Le storytelling digital, remède imparable contre l’infobésité et l’érosion de l’attention des publics ?

La semaine dernière, j’ai consacré mon dernier billet de blog aux résultats édifiants du 1er « Observatoire du sens » lancé par l’agence Wellcom et par le cabinet d’étude ViaVoice.

Dans le cadre d’une interview croisée, Thierry Wellhoff, Président de Wellcom et François Miquet-Marty, Président de ViaVoice, insistaient notamment sur la nécessité pour les entreprises de mettre en œuvre une narration et un storytelling puissants et inspirants, susceptibles de susciter l’adhésion des publics autour du « sens symbolique ou sublimé » co-construit avec chacune des parties prenantes de l’organisation.

Dans le droit fil de cet échange, et à la suite d’un atelier que j’ai eu la chance de co-animer cet été avec Jeanne Bordeau¹, dans le cadre des master-class organisées par l’école de la communication d’Orange, il me semblait important de revenir aujourd’hui sur ce sujet du storytelling, et en particulier sur le storytelling digital, tant celui-ci se trouve aujourd’hui à la croisée de nombreux enjeux de communication…

Objet de moult confusions (notamment avec les diverses formes de brand content mais aussi du fait de l’essor des fameuses « stories » sur les différentes plateformes de réseaux sociaux), le storytelling est hélas de moins en moins clairement appréhendé par les professionnels… Et paradoxalement, sa pratique a même semblé galvaudée ces derniers temps par les nouvelles techniques et les nouveaux outils digitaux, alors que sa pertinence et sa raison d’être n’ont jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui !

Sous-estimé et parfois incompris, l’art de la narration à l’heure de la révolution numérique et de la conversation méritait décidément que je lui consacre un billet de blog. Et c’est évidemment en compagnie de la brillante Jeanne Bordeau, inlassable apôtre de la qualité du langage et fondatrice de l’Institut de la qualité de l’expression, que j’ai choisi d’aborder à nouveau ce sujet passionnant. A la fois pour tordre le cou à un certain nombre d’idées reçues et réhabiliter le storytelling dans toute sa puissance et dans son ambition première : celle d’ordonner le monde qui nous entoure et avant tout les discours pour redonner du sens à l’action et à la mission de l’entreprise, entre autres.

Qu’est-ce que le storytelling et le storytelling digital en particulier ? Quelle différence avec le brand content et le content marketing ? Pourquoi tous les récits et autres « stories » 2.0 ne se valent pas et ne constituent pas une narration ordonnée et un véritable storytelling ? Quelles conditions et quels schémas narratifs pour fonder une véritable mise en récit de l’entreprise, inspirante et efficace ? Et comment passer d’une narration « à plat » à un véritable storytelling digital et transmédia, à la fois fluide et cohérent, susceptible de susciter la conversation et l’adhésion des publics ? En quoi cela contribue-t-il, pour finir, à capter plus efficacement l’attention des publics et incidemment à lutter contre l’infobésité?

C’est à toutes ces questions – rien de moins – que l’entretien ci-dessous se propose de répondre… Et je tiens à remercier encore très chaleureusement Jeanne Bordeau pour avoir bien voulu éclairer les colonnes de ce blog de ses lumières et de sa vision si riche et ambitieuse de l’art de la narration et de la communication.

Bonne lecture à tous.toutes et bonne inspiration à chacun.e !

Le BrandNewsBlog : Tout d’abord Jeanne, pourriez-vous définir pour nous ce qu’est exactement le storytelling et pourquoi il est si important pour les entreprises de capitaliser sur leur histoire et sur la narration ? Quels en sont les avantages à l’heure de l’explosion des modes d’expression digitaux ? Et qu’est-ce exactement que le storytelling digital, par rapport au storytelling « traditionnel » ?

Jeanne Bordeau : Le storytelling est une mise en récit transversale sur l’ensemble de l’écosystème d’une marque. Il crée un ordonnancement et un fil directeur indispensables à l’ère du digital puisqu’il structure et crée de l’ordre et de la progression dans le discours d’une marque.

