d’abord de créer de l’audience avec une version gratuite, puis, une fois l’internaute convaincu, de lui proposer une version avec plus de fonctionnalités, moins de limitations…

Dans tous les cas et quels que soient ses impératifs de rentabilité, une marque qui veut réussir sur le web doit continuer à nourrir ses fidèles, en leur prodiguant gratuitement des conseils, en faisant collaborer des experts à son offre de contenus, en publiant des articles de fond. Cela suppose d’avoir défini en amont une ligne éditoriale en phase avec le positionnement et la promesse de la marque… et de s’y tenir. 

5 – S’adapter en permanence aux sauts technologiques et rester toujours « agile »

Une e-brand technologiquement « à la traîne » ou qui aura donné la primeur sur son site à l’esthétique au détriment de l’ergonomie et des fonctionnalités est potentiellement condamnée à disparaître. C’est en effet un des premiers risques encourus par les marques sur internet, identififié par le gourou du web Jeffrey Zeldman : « leurs propriétaires et leurs administrateurs ne le savent peut-être pas encore, mais 99,9 des sites web sont obsolètes« .

Si le constat paraît alarmant (il est corroboré par une étude de l’éditeur Qualys qui indiquait récemment que « 73 % des sites français n’ont pas été mis à jour depuis au moins un an »), les solutions sont connues. Il s’agit, en premier lieu de mener une veille technologique permanente et de se faire aider, le cas échéant, par des spécialistes. Trop de créateurs et de dirigeants d’e-brands se focalisent en effet sur la dimension commerciale de leur entreprise, au détriment de l’adaptation ou la mise à jour de leur plateforme technique… Une grave erreur.

6 – Demeurer toujours visible, créer des expériences utilisateurs valorisantes, nourrir sa communauté…

Une seule rubrique pour ces trois points, me direz-vous ? En réalité, les méthodes de promotion de l’e-brand font déjà l’objet de nombreuses publications. Pour ne citer qu’une seule de ces sources, je recommande  « Les 11 clés à connaître pour gérer son image sur internet« , un bon article des Echos.fr inspiré du précédent ouvrage de Georges Lewi **.

On y confirme (c’est loin d’être un scoop, bien sûr) que le développement de la notoriété de l’e-brand passe d’abord par un travail de longue haleine sur son référencement. C’est simple : « une e-brand non visible et mal référencée ne sera pas vue et ne trouvera pas son public dans la jungle des offres » rappellent Georges Lewi et Thina Cadierno.

De fait, sur le web, il s’agit en premier lieu de bien choisir le nom de sa marque. Sur ce sujet encore, on constate une différence complète entre brands et e-brands. Tandis que les premières construisent leur naming à partir d’un fort imaginaire comme celui de la mythologie (Hermès, Nike, Ajax…), les marques sur internet privilégient des noms purement descriptifs comme VentePrivée, TripAdvisor ou encore LastMinute. Rares sont les e-brands à choisir des noms à connotation mythologique ou narrative comme l’a fait Amazon. Dans tous les cas, il faut à la fois que les noms de domaine correspondants soient disponibles, faciles à comprendre et à prononcer (donc explicites) et dans l’idéal, aussi différenciateurs et prometteurs que Mediapart, le « média à part ». Il faut ensuite travailler toutes les composantes du référencement (gratuit et payant), pour espérer ressortir du lot, jour après jour.

Du point de vue de l’expérience utilisateur (= « user » ou « customer expérience »), les e-brands s’interrogent sur le parcours et le type d’expérience que l’internaute va/doit vivre lors de sa relation avec la marque. Ces expériences, qu’elles soient digitales ou non, à tous les points de contact avec les consommateurs, contribuent à rendre la marque plus accessible et « humaine ». Il s’agit également pour toutes les e-brands, comme les marques de luxe le font si bien, de faire participer de manière immersive les clients et visiteurs à des expériences émotionnelles qui contribueront à renforcer le lien avec la marque.

