Après le confinement, quels constats et quelles évolutions managériales, organisationnelles et communicantes pour les dirigeants et les entreprises ?

Ces dernières semaines, les études sur les stratégies de communication déployées durant le confinement par les entreprises et leurs dirigeants se sont multipliées. Et il n’est guère d’agence ou de société d’étude qui ne se soit livrée à sa propre analyse des conséquences à court et moyen termes de la période que nous venons de vivre.

De fait, après un temps de sidération durant lequel les organisations ont peu communiqué, nombreux ont été les dirigeants à reprendre la parole et à s’exprimer dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux au fil des dernières semaines. Il y avait donc amplement matière à analyse, en effet, ne serait-ce que pour décrypter la pertinence, les objectifs et les contenus de ces prises de parole en période de crise.

Parmi ces contributions d’agences et d’instituts – plus ou moins fouillées et intéressantes il faut bien le dire – deux études ont particulièrement retenu mon attention : la nouvelle édition de l’enquête de la société Angie+1¹ sur le « leadership digital des dirigeants », bien enrichie cette année par l’éclairage des prises de parole liée à la crise sanitaire, ainsi qu’une remarquable étude réalisée tout récemment par la société EKNO² auprès d’une centaine de dirigeants d’organisations et d’entreprises de taille différente, embrassant quant à elle l’ensemble des impacts organisationnels, managériaux et stratégiques des semaines et mois de pandémie que nous venons de vivre.

Si tout le monde s’accorde à dire que la sortie de crise et un « retour à la normale » ne sont pas encore pour demain et qu’il est encore trop tôt pour dresser un bilan final, il faut rendre hommage à Jean-Marc Atlan et à ses équipes d’avoir eu l’idée, à ce moment charnière entre confinement et déconfinement, d’aller recueillir le témoignage et le ressenti des dirigeants, ainsi que leurs anticipations et projections pour les mois à venir… Les verbatims recueillis et l’excellente synthèse que nous en livre EKNO³ viennent en quelque sorte compléter et enrichir le « livre de bord de crise » que tout bon communicant devrait prendre soin de documenter et alimenter pour en capitaliser les nombreux enseignements.

Et que nous apprend cette étude d’EKNO, me direz-vous ? Tout d’abord, que les dirigeants ont été eux-mêmes surpris par la capacité d’adaptation, l’agilité et la résilience dont ont fait preuve leurs équipes ces dernières semaines. Que cette formidable capacité de mobilisation et d’innovation est venue à bout, dans l’urgence et sous la contrainte, de freins et de blocages organisationnels et culturels qu’on aurait pu croire impossibles à lever, dans un laps de temps aussi court en tout cas. Ensuite, que la crise a agi comme un puissant accélérateur et un révélateur, en boostant la transformation numérique au sein des entreprises tout en offrant l’expérience à grande échelle du télétravail de masse et de nouvelles pratiques et modalités relationnelles. En remettant aussi le management, l’animation et l’accompagnement de proximité des équipes au centre de la mission des cadres et des dirigeants, pour la plus grande satisfaction des salariés et une performance accrue… Et que tout retour aux pratiques managériales et aux comportements d’avant, dans les prochaines semaines, risqueraient bien de ruiner les efforts et les avancées si chèrement obtenues…

On le mesure à la lecture de ces premiers enseignements (car il y en a bien d’autres, à découvrir ci-dessous) : toute crise est intrinsèquement porteuse de risques et d’opportunités et il appartient en premier lieu aux dirigeants de prendre le temps de tirer toutes les leçons des semaines et mois écoulés pour se projeter le plus intelligemment vers la suite. Celle-ci ne sera assurément pas un retour en arrière mais plutôt un bond en avant, avec une accélération des transformations déjà en cours et des conséquences déjà prévisibles en termes organisationnel et managérial, la volonté d’impulser de nouvelles pratiques et habitudes de travail au sein de l’entreprise et de nouveaux objectifs et modalités de communication.