C’est cette cohérence qu’apporte le storytelling. Un vrai récit fidélise les consommateurs, spectateurs et acteurs par une grande histoire, qu’elle soit explicite ou implicite. Bien que la mise en récit puisse être amenée à évoluer, elle a pour objectif de créer une visée globale qui contribue à exprimer la stratégie de l’entreprise au fur et à mesure de son développement.

Pour que le storytelling soit vrai et efficace, il doit s’attacher à suivre une trame narrative étroitement pensée en lien avec la culture et les aspirations de l’entreprise dont il est au service. Pour cela, le récit doit être puisé dans la parole des collaborateurs et/ou des clients qui racontent et ressentent le mieux les valeurs, l’histoire et l’expérience que leur fait vivre l’entreprise.

Le storytelling digital est particulièrement créatif, puisqu’il relie son, texte et image et offre une interaction privilégiée entre les marques et leurs communautés. Mais attention, le digital et le web encouragent la multiplicité d’histoires juxtaposées et rarement composées. C’est là où le storytelling entre en jeu : il doit être comme le chef d’orchestre, il tisse des liens intelligents entre les nombreux contenus ou petites histoires imaginés par les marques. Il est incarné par des dirigeants ou porte-paroles de l’entreprise ou par des héros inventés auxquels les clients s’associent.

Le BrandNewsBlog : Ainsi que je l’expliquais en introduction, le storytelling est de plus en plus souvent confondu avec le fameux « brand content », voire avec ces historiettes ou « stories » dont les marques sont de plus en plus friandes sur les différentes plateformes sociales (Instagram…). En quoi le storytelling, et en particulier le storytelling digital, se différencient-ils de ces différents contenus de marque, que vous jugez parfois avec sévérité en les qualifiant de « snacking content » ?

Jeanne Bordeau : «Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, aussi profonds qu’ils soient, ne peuvent se comparer en intensité, en plénitude de sens, avec une histoire bien racontée» écrivait Hannah Arendt. Je promeus la même idée. Un grand récit, avec une trame narrative construite et un héros identifié emporte le lecteur. Les contenus de marque créatifs ne jouent pas dans la même cour. Ils offrent des histoires plus courtes bien que souvent scénarisées. Celles-ci n’ont pas la même magie d’ordonnancement et de récit.

Les contenus de marque n’ont pas la même essence ni les mêmes objectifs que le storytelling. Ils sont créés dans l’optique de transmettre un message de marque, de vendre et d’engager une conversation avec les publics. Tous ces contenus de marque peuvent cohabiter et jouent différents rôles.

Je distingue quatre typologies de contenus de marques : 1) serviciel, 2) pédagogique, 3) ludique, 4) créatif.

  1. Le contenu serviciel conseille le client. Alan, l’assurance santé simple, utilise habilement ce contenu. Il guide ses internautes grâce à une description claire et accessible du monde de l’assurance, pour mieux vendre son offre.
  2. Le contenu ludique, lui, incite à jouer. Il est très apprécié de l’agroalimentaire et des marques telles que Kellogs, Burger King ou Oasis pour créer buzz et notoriété.
  3. Le contenu pédagogique, très populaire chez les marques de beauté et de santé, s’appuie le plus souvent sur des tutos.
  4. Enfin, le contenu de marque créatif, souvent confondu avec le storytelling, nous livre de petites histoires qui installent simplement une atmosphère. Le brand content, c’est Maupassant face à Shakespeare, ce sont des courtes nouvelles face à un grand récit. Mais, bien que ces courtes histoires ne construisent pas un grand récit, et qu’elles ne mettent pas toujours un héros en scène, elles peuvent être de grande qualité. Une marque comme Lidl est très forte en contenu créatif : de petites histoires qui donnent avec justesse envie de consommer. On peut vouloir être juste une marque qui vend !

Il est intéressant de noter que se distinguent de plus en plus du contenu de marque créatif le customer content, contenu co-créé avec le consommateur pour mieux interagir avec lui, et les contenus « employee advocacy », co-créés avec les collaborateurs. Dans le customer content, souvent, le fruit des réponses obtenues par le contenu de marque serviciel et pédagogique, tisse une conversation qui installe elle aussi une pérennité. De jeunes marques conquérantes aiment jouer de ce registre, comme Les 2 Marmottes ou Véja.

