Dis-moi sur quoi repose ta légitimité, je te dirai quelle marque tu es…

Dans un ouvrage collectif publié récemment*, Delphine Dion, maître de conférence à l’IAE de Paris, nous parle de branding sous un jour assez nouveau… Celui de la légitimité des marques et de leur « mode de légitimation ».

En s’appuyant sur les apports de la sociologie, elle définit notamment avec brio en quoi consiste la légitimité d’une marque et sur quoi celle-ci se fonde. Elle présente surtout, en illustrant son propos par des exemples concrets, les 3 modalités de légitimation auxquels les marques ont aujourd’hui recours.

… Un éclairage utile et pertinent, s’agissant d’une problématique à mon avis aussi centrale et stratégique pour les marques que les questions d’identité et d’image.

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La légitimité des marques, késako ?

C’est un des enseignements de la sociologie des organisations de Max Wéber : toute structure, quelle qu’elle soit, cherche à influencer le comportement des acteurs internes et externes et à asseoir une « domination » sur son environnement / son marché. Pour ce faire, le plus sûr moyen est d’acquérir auprès des différentes parties prenantes une légitimité qui permettra à l’organisation et à ses dirigeants de développer une « autorité naturelle » et une adhésion volontaire de la part de ses collaborateurs, clients, partenaires, etc.

Pour Delphine Dion, ce raisonnement et cette logique sont évidemment tout à fait transposables au fonctionnement et à la gestion des marques. Si l’identité d’une marque, telle qu’elle a été pensée et développée par ses concepteurs, représente en définitive « ce qu’est la marque, ses caractéristiques intrinsèques », la légitimité d’une marque peut quant à elle être définie comme « sa capacité à être et à agir sur son marché ».

En ce sens, la légitimité de la marque n’est jamais figée. C’est une action qui se construit au jour le jour, aussi bien au travers des efforts engagés par la marque elle-même, que par le biais des appréciations formulées à propos de la marque par des tiers (journalistes, blogueurs et « influenceurs », partenaires et clients…). La légitimité est donc un « actif intangible » de la marque, dont la valeur se joue, si ce n’est à chacune de ses prises de parole, en tout cas à l’occasion de chacune des décisions importantes qui sont prises durant son cycle de vie : lancement d’un nouveau produit, d’une extension de gamme ou de marque, choix de nouveaux territoires d’expression…

Pour preuve, Delphine Dion rappelle quel tollé avait accompagné le lancement par Fleury Michon d’une gamme de jambon de volaille halal il y a quelques années. La marque avait été boycottée et sévèrement critiquée à l’époque au sein de la communauté musulmane, car elle n’apparaissait aucunement « légitime » sur ce nouveau marché, étant d’abord connue comme spécialiste de la transformation du porc. De même, dans un tout autre registre, le lancement de parfums bons marchés avait-il été considéré comme une extension de marque peu crédible et « illégitime » de la part de BIC, par ailleurs reconnu pour ses briquets, ses stylos et sa maîtrise de la plasturgie… On pourrait citer des dizaines d’autres erreurs de ce type, qui relèvent à l’origine d’une mauvaise analyse par les marques de leur(s) domaine(s) de légitimité.

Les 3 modes de légitimation des marques

La légitimité des marques se construisant dans l’action (qu’il s’agisse de l’action de tiers ou de celle de la marque elle-même), les processus dont disposent les entreprises pour bâtir et consolider chaque jour cette légitimité sont, d’après Delphine Dion, au nombre de trois. Celle-ci ne manque pas de préciser que les marques peuvent évidemment « panacher » ces différents modes de légitimation, mais toutes ont néanmoins un mode de légitimation principal, parmi les suivants :

1/ La légitimation traditionnelle, fondée sur la tradition et la coutume. Cette modalité prévaut en particulier dans les secteurs de l’alimentaire et du luxe, dans lesquels les marques cherchent à appuyer leur légitimité sur un savoir faire traditionnel ou sur l’appartenance à un terroir.