Jean-Marc Atlan² (fondateur d’EKNO) et François Guillot¹ (Angie +1) ayant accepté de répondre à mes questions, je vous livre ci-dessous la première partie de leur interview, et reviendrai dès jeudi sur les enseignements de l’enquête d’Angie+1 sur le leadership digital des dirigeants…

Bonne lecture à toutes et à tous et merci encore à ces deux brillants communicants pour leur éclairages précieux.

The BrandNewsBlog : Tout d’abord Jean-Marc, félicitations pour votre enquête, particulièrement riche et complète, sur la perception par les dirigeants de la période inédite que nous vivons, et félicitations pour la qualité de la restitution que vous nous en livrez. Au-delà de la fonction de « miroir » de cette restitution pour les dirigeants que vous avez interrogés, il me semble que la grande vertu de cette synthèse est aussi d’objectiver et documenter les évènements que nous vivons, en bonne pratique de gestion de crise. Etait-ce là une de vos ambitions initiales ? Et pouvez-vous nous parler de l’échantillon et la méthodologie retenue pour recueillir ces retours passionnants ?  

Jean-Marc Atlan : Bonjour Hervé et tout d’abord merci à toi de nous donner cette opportunité de partager et mettre en débat les principaux constats de notre recherche. Parmi nos différentes expertises, la communication de crise constitue un pôle important de nos activités et des expériences de nos consultants. Nous savons bien à ce titre que les situations de crise constituent toujours des moments propices pour ausculter les moteurs et les freins des organisations et de leurs équipes.

Or, de ce point de vue, nous sommes entrés mi-mars dans une période complètement inédite de crise et de confinement, que les entreprises, les organisations et leurs dirigeants ont commencé à traverser en apprenant « en marchant », une fois la sidération encaissée. Inédite bien sûr par son ampleur et sa violence, mais inédite également par son universalité, puisqu’elle a affecté toutes les entreprises, collectivités et organisations au même plan et au même moment. C’est naturellement du jamais vu, et cela nous donnait donc une opportunité unique de confronter les expériences et leur vécu, avec l’inertie et la capacité de résilience de chaque organisation, mais aussi les apprentissages individuels et collectifs qui pouvaient se faire jour.

Nous avions donc une triple ambition en nous lançant dans cette introspection collective avec les dirigeants. 1) Capturer sur le vif, d’une part, toutes les caractéristiques de cette expérience et de son vécu par chacun dans un moment unique où tout le monde était, si je puis dire, logé à la même enseigne, même si tous les métiers ne sont naturellement pas impactés au même degré. 2) Organiser d’autre part un partage et un débat autour des enseignements de cette expérience pour des dirigeants manifestement en forte attente de points de repères dans cette période extraordinaire à très faible visibilité. 3) Tracer enfin, même si nous sommes loin d’être sortis de ce séisme et de ses répliques, quelques premières lignes d’horizon pour éclairer non seulement les enjeux de la phase de déconfinement mais aussi les impacts à plus long terme sur le management et la communication des organisations.

L’engouement que nous avons rencontré pour contribuer à notre démarche a fini de nous convaincre de son intérêt, puisque dans un délai pourtant très contraint de 10 jours, du 6 au 17 avril 2020, une centaine de dirigeants et décideurs, issus de 71 entreprises et organisations différentes, a répondu à notre étude en ligne : 33 dirigeants de grands groupes et ETI, 22 dirigeants de PME, ainsi que 41 directeurs ou acteurs des fonctions Communication, Marketing et Ressources Humaines. Cela nous a donné une matière particulièrement riche pour mettre en regard les points de vue de ces dirigeants de tous horizons sectoriels, sachant que nous souhaitions en faire une restitution rapide pour être utiles et, si possibles, inspirants dès le début du déconfinement, qui n’est pas une étape anodine non plus, loin de là.

The BrandNewsBlog : Réalisée il y a quelques semaines, votre étude a le double mérite d’embrasser les grands enseignements des semaines écoulées (de confinement) et de nous projeter sur la suite : le « déconfinement » que nous sommes en train de vivre et la période tant espérée du retour à la normale. A ce sujet, quel est votre sentiment : on a l’impression que si retour à la normale il y a, il sera très progressif et que plus rien ne sera vraiment comme avant, les dirigeants interrogés ayant été très marqués par les semaines et mois écoulés et ayant pour la plupart l’intention d’en capitaliser les enseignements ? 