Le BrandNewsBlog : Dans un précédent ouvrage¹, vous posiez déjà les neuf lois principales de la mise en récit… et les fondements du storytelling. Pourriez-vous nous rappeler ces lois et nous dire en quoi elles sont toutes si indispensables à une narration efficace ? Vous dites notamment que le storytelling « provoque l’attention » : est-ce une des ses caractéristiques ou un de ses objectifs premiers ? Et en quoi cela le différencie-t-il justement de la plupart des contenus produits par les marques aujourd’hui, qui y parviennent si difficilement ?

Jeanne Bordeau : Oui, dans mon ouvrage Storytelling et contenu de marque, paru en 2012, les fondements de la mise en récit s’appuient sur neuf lois principales…

  1. Le storytelling crée une visée. Il possède un fil conducteur et génère un ordonnancement.
  2. Il installe une atmosphère sensible, crée de l’émotion.
  3. Il est authentique quand il provient des paroles, des témoignages, du vécu des salariés ou/et des consommateurs.
  4. Le storytelling est fondé sur le partage et l’écoute.
  5. Il peut identifier un héros.
  6. Le storytelling fait référence à des stéréotypes qui rassurent et facilitent la compréhension.
  7. Le storytelling entraîne durée et fidélité.
  8. Le storytelling, toujours relié à un zeste de légende, transfigure mais ne défigure pas.
  9. Le storytelling provoque l’attention.

Mais le grand avantage est qu’il provoque l’attention sur la durée, car le consommateur suit le parcours rationnel, l’avancée de l’histoire. Par le maniement du sensible engendré par les héros ou l’émotion de l’histoire, le consommateur est touché et s’associe durablement au scénario déroulé. L’amour actuel des séries en témoigne.

Le BrandNewsBlog : Dans l’excellente étude que vous avez menée en début d’année, en analysant les mises en récit d’une cinquantaine d’entreprises – étude qui a donné matière à la publication de votre dernier Cahier de tendances sur le storytelling digital², que je recommande vivement à nos lecteurs – vous avez identifié un certain nombre de thèmes récurrents auxquels les marques font référence : mythologies du « lieu d’origine » ou du « progrès », thématiques de la matière, du savoir-faire ou du voyage… Pourriez-vous nous donner quelques exemples de marques recourant à ces thématiques ? Et nous dire pourquoi, selon vous, les récits illustrés s’appuyant sur ces thèmes ne constituent pas pour autant un véritable storytelling ?

Jeanne Bordeau : L’analyse des 50 marques de notre cahier de tendances a en effet souligné la récurrence de certains thèmes qui donnent un fondement à la marque, la lie à un symbole ou éclaire la mission principale de la marque.

Le lieu d’origine est en effet l’un des grands thèmes : Volvic est au cœur des volcans d’Auvergne, l’Occitane est naturellement liée à la Provence, le Slip Français aux différentes régions françaises. Mais il y a aussi les thèmes du progrès et de la science, souvent mis en exergue par les entreprises industrielles et technologiques telles que Apple, Air Liquide, IBM, Saint-Gobain. On relève également le voyage en effet, récurrent chez LVMH depuis toujours, ou chez Maison Intègre qui part à la rencontre d’artisans en Afrique, tandis que Polaar fait aussi revivre le voyage en Arctique de son fondateur…

Bien que ces thèmes soient indispensables à une mise en récit, j’aime dire qu’ils « décorent le récit » mais ils ne le fondent pas. Car le récit est comme une maison, il faut le construire avant de l’orner d’un décor que seraient thèmes et tournures qui contribuent à signer la ligne éditoriale de votre marque. On peut dire que ces thèmes ont le mérite de donner de la couleur au récit et de diffuser une ambiance, mais ils n’exploitent qu’une petite partie de tout ce qu’autorise un vrai storytelling, qui prend le temps d’installer tout un univers de façon pérenne dans les mémoires. Steve Jobs est de ce point de vue inoubliable.