Enfin, les marques qui réussissent savent particulièrement bien et pertinemment associer leurs clients aux différentes étapes de leur développement. Souvent utilisée aujourd’hui comme un pur axe de communication par certaines entreprises, la co-création est portant bien davantage qu’une technique de promotion « one shot ». Savamment orchestrée, elle est un moyen unique d’engager ses clients et de renforcer leurs liens avec la e-brand. Cerise sur le gâteau, elle transforme la plupart d’entre eux en ambassadeurs de la marque, but ultime de la plupart des e-brands au travers de leurs actions sur les réseaux sociaux en particulier.

 

Sources :

* Cet article et le précédent fond écho à la sortie il y a quelque mois de l’ouvrage « e-branding – Stratégies de marque sur internet« , de Georges Lewi et Thina Cadierno (Edition Pearson – octobre 2013)

** La marque, de Georges Lewi et Pierre-Louis Desprez, éditions Vuibert (2013)

 

Crédit photo: 123RF

 

Ethique, mercatique et réseaux sociaux : les citoyens et les entreprises au carrefour de l’engagement

Marketeurs, communicants : bonne nouvelle, la dernière édition de l’excellent magazine Tank* arrive en kiosque ! Et dans son numéro 8, la « Revue de toutes les communications » consacre un long et passionnant dossier à cette valeur parée des plus grandes vertus et mise à toutes les sauces aujourd’hui : l’Engagement.

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Pourtant, autant qu’on s’en souvienne, l’engagement n’a pas toujours eu bonne presse. Ainsi que le rappelle Pascal Beria, certaines formes d’engagement comme l’engagement politique ou militant peuvent en effet comporter leurs parts d’ombres et d’excès. On se souvient en particulier des errements de certains intellectuels, de Jean-Paul Sartre à Bernard Henri-Lévy, fourvoyés dans la défense de causes douteuses. C’est que, par définition, « l’engagement est la condition de celui qui ose ». Il est fondamentalement tourné vers le risque et l’action. Au point d’être parfois le cousin de la manipulation et de traduire une forme d’aliénation, nous expliquent d’ailleurs Robert Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens**

Ces réserves formulées, et la « faillite du politique » aidant, le retour en grâce de l’engagement se traduit aujoud’hui pour les individus comme pour les organisations par une véritable « injonction sociale à s’engager ». Tandis que les citoyens sont poussés à défendre des valeurs collectives, les entreprises s’emparent désormais des grands sujets de société.

Dernier « avatar » de ce phénomène, l’engagement est aussi utilisé comme technique marketing via les réseaux sociaux. Les marques ont bien compris l’intérêt de favoriser l’engagement en ligne par le biais de fonctionnalités dédiées (likes de Facebook, shares, retweets…). Et l’engagement via les réseaux sociaux est désormais quantifié, décrypté, monétisé et vanté pour démontrer la puissance des marques au reste du monde.

Que penser de ces phénomènes ? La promotion par les entreprise de ces « succédanés d’engagement » annonce-t-elle la mort du véritable don de soi et des formes d’engagement traditionnelles ? Les marques ont-elles raison de s’investir autant dans ce domaine et y-a-t’il une « bulle » de l’engagement aujourd’hui ? Voici les premières interrogations auxquelles on répond dans le magazine Tank, et je ne peux qu’inciter à aller découvrir les réponses en achetant le magazine, au-delà du résumé subjectif que je vous en livre ci-dessous…

Les citoyens et les marques au carrefour de l'engagement 2 - TheBrandNewsBlog

Le déclin des formes traditionnelles et « spectaculaires » d’engagement

Pierre-Louis Desprez n’hésite pas à le résumer de manière lapidaire  : « A première vue, tout semble montrer que le don de soi n’existe plus dans les pays où le confort a élu domicile« . Comme si les idées ne parvenaient plus, en Occident en tout cas, à influencer les individus, comme si plus rien ne valait qu’on mette sa vie en danger, les formes d’engagement les plus spectaculaires, le don total de soi (et parfois de sa vie) pour une cause semblent résolument en déclin.