Jean-Marc Atlan : Pour être tout à fait honnête, à titre personnel, je ne crois absolument pas à un monde d’après, tout au moins pas à celui que beaucoup essaient de nous vendre aujourd’hui, et qui n’est bien souvent qu’un miroir opportuniste de canevas idéologiques issus, justement, du monde d’avant. Cette crise attise, éclaire, accélère voire concrétise en effet de nombreuses évolutions ou ruptures qui étaient déjà en cours, beaucoup plus qu’elle ne dessine un futur éden qui verrait par magie fonctionner toutes les recette radicales ou pire, furieusement datées, ayant échoué jusqu’à maintenant.

La période en revanche, et c’est son côté réjouissant, a l’immense mérite de permettre toutes les expérimentations, même si c’est sous la contrainte, de faire vivre le droit à l’erreur et de challenger tous les tabous organisationnels et culturels. Et, surtout, de mettre les équipes et leurs dirigeants en mouvement, en appétit même ! C’est ce qui me rend particulièrement optimiste pour les semaines et les mois à venir. Car les apprentissages sont nombreux, et, pour certains, surprenants. Toutes les conditions sont donc a priori retenues pour que les organisations, au premier rang desquelles leurs dirigeants, soient en mesure de bien analyser tout ce qui a bien et mal fonctionné avec l’objectif de progresser et de capitaliser sur ce qui a fait ses preuves.

Comme tu l’évoques, c’est d’abord au niveau des dirigeants que l’impulsion et la conviction devront être fortes et résolues. La franchise, la lucidité et la profondeur avec lesquelles la plupart d’entre eux nous ont répondu – on le ressent dans le choix et l’authenticité de leurs mots – laissent peu de doutes sur ce point. Leur envie est là, et d’autant plus présente que leurs équipes ont montré qu’elles étaient au rendez-vous, y compris dans l’urgence et totalement à distance.

Nous avons donc une occasion unique de continuer à faire bouger les cultures de management et de communication des organisations à partir d’un moteur déterminant : la volonté et la capacité de leurs dirigeants à se remettre en cause eux-mêmes dans leurs modes de fonctionnement, professionnels et personnels. Car ne l’oublions surtout pas, tout dirigeants qu’ils soient, les femmes et les hommes à la tête des entreprises et des organisations ont traversé cette épreuve comme tout un chacun, bousculés voire bouleversés dans leurs propres modes d’existence et d’épanouissement. Ils ont et auront donc les mêmes questions existentielles personnelles en sortie de crise quant à l’intérêt et l’utilité de leurs missions et quant aux meilleures façons de les exercer efficacement. Ce sera un puissant catalyseur de changement collectif, au moins pour les meilleurs d’entre eux !

The BrandNewsBlog : Dans votre guide d’entretien, vous avez abordé et ausculté de nombreuses facettes et dimensions de cette crise pour les entreprises : quelles leçons (positives et négatives) les dirigeants tirent des semaines écoulées ? Quelles ont été les bonnes pratiques ? Quelles responsabilités les entreprises et organisations sont prêtes à endosser et quels grands enjeux elles identifient pour la suite ? Quelles évolutions imaginer et quels impacts à plus long terme sur le management, la communication et la façon même d’envisager leur mission et leur rôle sociétal… A ce titre, quels sont les 2 à 3 enseignements majeurs que vous retirez de la matière recueillie auprès des dirigeants ? Quelle serait pour vous la synthèse ultime de cette étude et la lueur d’espoir à retenir, pour les prochains mois qu’on nous présente si sombres ?

Jean-Marc Atlan : Parmi tous les enseignements de cette double expérience de management de crise et de management à distance, il me semble que deux principaux constats émergent et méritent qu’on s’y arrête un instant. Le premier d’entre eux, c’est la formidable capacité des organisations à se remettre en question et s’adapter dans l’urgence, en convoquant la force du collectif et la solidarité de fonctionnement, comme si, d’une certaine façon, la proximité avait défié la distance. Avec, au passage, une efficacité souvent égale ou supérieure à l’ordinaire.