Le BrandNewsBlog : Un certain nombre de grandes marques, dans les secteurs du luxe et de la haute technologie notamment (comme Chanel ou Apple) capitalisent beaucoup, dans leur communication, sur leur histoire et sur leur « mythe fondateur ». Cet « historytelling » ainsi que vous le qualifiez, malgré sa mise en scène et le souffle qu’il peut donner au récit de la marque, ne suffit pas non plus d’après vous à construire une narration ordonnée et pérenne. Est-ce à dire que les entreprises qui se concentreraient uniquement sur cet élément de leur identité risquent de voir leur récit tourner court, notamment quand un des éléments du mythe fondateur s’effondre (quand le créateur charismatique de l’entreprise disparaît, par exemple) ?

Jeanne Bordeau : Les grandes marques ont en effet tendance à mettre en récit leur genèse. C’est ce qu’on appelle l’historytelling : la marque s’appuie sur l’histoire du fondateur ou sur l’idée originelle de l’entreprise pour raconter la marque. Bien que l’historytelling mobilise la corde sensible – et c’est rare d’y réussir – et qu’il embarque le lecteur/internaute, il possède ses limites… Que se passe-t-il quand le mythe fondateur meurt ? Quand Steve Jobs a disparu, on a beaucoup plus senti pour Apple que l’on était dans du marketing et pas dans un concept disruptif qui domine comme à l’époque de son vivant. Steve Jobs était un storytelleur surdoué, il était créateur d’un monde et d’un nouveau comportement, Think different. A-t-il été remplacé ? À vous de juger…

Quant à Chanel, nous pouvons nous demander à quel point il faut toujours et encore s’appuyer sur la figure de Coco Chanel ? Raconter encore et toujours l’histoire de la créatrice contribue-t-il à donner le sentiment de modernité à des jeunes communautés ? Cet angle sera-t-il toujours inspirant ? Comment Chanel pourrait-elle davantage s’ancrer dans son époque ? Et lancer « Gabrielle », était-ce moderne ?

Les petites histoires des contenus de marque, ainsi que l’historytelling, ont un « zeste » de construction narrative mais n’ont pas de trame narrative riche et suivie qui puisse réellement « ravir » le client consommateur, au sens du « rapt ».

Le BrandNewsBlog : Schéma narratif problème-solution ou « en escalier » ; schéma narratif « en éventail » ; schéma narratif « en mosaïque » ; schéma « fil d’Ariane »… Vous identifiez et décrivez en définitive 4 types de schémas narratifs, qui sont les plus couramment utilisés par les marques mettant en œuvre un véritable storytelling. Quelles sont les spécificités de chacun de ces schémas ? Qu’est-ce qui les caractérise ? Et pouvez-vous nous donner pour chacun un exemple de marque qui l’utilise ?

Jeanne Bordeau : Les schémas narratifs apportent cohérence, ordonnancement et visée. Les meilleures histoires, celles qui nous emportent, sont celles construites sur des fondements solides qui sont rehaussés par la justesse de l’univers sensible choisi pour peindre le propos, l’intrigue. Les histoires justes touchent à la fois l’esprit et le coeur.

Dans l’analyse de nos 50 marques, quatre trames narratives principales sont apparues…

1) Le schéma « en escalier » est un schéma binaire, problème-solution. Il déploie des problématisations successives sur un même thème. Si ce schéma était un film, il serait « Annie Hall », de Woody Allen, parce que les histoires possèdent une structure simple. Dans ce schéma, il y a une mise en option de ce qui est avec ce qui pourrait être. À chaque problème est confrontée une solution. Il y a une avancée marche par marche, (« en escalier »). La force de ce schéma est d’impliquer rationnellement le consommateur, de le prendre par la main grâce à une démonstration pédagogique.
Il illustre bien la stratégie narrative de Saint-Gobain. De nombreuses histoires sont construites sur la visée du groupe qui est de « concevoir, produire et fournir des matériaux pensés pour le bien-être de chacun et l’avenir de tous. » Chaque innovation fait l’objet d’une courte histoire. Il existe aussi des petites histoires « preuves » avec des témoignages de clients.

2) La tendance la plus fréquente est le schéma narratif « en éventail » proche de la construction de « Lalaland ». Le principe est de développer des petites histoires autour d’une idée centrale, qui peut être la mission de l’entreprise ou un thème prépondérant. Bien que distrayant, puisque chaque histoire vient corroborer le thème central, cette trame peut sembler répétitive dans sa construction. Dans « Lalaland » on vit les saisons, les unes à la suite des autres : printemps, été, automne, hiver. C’est le « chronos » du logos. Simple chronologie.