>> Hermès est dans doute l’une des marques les plus emblématiques dans ce registre. La marque inscrit en effet complètement sa légitimité dans le savoir-faire des artisans qu’elle met en scène dans ses points de vente ou dans ses supports de communication. Le site « les mains d’Hermès », par exemple (www.lesmainsdhermes.com pour ceux qui ne le connaissent pas), montre les artisans en action et leur donne la parole, tout en mettant en scène la transmission des savoir-faire et l’histoire de la maison. Autre exemple, la marque Cotten ou plus récemment la marque Breizh Cola ancrent quant à elles leur légitimité et leur mode de légitimation dans le terroir. Cotten, en particulier, revendique ses origines bretonnes en mettant en valeur son lieu de production (Trégunc, dans le Finistère), mais aussi et surtout en mettant à l’honneur ses utilisateurs, car ses cirés sont portés par la plupart des navigateurs et des pêcheurs bretons. Ce processus de légitimation est renforcé par les médias, notamment dans l’émission Thalassa qui, chaque fois qu’on y voit un marin ou un navigateur, fait un peu la pub de Cotten, puisque la plupart d’entre eux portent des cirés Cotten.

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2/ La légitimation rationnelle-légale, fondée sur les lois et les règles. Dans cette forme de légitimation, l’autorité de la marque provient de sa capacité à s’approprier les règles et à imposer des règles sur son marché. Ce processus est donc particulièrement important pour toutes les marques à dimension technologique en particulier (télécoms, high-tech). La légitimation passe concrètement par la mise en avant des investissements consacrés à la recherche et développement, par la taille des équipes de recherche ou le nombre de brevets déposés. Cela peut-être aussi le nombre de prix scientifiques décernés ou encore le nombre de procès intentés et gagnés par la marque, car la capacité de l’entreprise à défendre son territoire et à attaquer ses concurrents sur le plan juridique est souvent primordiale (cf la « guerre de tranchée » juridique au sujet des brevets entre Apple et Samsung par exemple).

>> Dans ce mode de légitimation, on retrouve donc naturellement Samsung, Google, L’Oréal, Dyson ou Essilor, notamment.

3/ La légitimation charismatique, fondée sur le charisme d’un leader. Ce processus de légitimation est naturellement l’apanage de sociétés dont le fondateur ou un des dirigeants est reconnu pour son charisme. Comme le signale Delphine Dion, la légitimité de la « domination » du personnage charismatique repose sur la croyance en ses qualités exceptionnelles et son pouvoir « quasi-magique » d’emmener son entreprise vers des sommets d’innovation et de performance. Ce processus de légitimation se rencontre souvent dans des secteurs comme celui du luxe, de la création ou du design, où les créateurs sont spécialement importants et valorisés.

>> Dans ce registre, on pense bien évidemment à Apple et au génie de Steve Jobs, mais également au charisme de tous les grands créateurs, qui ont pu mener leur marque à des sommets de renommée (Alexander McQueen, Marc Jacobs chez Louis Vuitton…) mais on peut également évoquer les exemples de Paul Ricard, Alain Afflelou ou encore Michel-Edouard Leclerc. Par ses prises de parole dans les médias, l’activisme de son Mouvement E.Leclerc ou encore son blog « De quoi je me M.E.L », qu’il anime depuis 2005, celui-ci est un bon exemple des vertus (et des risques) d’une personnalisation à outrance des messages et de l’image d’une marque. Un des principaux risques dans ce mode de légitimation étant la disparition (ou la déchéance) du créateur, mésaventure qu’Apple ou Dior ont connu ces dernières années, et que ces deux marques ont cherché à surmonter de manière différente (je reviendrai sur ce thème à l’occasion d’un prochain post).

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* Management transversal de la marque – Editions Dunod, septembre 2013

(Crédit photo : 123RF / TheBrandNewsBlog)

Le luxe déchaîné, ou comment les marques françaises de luxe font leur révolution culturelle

Poussées par l’émergence d’une nouvelle typologie de clients (les « consommateurs romantiques ») et par le développement du luxe de masse, les grandes marques et « maisons » françaises se réinventent. Elles le font pour la plupart de manière discrète et détournée. Et pour certaines, de façon plus affirmée, en s’affranchissant des « dogmes » et codes qui régissaient jusqu’ici le marketing du luxe (pour retrouver la liste des 5 grands dogmes du luxe à la française, lire ici mon précédent post).