Pour la plupart de nos témoins, cette crise a permis de rendre visibles, peut-être plus clairement et immédiatement que jamais, des évidences souvent dissimulées par les routines du quotidien : l’urgence à agir sans encombre superflue, l’acceptation de nouveaux modes de faire plus agiles, efficaces et épanouissants, la prise de conscience de la vulnérabilité de nos environnements, le sens retrouvé dans nos missions…

De nombreuses barrières ont été levées, et de nombreux obstacles démystifiés – le télétravail et l’usage des outils digitaux notamment…– au service de l’agilité, de l’adaptabilité et de la réinvention… et in fine au service de la performance de l’organisation. C’est ainsi que des barrières psychologiques ou techniques sont tombées du jour au lendemain, révélant, en creux, toutes ces formes d’auto–censure qui paralysent d’ordinaire les hommes et les organisations. Boostées par l’urgence et parfois l’adrénaline, les équipes ont témoigné au quotidien de leur résilience jusque dans les situations les plus complexes. Tout cela nous permet de relativiser et battre en brèche au passage les théories récurrentes sur le prétendu désengagement des salariés français au travail, mais aussi à vivre ou redécouvrir toutes les vertus de la transversalité et du décloisonnement à grande échelle.

Le second constat clé, de l’aveu même de nos interlocuteurs dirigeants, c’est la reconnaissance d’une forme de retour aux sources du management dans leur quotidien, n’ayant pas eu d’autre choix que de se recentrer sur leur mission essentielle : manager des gens plus que de gérer des processus !

En effet, dans un contexte où les repères quotidiens habituels sont bouleversés, la densification des fonctions de management et de communication interne s’est imposée naturellement pour pallier les risques de rupture des process et du dialogue à distance. Et les dirigeants ont du s’y investir, directement et plus que jamais, je dirais même « s’y coller » tant cet exercice a pu être nouveau ou déstabilisant pour certains. Il fallu dégager le temps nécessaire pour cela, faire preuve de remise en question et de créativité pour inventer et promouvoir de nouveaux rituels, donner le sens à l’action collective et revaloriser le rôle de chacun. Car la particularité de ce management à distance, c’est le besoin exacerbé d’écoute et d’attention actives de chacun, avec des situations et des vécus très différents, et l’exigence de rassembler des collectifs fragmentés par des organisations à plusieurs vitesses. Tout cela n’est évidemment pas neutre et a exigé que les dirigeants, comme leurs managers, mobilisent toute leur épaisseur humaine. En cultivant le registre des valeurs relationnelles et émotionnelles qui ne gouvernent pas d’habitude, et qui ont pourtant été tout simplement déterminantes dans la période comme autant de soupapes pour dépasser la complexité et encaisser l’exigence de la situation.

C’est au carrefour de ces deux constats principaux que réside pour moi la synthèse essentielle et le motif d’espoir à retenir pour les semaines et mois à venir. Cette crise a fait bouger bon nombre de curseurs sur des sujets aussi fondamentaux que l’identité et l’autonomie au travail, la performance collective des organisations et les fondamentaux de leadership, de cultures et de pratiques managériales. Avec une démonstration de la formidable capacité des équipes à changer et à se réinventer, pour peu que l’on sache partager pleinement, authentiquement et régulièrement le sens et les enjeux de la transformation, sans se contenter de faire du changement et du mouvement des valeurs cardinales en soi. Cela crée naturellement de vrais appétits pour l’innovation managériale et organisationnelle.

Certains se plaisent à penser, sur ce sujet comme sur d’autres, que le naturel reviendra au galop. C’est oublier la principale leçon de l’épidémie et du confinement, qui nous ont déjà montré que tout était possible, puisque si le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est toujours de volonté pour paraphraser Alain. C’est peut-être inimaginable pour certains, mais qui aurait bien pu imaginer confiner la moitié de l’humanité pendant près de huit semaines ?