La marque Bobbies par exemple déploie ses histoires autour du thème du voyage grâce à sa mascotte Jean-Bobbi. Le Slip Français a choisi le made in France, le 100% français. Il nous déshabille l’histoire de la fabrication des slips, des collections. On vit les tribulations de Francis, l’un des personnages représentatifs de la marque. C’est l’énonciateur qui n’est autre que l’équipe du Slip Français qui fait le lien entre toutes ces courtes histoires pour composer un récit. L’énonciateur donne au storytelling une visée en mettant en perspective les missions du héros de la marque, « mon slip ce héros ».

3) Plus riche et nourri que les deux schémas précédents, le troisième schéma est le schéma en mosaïque, c’est le film « Les uns les autres » de Lelouch. Les petites histoires publiées sont comparables à des touches de couleurs d’un tableau impressionniste : rassemblées grâce à une ligne éditoriale forte, elles créent un tableau harmonieux. Il y a un ordre profond dans le désordre apparent. Les messages émanent d’énonciateurs divers et sont surtout de formes variées : cas, témoignages, vidéos, citations de journalistes, articles. Mais elles sont obsessionnellement au service de la ligne éditoriale poursuivie.
IBM a choisi ce schéma pour structurer son offre profuse et nous invite à voyager dans un thème qui lui est propre : l’innovation et l’inventivité au service du client. Les messages sont de formats divers mais illustrent toujours leur credo « I think therefore IBM ». Ce n’est jamais écrit de la même façon. C’est la diversité des formes qui sert le fond du propos.

4) Enfin, le schéma narratif « en fil d’Ariane » pourrait sembler sans doute le plus puissant car le plus complet. Il déroule le fil d’une histoire ordonnée, faite de rebonds et incarnée par un héros et quelques autres personnages. Il mobilise notre attention puisqu’il nous faire vivre une aventure, il prend le consommateur par la main. Son récit monte en puissance, exactement comme dans « Autant en emporte le vent ». On vit une saga. Cette stratégie narrative est notamment utilisée par Apple, ou encore Innocent.

L’équipe des délicieux smoothies détaille son récit source, l’histoire de trois amis, sur leur site internet, puis déroule leur fil conducteur : l’engagement RSE de la marque. Il faut sauver les clients de la malbouffe en offrant des jus sains et bons pour leur bien-être. La marque veille à respecter cet engagement tout au long du récit : 10% des bénéfices sont reversés à des ONG, une fondation est créée, des actions sont montées pour contribuer au bien-être des collaborateurs… Tel un véritable texte orchestré avec une situation initiale (un monde où l’on se nourrit mal), un héros sauveur (le saint Innocent), un adjuvant (les jus Innocent), le dénouement (une meilleure santé), Innocent nous fait voguer à 100% dans ses jus de fruit.

Le BrandNewsBlog : Sans aller jusqu’à établir une hiérarchie entre ces différents schémas narratifs, qui ont chacun leurs avantages, on comprend néanmoins que le plus sophistiqué, c’est à dire le schéma en « fil d’Ariane » a votre préférence. S’appuyant sur les canons du schéma narratif aristotélicien, il s’articule autour d’un personnage central (le héros) qui va faire face à des difficultés mais trouvera sur son chemin des alliés pour l’aider dans sa quête, des ennemis et pourra compter sur un adjuvant qui facilitera sa réussite. En dehors de l’exemple d’Innocent et de celui d’Apple, dont le mythe fondateur s’est beaucoup nourri de la vision de son démiurge Steve Jobs, l’adjuvant de sa réussite étant l’inventivité, quels autres storytellings s’appuient sur ce schéma ? Vous évoquez notamment Red Bull…

Jeanne Bordeau : Le fil d’Ariane est puissant, mais… La limite est quand le héros est le fondateur. Car même un héros fondateur meurt ! Red Bull a donc fait beaucoup plus fort et a réussi à faire en sorte que les héros soient ses clients. Dans ces cas-là, le fil d’Ariane est infini, multiple et une toile d’araignée se construit. Et de toiles … n’est-ce pas ce dont le web rêve ?