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Les conséquence de ces bouleversements sont de 3 ordres* :

Les marques se permettent de jouer sur les prix, la rareté et l’accessibilité de leurs produits. Le joaillier Mauboussin affiche des prix cassés en 4 x 3 dans les couloirs du métro ; les plus grandes maisons se lancent dans la vente en ligne (une audace impensable il y a encore quelques années, tant le web était considéré avec dédain et méfiance, car trop « grand public »). Hermès, par exemple, commercialise désormais sur son site ses accessoires et cravates, qui sont livrés sous 3 heures à ses clients parisiens. Autre exemple : dans un pop-up store voisin de son flagship des Champs-Elysées, Guerlain propose à ses clients une nouvelle expérience : un accès direct aux produits que l’on peut toucher, sentir, essayer, dans un espace polysensoriel à la déco pop et acidulée, etc.

La mobilité, l’hybridation, le « disparate » prennent la relève du luxe guindé. Abandonnant les registres ostentatoires et « statutaires », les marques épousent les goûts et attentes du consommateur romantique en mélangeant les catégories d’objets, les gammes de prix et les styles. Moins « intemporelles », elles captent l’air du temps en multipliant les sorties de produits et les séries limitées… sans dénaturer leur esprit originel. Dans cette « tension » permanente entre leur patrimoine et le temps court de la mode, l’arrivée d’un nouveau directeur artistique (comme celle de Nicolas Ghesquière chez Louis Vuitton par exemple) constitue évidemment un enjeu de taille. Les stylistes-stars embauchés par les grandes maisons n’ont pas seulement pour mission de réinterpréter les codes de la marque. Ils doivent aussi « l’emmener » vers de nouveaux clients, en modernisant ses références.

Les codes de la grande consommation font irruption dans la communication des marques. Moins intransigeantes sur les impératifs d’homogénéité de leurs discours, les marques de luxe alternent les différents registres (chic, vulgaire, glamour…) et cultivent les dissonances. Cette tendance est nette sur leurs sites web et comptes sociaux, où elles opèrent parfois en hiatus complet avec le reste de leur communication… Sur leur plateforme http://www.chanel-confidential.com et http://www.guerlain-makeup.com, Chanel et Guerlain proposent ainsi à l’internaute une relation connivente, voire intimiste et complice, en décalage avec l’image plutôt froide renvoyée par leurs boutiques et leurs campagnes pub. Les vidéos décalées présentes sur le site d’Hermès illustrent le même mouvement. Dans la pub, les emprunts à la culture populaire et « vulgaire » sont désormais légion. Chanel choisit comme ambassadrice l’égérie punk Alice Dellal pour son sac Boy, Lanvin la musique du rappeur Pitbull pour une de ses collections. Chanel et Dior reprennent avec humour les codes des jeux vidéo dans leurs campagnes Here comes the beauty pack et Dior games… Bref, « l’hybridation » bat son plein.

Vers la fin du modèle français du luxe ?

Libérées de leur « chaînes », les marques françaises intègrent et orchestrent la dissonance au coeur de leur identité, s’insèrent dans un rythme temporel plus soutenu et mettent en scène une multiplicité de facettes. Esthétiquement, elles s’ouvent à de nouveaux registres pour s’en enrichir : comique, arts populaires, jeux sur les corps et les formes… Ce faisant, elles alignent chaque jour un peu plus leur modèle sur celui de certaines marques anglo-saxonnes, comme Burberry.

Faut-il y voir une perte d’influence de notre modèle national ou une conséquence logique de la mondialisation ? Il est trop tôt pour le dire. En s’adaptant aux nouveaux profils de consommateurs et à l’internationalisation, les marques françaises risquent certes de perdre un peu de leur âme. Mais si c’est le prix à payer pour survivre et rester leaders sur les marchés émergents notamment, faut-il s’en offusquer ? Tous les modèles doivent évoluer, surtout ceux qui marchent… avant d’être passés de mode.

* Exemples et illustrations repris de l’ouvrage de Marine Antoni, Le luxe déchaîné – De l’hernanisation des marques de luxe, Editions Le bord de l’eau – 2013

Crédit photo : Louis Vuitton, X, DR

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