The BrandNewsBlog : Première leçon des semaines écoulées, il semble que les enseignements positifs identifiés par les entreprises et leurs dirigeants soient presque aussi nombreux que les failles détectées… et fonctionnent souvent comme l’endroit et l’envers d’une même médaille. Vous avez eu raison à cet égard de les regrouper par couples opposés (> voir le schéma de synthèse ci-dessous) : 1) Formidable agilité et capacité d’adaptation des entreprises sous la contrainte versus Manque d’anticipation et culture insuffisante de la crise et de la gestion des risques ; 2) Force du collectif, mobilisation des collaborateurs et solidarité accrue (toujours sous la contrainte) versus Inadaptation des modèles organisationnels en place, trop hiérarchiques et cloisonnés ; 3) Relations plus proches, authentiques et bienveillantes (entre collègues et vis-à-vis des managers) et revitalisation du management et de la com’ interne versus Limites du travail à distance et exacerbation de certains rapports de force… Pouvez-vous nous présenter les couples les plus marquants et ce que vous en retenez ?

Jean-Marc Atlan : Comme toujours, même si la complexité n’a pas toujours bonne presse, la vérité est pourtant bien dans la nuance. Les oppositions que tu évoques révèlent toute la richesse de l’expérience traversée, et elles sont finalement de deux ordres. Soit elles confrontent deux faces d’une même médaille, soit elles distinguent les bonnes organisations et les bons managers des moins performants.

Pour donner un exemple sur le premier registre, on peut notamment évoquer la question du travail à distance, concrètement mis en exergue dans cette période inédite, avec ses atouts et ses limites. En faisant une précision préalable qui a toute son importance : nous avons vécu l’expérience du télétravail subi et intégral, qui ne doit donc pas être considéré comme du télétravail choisi en situation normale. Cette distinction est capitale si on ne veut pas prendre le risque de faire de mauvais choix demain en mettant sur le même plan des choses qui ne sont pas comparables.

Ceci étant dit, si l’expérience du travail a distance a montré ses vertus sur la qualité des relations ou l’efficacité de certains processus, elle a aussi témoigné de risques importants qu’il faut apprendre à reconnaître et à domestiquer : l’hyperconnexion, la longueur et la densité des journées ou encore la complexité à partager réellement sans le recours au non verbal par exemple. Je pense également à l’extrême difficulté éprouvée par beaucoup à attribuer et respecter des plages de temps à des taches bien définies et bien distinctes.

Sur ce point une tribune récente de l’économiste Pierre Bentata sur le site Atlantico a parfaitement résumé la dualité de cette situation. Il explique ainsi que si l’on a cru que la période de confinement pouvait être en théorie propice à nous concentrer sur l’essentiel, sous couvert d’un apparent ralentissement du temps, les choses n’étaient pas aussi simples : « Piégés entre les quatre murs qui nous servent de domicile, de bureau, de salle de classe, de gymnase et de centre culturel, nous subissons un quotidien sens dessus-dessous, un mélange des genres et des rôles qui n’a que l’apparence d’un ralentissement de temps. En apparence, nous ne courons plus d’un lieu à l’autre, nous ne perdons plus de temps à nous déplacer. Mais c’est que le temps lui-même qui s’efface au profit d’un amalgame de tâches autrefois bien distinctes qui s’enchevêtrent et se chevauchent continuellement. Loin d’offrir l’opportunité d’un recentrage sur l’essentiel, cette situation interdit toute segmentation du quotidien, au point de confondre l’essentiel et le futile, le contraignant et l’optionnel, le travail et le plaisir, dans un brouillard immobile ». Je trouve son propos particulièrement juste et éclairant.

Cette « désegmentation » du temps a en effet été extrêmement déstabilisante pour beaucoup et donne à réfléchir sur l’accompagnement d’un déploiement plus volontariste du télétravail à l’avenir.