Le BrandNewsBlog : Ainsi que vous l’expliquez de manière très pédagogique dans votre Cahier de tendances, si le schéma narratif est indispensable car il pose en quelques sortes les fondations de cet édifice que constituent le storytelling, le style narratif, la langue adoptée et les visuels mis en avant, de même que les canaux retenus pour diffuser l’histoire en constituent quant à eux l’indispensable décoration… A ce sujet, vous militez pour une langue différenciatrice, incarnée et authentique, nourrie des expressions et des vocables métiers employés par les salariés eux-mêmes, mais aussi pour un storytelling transmedia, associant à la fois son, texte et image. Qu’est-ce exactement qu’un storytelling « transmedia » ? Et pourquoi est-il aussi important pour vous d’associer tous les modes d’expression pour bâtir une narration efficace sur les canaux digitaux ?

Jeanne Bordeau : Je me bats surtout pour que chacun parle la langue qui le singularise, que chaque entreprise et marque parle et écrive la langue qui lui ressemble. Être singulier et pas puriel.

Le storytelling transmedia, qui jongle avec les textes, les vidéos, les photos, les sons donne cette possibilité aux marques d’avoir un discours riche et complet, construit et kinesthésique, multisensoriel. Pour signer au mieux leur identité, si en créant la trame narrative, en colorant les propos avec des thèmes, les traits de personnalité de la marque, ses valeurs restent les codes obsessionnels qui irriguent tout le territoire sémantique de la marque, la cohérence s’installe. Cohérence, mot tant prisé et recherché ces temps derniers. Il convient donc de respecter la ligne éditoriale : toute histoire doit respirer le style de la marque. Qui utiliserait la même histoire ou la même tonalité pour parler de Céline et de Moschino, de Dacia ou de Porsche ? De YouTube à Facebook, en passant par le site web, les newsletters, les supports print ou les podcasts et les légendes Instagram, les communicants deviennent scénaristes, réalisateurs, monteurs. Le meilleur est à inventer !

Tous ces modes d’expression sont parfaitement conjugués chez Red Bull, qui possède une house media d’une centaine de personnes pour bâtir cette narration transmedia pensée et anticipée. Site internet, RedBull TV, webmagazine, et les réseaux sociaux… Et si Red Bull n’était pas loin de commencer à faire son cinéma ? L’histoire de la boisson énergisante est multidimensionnelle ; elle crée une expérience client pour chaque domaine du sport et signe une cohérence, une manière d’être Red Bull. On peut être multidimensionnel et consistant.

Le BrandNewsBlog : Au final, la qualité du langage et de l’expression demeure plus que jamais votre cheval de bataille, même à l’heure des réseaux sociaux, de la conversation et malgré l’érosion globalisée de l’attention des publics. En quoi une narration structurée par un schéma bien déterminé, associée à un langage original et différenciateur permet-elle à une marque d’être à la hauteur des grands enjeux de communication contemporains à votre avis ? Et dans ces domaines de la qualité du langage et du storytelling transmédia, quelles sont les meilleures pratiques et les marques « best in class » ?

Jeanne Bordeau : Actuellement, il y a des marques justes dans le déploiement de leur récit, par exemple Maison Standards. Lush et Fabienne Alagama sont des jeunes marques qui ont posé de très bonnes fondations. Mais quand on sait que « la planète Netflix est habitée par plus d’une centaine de millions de consommateurs » comme le commente Xavier Couture, on commence d’entrapercevoir ce que sera l’exigence des specta-consommateurs quant à la qualité des histoires que chaque marque choisira pour se raconter.

Le BrandNewsBlog : Le storytelling le plus réussi, n’est-ce pas au final celui qui arrive à transformer le client en véritable héros du récit raconté par la marque ? Et à lui donner les moyens de devenir véritablement un acteur de l’aventure, comme y parvient si bien la marque Innocent, justement ?