Comme si, de surcroît, les paroles ne pouvaient plus être suivies d’actes, seule l’indignation semble encore avoir droit de cité de ce côté-ci du monde. Paradoxe symptomatique de cette évolution, le succès du petit opuscule de Stéphane Hessel Indignez-vous ! (vendu à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde) ne fut pas du tout suivi du même engouement, loin s’en faut, pour la sortie d’Engagez-vous ! pourtant publié dans la foulée par le même auteur…

Tandis que les modalités d’engagement évoluent avec la société, on constate que les injonctions à s’engager, idéologiquement ou politiquement, ont de plus en plus tendance à provoquer le désengagement, en particulier chez les jeunes, « car les engagés donnent trop souvent le spectacle de notables hors de la vie quotidienne » analyse le philosophe Bernard Defrance. De même, les dérives les plus spectaculaires du charity business soulèvent de plus en plus de critiques et suscitent la défiance.

A contrario, les « formes minimales » (en tout cas plus discrètes) d’engagement que représentent le don à des organismes caritatif locaux ou l’engagement dans la vie associative, ne suscitent pas le même rejet ni la même indifférence…

Rien d’étonnant dès lors, à ce que les entreprises s’emparent à leur tour des sujets de sociétés, en essayant de s’appuyer dans leur approche sur les formes les plus concrètes d’engagement vis-à-vis de leurs parties prenantes.

Les entreprises, championnes de l’engagement citoyen

Pour les entreprises aussi, l’engagement est devenu en quelque sorte un « passage obligé ». Chacune y va de sa grande cause, s’efforçant de mobiliser collaborateurs, clients, partenaires et tous les relais susceptibles de faire la promotion de leur action dans ce domaine.

Ainsi, comme l’écrit Pascal Beria, « Devant la faillite politique, l’entreprise se présente volontiers aujourd’hui comme le chantre de l’engagement et endosse la mission de nous guider dans nos choix, nous donnant au passage des leçons d’éthique et nous imposant sa pensée et sa vision du monde (…) L’engagement est ainsi largement utilisé dans les nouvelles formes de management et de communication pour rallier un maximum de collaborateurs et de consommateurs derrière son étendard ».

Expression du moment, « l’engagement citoyen », politiquement correct et synonyme « d’engagement ultra-bright » selon ses détracteurs, a le vent en poupe. Les meilleures initiatives (= les entreprises oeuvrant de manière efficace en cohérence avec leur coeur de métier) y côtoie le pire en matière de recyclage des politiques RSE des entreprises ou de « greenwashing »***.

Et le principal risque de ces démarches, à défaut de s’inscrire dans la durée ou de révéler un réel engouement des entreprises pour la chose publique et l’intérêt général, se trouve bien là selon Pierre Rode. A trop « spéculer » sur ce « marché de l’engagement », le risque n’est-il pas de voir éclater cette « bulle » de l’engagement qui irrigue aujourd’hui tout l’univers caritatif et associatif ? La crainte est bien que l’enchaînement de quelques scandales, liées aux manoeuvres d’entreprises peu scrupuleuses, remettent en cause tout l’édifice et la dynamique d’engagement des plus vertueuses.

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Entreprises et réseaux sociaux : de la marque engagée à la marque engageante

Quelles qu’en soient les motivations, l’engagement des acteurs économique dans la société paraît incontestablement utile, car il est intrinsèquement créateur de richesses et de valeur économique, pour les citoyens comme pour les entreprises.

D’ailleurs, les structures qui ont d’ores et déjà compris que la réputation constituait leur premier actif immatériel ne se contentent pas de s’engager pour de grandes causes (et de le faire savoir). Elles développent également des « stratégies d’engagement » sophistiquées, via les réseaux sociaux principalement, afin de générer un maximum d’interactions avec leurs publics.