The BrandNewsBlog : Vous l’indiquez dans votre restitution, si les dirigeants eux-mêmes ont été souvent surpris par l’ampleur de la mobilisation, de la solidarité, la résilience et la capacité d’adaptation dont ont fait preuve leurs équipes sous la contrainte, en faisant preuve d’une efficacité souvent égale voire supérieure dans ce mode dégradé, des limites et « effets de bords » négatifs se sont aussi fait sentir ces dernières semaines, voire les effets de l’usure et d’une érosion de la motivation dans certaines entreprises… Ainsi passées au tamis de l’urgence, cette crise semble agir comme un révélateur et un amplificateur des faiblesses et dysfonctionnements de beaucoup d’organisations : besoin d’accroître la responsabilisation, l’autonomie et l’agilité des collaborateurs dans des structures moins pyramidales et hiérarchiques, risque de voir se développer des organisations à plusieurs vitesses ou de voir se développer certains rapports de force au sein de l’entreprise… Pouvez-vous nous parler de ces grands défis, comme celui de la « concordance des temps » que vous évoquez ? 

Jean-Marc Atlan : Composer avec la pression du court terme et l’horizon du long terme constitue la gymnastique habituelle de tous les dirigeants. Mais à l’évidence, cette crise consacre une tension encore plus marquée pour eux entre ces deux échelles temporelles en posant plus que jamais ce défi de la concordance des temps. Pourquoi ? Parce que dans ce contexte de visibilité réduite et de fragilité augmentée, les dirigeants doivent faire ce grand écart avec une souplesse et une dextérité inhabituelles. Ils ont en effet face à eux des publics internes et externes qui attendent autant des modalités d’organisation ou de reconnaissance précises pour la semaine à venir, que des projections et de la réassurance pour les années futures dans un contexte économique fragilisé.

À court terme, leur enjeu est ainsi de parvenir à maintenir un cadencement d’activité et de projets, à ressourcer la motivation des équipes, alors même que cette période ressemble, à beaucoup d’égards, à une période d’anesthésie ou de coma économiques. À plus long terme, leur défi est de tracer une perspective crédible et engageante, alors même que la visibilité des marchés et des environnements n’a jamais été aussi faible, et l’exercice de prospective aussi épineux. On le voit et on le devine, l’équation a plus d’inconnues que jamais.

Et ce défi inédit, la plupart des dirigeants doivent le relever en se trouvant face à des collectifs fragmentés par la diversité des situations vécues par chacun (équipes toujours sur site, équipes en télétravail, collaborateurs en chômage partiel ou en congés pour garde d’enfants), pendant le confinement, mais aussi, voire peut-être encore plus, pendant le déconfinement progressif qui s’ouvre.

Chefs d’orchestre ou urgentistes du quotidien, visionnaires ou cartomanciens pour le futur, catalyseurs et rassembleurs dans la continuité, les costumes du dirigeant sont aujourd’hui multiples, et serrés ! Plus prosaïquement, et on l’oublie trop souvent, on retiendra que cette pression n’est pas non plus sans danger pour la santé des plus fragiles ou des plus isolés d’entre eux. C’est une question de santé publique qui ne doit surtout pas être éludée.

The BrandNewsBlog : Je le disais à l’instant, agissant à la fois comme un révélateur du chemin restant à parcourir et un accélérateur de la transformation des entreprises, cette crise semble « faire rupture » et marquer un point de non-retour, en terme de digitalisation et de bouleversement du travail notamment, mais d’abord en terme de posture et d’accompagnement managérial. A l’aune des enseignements de la période écoulée, quels sont les nouveaux rôles attendus des managers et des dirigeants ? Vous soulignez dans votre étude de notables évolutions prévisibles à ce niveau…

Jean-Marc Atlan : Il s’agit d’une confirmation pour certains, peut-être d’une prise de conscience pour d’autres. Les nouveaux modes de travail dans les entreprises pousseront inévitablement le rôle du manager à évoluer, car la situation actuelle ne fait finalement qu’accréditer et accélérer l’urgence de cette nécessaire transformation. Parce que la crise et le confinement en ont souligné à la fois tout l’intérêt et toute la puissance.