Jeanne Bordeau : Transformer le client en héros du récit raconté par la marque est en effet l’un des objectifs du storytelling. La marque Innocent, s’adresse directement à l’internaute avec un ton informel et convivial pour entrer en conversation avec lui – « mets ton bonnet » « dans le coin ? » « envie de papoter ? » « vous êtes curieux ?- et ensuite le faire participer à l’engagement de la marque. Comment ? En s’inscrivant dans la galerie des tricoteurs et en épinglant sa photo à la vue de tous. Faire tricoter un consommateur en 2018. Chapeau !

Mais il y a des storytellings qui retiennent notre attention, dont on ne souhaite pas pour autant devenir le héros. Prenez AXA par exemple : leur série « Born to protect » capte des catastrophes. Elles sont prenantes mais est-ce pour autant que nous avons envie d’imaginer notre prochain péril et signer chez Axa ?

Allianz a posté ses vidéos « Je suis l’imprevu », les vidéos retiennent l’attention mais avons-nous envie d’être confrontés à un imprévu aussi incarné ? Allianz doit réfléchir à la capacité de conviction à proposer au consommateur face à ce défi qui fait frissonner pour provoquer et construire une réassurance qui ne reste pas une simple promesse.

Le BrandNewsBlog : On le voit à travers votre Cahier de tendances et vos propos : bâtir un storytelling digital efficace, cela ne s’improvise pas et cela demande à la fois compétences digitales, rigueur, cohérence et méthode… ce qui n’est pas si facile à mettre en musique au quotidien ! En termes opérationnels justement, au sein des directions de la communication, quel type d’organisation vous semblerait la plus propice et la plus adaptée pour atteindre de tels objectifs et développer un storytelling digital efficace ? Faut-il promouvoir de véritables newsrooms, animée par des rédacteurs en chef ayant droit de regard sur tous les contenus émis par la marque ? Ou bien une autre organisation permettrait-elle de relever ces défis ? Et quelles sont le cas échéant les (nouvelles) compétences requises ou à acquérir d’urgence au sein des services com’ à votre avis ?

Jeanne Bordeau : Je crois de plus en plus à une modélisation de la chaine éditoriale et à des process fondés qui exacerbent la qualité d’écriture mais qui ne l’aplatissent pas. L’intelligence artificielle aide à l’ordonnancement, c’est sain. Elle professionnalise l’écriture, elle aide à concevoir des chaines de production éditoriale où les rôles des plumes sont pensés et complémentaires. Et précisément, le récit possède cela : structure et visée. Toutefois, il ajoute à ces process sensibilité, âme, poésie et vibration… Cela n’a pas échappé aux GAFA qui depuis quelques temps convoquent les poètes en Californie…

De même, le grand succès des écoles américaines de scénaristes, ce sont les travaux en ateliers. La conjonction de talents complémentaires, la richesse de sensibilités conjuguées. Désormais, l’écriture se pense.

Ce qu’il faut, c’est fonder des organisations quelles qu’elles soient. Elles doivent être conçues en lien avec le secteur d’activité de la marque. Oui, il y a des war room et des social room : elles concentrent l’écriture, les compétences, les organisent-elles toujours ?
Il faut rétablir l’écrit en interne, travailler en ateliers, être sensibilisés et formés, posséder une stratégie éditoriale, une signature sémantique et se rendre compte que la chaine de production d’écriture est au service d’un outil sérieux et exigeant, le langage, qui ne peut plus se construire sur la simple intuition d’une créa.

C’est une nouvelle ère parce que l’intelligence artificielle elle-même a ouvert notre cerveau. Il faut être inspiré pour écrire, mais pas que : il faut comprendre un contexte, une situation, avoir un objectif, connaître le champ sémantique de l’entreprise, respecter sa ligne éditoriale. Si je ne compose pas dans la musique du lieu pour lequel j’écris, cela n’ira pas. Goldman n’a pas composé de la même manière pour Johnny Hallyday que pour Céline Dion. Tout génie au service d’une marque doit y songer.

Le créatif doit faire partie d’une équipe où la complémentarité va jouer à la hauteur de l’attente que l’entreprise possède et de la stratégie qu’elle s’est imposée.

Le BrandNewsBlog : Une dernière question Jeanne, si vous le permettez… Toutes les marques sont-elles au final légitimes à faire du storytelling ?