L’objectif de cet activisme numérique ? L’ère des communications univoques et descendantes étant révolue, établir une relation plus équilibrée, légitime et efficace avec des consom’acteurs que l’on sait parfaitement informés. Et passer in fine du statut d’entreprise engagée à celui de marque « engageante »… C’est à dire une marque « sachant se faire désirer », au moyen de contenus pertinents, utiles ou ludiques et qui « invite et encourage le consommateur à participer à son marketing«  ajoute Thomas Sauvage.

… Et le planneur stratégique de Landor de formuler une liste de recommandations bien précises pour devenir une marque « engageante » : les 6 commandements de l’engagement sur les réseaux sociaux, en quelque sorte…

  1. Nouer des relations fortes et impliquantes avec ses audiences, en recrutant des « ambassadeurs » et en les accompagnant.
  2. Savoir être présent pour sa communauté : l’écouter pour la comprendre et lui répondre pour susciter l’échange.
  3. Incarner une mission, une vision et un dessein supérieurs qui lui confèrent une dimension sociétale.
  4. Apporter un service à forte valeur ajoutée à son audience.
  5. Savoir procurer des expériences émotionnelles puissantes, par des contenus évocateurs ou ludiques.
  6. Utiliser au besoin le jeu pour « ajouter une couche supérieure d’interaction » et créer l’immersion.

La mesure de l’engagement : des métriques publicitaires discutables… 

Il va sans dire que les milieux de la publicité et des médias ne pouvaient décemment pas « louper le train » de l’engagement.

Supports, régies, agences « traditionnelles » ou pure players… les professionnels de la pub et du brand content conseillent depuis des années les annonceurs sur leur stratégie dans ce domaine. Il leur fallait un outil de mesure pour appuyer et évaluer leur action. Et c’est ce que fournit le cabinet Forrester, dès 2007, en proposant de mesurer l’engagement à l’aune de quatre critères : l’implication, l’interaction, l’intimité et l’influence.

Las, si Forrester a incontestablement contribué à populariser définitivement la notion d’engagement, sa mesure assez complète basée pour chaque critère sur une série de métriques à suivre (pages vues, discussions sur les forums, opinions exprimées par les clients…) n’a jamais fait l’unanimité.

Trop complexe (ou trop complète ?), la plupart des intervenants lui préfèrent aujourd’hui des métriques plus simples et standardisées, retenant souvent comme unique indicateur de performance le nombre d’actions réalisées par un individu avec un contenu (likes, shares, commentaires, retweets…).

Cette conception présente deux défauts majeurs : d’une part, on ne fait pas forcément systématiquement le distinguo entre interaction positive et interaction neutre ou négative. Par ailleurs et surtout : ce type de métriques a le gros défaut de réduire l’engagement à des données purement quantitatives, ce qui est profondément discutable…

Combien d’internautes ont-ils le sentiment de « s’engager » vis-à-vis d’une marque quand ils se contentent de « liker » sa page Facebook ?? Les sondages sur le sujet et les courbes de vente le montrent bien : dans sa conception la plus restrictive, « l’engagement » revendiqué par les marques ne traduit pas forcément un niveau d’implication aussi important que leurs agences voudraient le faire croire… D’où les appels de nombreuses associations professionnelles à dépasser la simple mesure de l’engagement au profit d’indicateurs plus complexes, qualitatifs et pertinents.

 

Les citoyens et les marques au carrefour de l'engagement 4 - TheBrandNewsBlog

 

 

>> Sources bibliographiques / notes :

* Magazine Tank n°8, une publication du All Contents Group, printemps 2014

** Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois – Presses universitaires de Grenoble (2002)

*** Politique RSE : démarche et engagements formalisés et suivis par les entreprises en matière de « Responsabilité Sociale et Environnementale » ; « Greenwashing » : se traduisant par « écoblanchiment » ou « verdissage » en bon Français, ce procédé de marketing ou de relations publiques consiste pour une organisation à se donner une image écologique responsable, au travers des messages véhiculés dans sa communication principalement. 

 

>> Crédits iconographiques :

123RF / Tom Fishburne – The Marketoonist 2011 / X, DR

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