Jeanne Bordeau : Il n’y a pas de règle, tout dépend des souhaits et des aspirations de la marque. Chaque marque peut construire un storytelling mais toutes les marques n’en ont pas forcément le besoin ni d’ailleurs l’envie…

Les marques qui sont plus prédisposées au storytelling sont celles qui veulent être plus qu’une marque, celles qui ont une volonté réelle d’engagement ou de distinction, celles qui agissent comme une entreprise (personne morale) et veulent transporter dans leur trajectoire leurs collaborateurs, leurs clients. Ces entreprises et marques possèdent alors un propos qui sera citoyen ou qui sera éventuellement porté par des dirigeants incarnés. Cela n’est pas obligatoire, mais ce sont des entreprises et des marques qui souhaitent souvent s’expliquer et partager avec leur communauté la vérité de leur parcours et cultiver une relation qui possède un petit plus.

Innocent ne pourrait faire que du contenu de marque mais c’est son storytelling qui a sculpté son engagement. Agnès b. est allée plus loin que la création de mode : elle a mis derrière sa marque une intention et un récit avec sa fondation sur l’art, s’est engagée sur des modes de comportements… Et pourtant le storytelling n’était pas encore à la mode mais Agnès b. a su raconter son histoire : on se souviendra d’elle !

En revanche, une marque comme Lidl, d’origine allemande, est excellente dans son contenu de marque mais elle ne cherche pas à faire connaitre ses porte-paroles et son origine allemande par exemple. Elle ne cherche pas à faire du storytelling à tout prix. C’est une marque qui veut vendre au meilleur prix. Nous intéresser, nous informer et nous distraire et c’est noble. Vendre est l’acte le plus difficile pour une entreprise et une marque.

Que l’on soit une marque jeune comme Maison Standards et Lush ou une marque plus ancrée telle que Michelin ou Hermès, on construit un storytelling quand on a une perspective, une volonté d’ancrage, un souhait de fidélisation et que l’on souhaite faire comprendre que son entreprise ou sa marque possède une âme. Tous les consommateurs n’ont pas besoin d’un zeste de rêve et de poésie en plus. Ce qui est certain en revanche, c’est que toutes les marques ont un point commun dès le départ : elles veulent vendre. Chacun a son art et la manière.

 

 

Notes et légendes :

(1) Storytelling et contenu de marque, par Jeanne Bordeau – Editions Ellipses, 2012

(2) Cahier de tendances sur le storytelling digital – Institut de la qualité de l’expression, février 2018 (Ce document peut être commandé directement auprès de l’Institut, au prix de 180 euros, en écrivant à Pauline Clauzel).

 

Crédits photos et illustrations : Jane B, TV5 Monde, The BrandNewsBlog 2018, X, DR

 

Comments

  1. A reblogué ceci sur TasteTellinget a ajouté:
    Pour une fois, je partage avec vous un billet extérieur avec cette interview croisée de Jeanne Bordeau et Hervé Monier. Il donne de nombreuses clés pour bien comprendre ce qui fait la nature et l’efficacité du vrai storytelling. Une définition du storytelling à laquelle j’adhère et qui change du flou artistique et de la confusion qui entoure souvent cette thématique. Bonne lecture !

  2. Ridoux serge. says:

    Comme toujours les analyses et les réflexions de Jeanne Bordeau concernant le langage des marques, mais pas seulement, celui des institutions et de ceux qui gouvernent, sont toujours claires et brillantes, à l’écrit comme à l’oral !

  3. TOP, merci.

  4. Bonjour Hervé et Jeanne, Je ne peux qu’adhérer à la nécessité d’une démarche de cohérence, de différenciation (http://www.patrickmathieu.net/singularite/) et de déploiement dans le temps dans l’éditorial mais vouloir tout expliquer avec la notion de storytelling est un peu tiré par les cheveux. La cohérence est aussi stylistique, langagière, atmosphérique, communautaire, etc La marque joue en général sur plusieurs piliers de contenus avec souvent différents principes de cohérence. Organisons un débat en analysant quelques écosystèmes de contenu et je suis certain qu’on trouvera un beau terrain d’entente en mixant différents concepts (mission et approche éditoriale, piliers de contenu, brand culture, charte stylistique, mise en récit, singularité, etc).

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