Parmi ces évolutions nécessaires expérimentées, on retiendra déjà la capacité des dirigeants et des cadres à se recentrer sur l’essentiel – manager – en s’éloignant des tâches trop directement opérationnelles. Les meilleurs d’entre eux l’ont fait à l’envi pendant cette période, et tout retour en arrière sera d’autant plus compliqué. C’est la priorité à donner le cap, le ton, le chemin à suivre pendant cette période, en décidant ou relayant, avec une capacité à guider en maîtrisant des messages simples et clairs à diffuser à des collaborateurs en mal de repères. En se focalisant, plus qu’à l’accoutumée, sur les véritables priorités. C’est ensuite la capacité à animer en proximité, au quotidien, avec présence, écoute, attention et réassurance. C’est également la capacité à faire confiance, notion au cœur des retours que nous avons collectés sur cette question, avec des dirigeants et des managers moins directement dans le contrôle, et davantage dans la responsabilisation et l’autonomie de leurs équipes.

On retiendra également de l’expérience vécue l’importance du lien de proximité, la distance ayant justifié des moments d’échanges à la fois plus fréquents qu’en période classique, sur des sujets professionnels, mais aussi et surtout sur des registres plus personnels pour prendre toute la mesure de la situation, des enjeux ou des difficultés de chacun. Le télétravail rend en effet plus délicate l’appréhension des signaux faibles et le risque de l’essoufflement et de baisse d’énergie dans la durée. Tout cela concourt à faire évoluer les pratiques de management pour donner encore plus d’attention et d’importance aux questions personnelles et individuelles, un besoin renforcé par la disparité, voire l’iniquité, réelle ou perçue, des différentes situations.

Ces nouvelles formes de travail et de coopération, qui induisent au passage un exercice d’équilibriste entre vie personnelle et professionnelle, distinguent finalement l’essentiel de ce qui l’est moins, avec notamment des réunions mieux préparées et des échanges plus concis. Une profonde remise en question pourrait ainsi se dessiner quant à l’utilité de réunions en présentiel trop nombreuses, et de déplacements fréquents voire lointains qui nuisent, de par le temps perdu et la fatigue induite, à l’engagement comme à la créativité globale, sans parler naturellement des impacts environnementaux. À cet égard, cette période pourrait bien également fixer de nouveaux horizons et de nouvelles priorités pour l’organisation et la nature de l’agenda personnel des dirigeants.

The BrandNewsBlog : Essor inéluctable de la digitalisation, avec l’importance de proposer des parcours « phygitaux » cohérents et sans soudure, apportant aux utilisateurs le meilleur du numérique et de la personnalisation ; généralisation du télétravail et de cadres horaires plus souples… Si la numérisation et le travail à distance ont fait leurs preuves sous la contrainte et face à l’urgence, il semble aussi que les dirigeants aient pu en mesurer aussi les limites ces dernières semaines, et souhaitent continuer à valoriser dans les prochains mois l’humain et l’informel. Quelles nouvelles modalités de travail cela dessine-t’il au sein des entreprises ?

Jean-Marc Atlan : On peut anticiper des évolutions de plusieurs ordres. J’en citerais quatre principales.

En premier lieu, parmi les nouvelles pratiques et routines nées de la période de confinement, la pérennité des points informels est clairement plébiscitée par l’ensemble de nos interlocuteurs. Ces espaces où l’on peut parler « perso » en équipe, où chacun peut s’inquiéter de la santé de l’autre, et veiller à prendre soin de son collègue. Ce même lien informel et humain étant d’ailleurs à cultiver, en interne au sein des équipes, mais aussi en externe avec les partenaires et les clients. C’est tout à fait la dimension humaine et informelle que tu viens d’évoquer.

Les dirigeants expriment ensuite leur volonté de profiter du contexte et du vécu de l’expérience collective traversée pour accélérer la digitalisation de l’organisation, mais, et c’est important à noter ici, dans un registre extrêmement opérationnel et concret. Car les technologies collaboratives sont clairement les grandes gagnantes de la période, et permettent, bien au-delà des grandes incantations habituelles sur le sujet, de valoriser un ensemble de « petits » bénéfices concrets : faire gagner du temps, avec des réunions en visio plus courtes et plus de ponctualité – l’expérience montrant que pour les réunions à distance, les gens ont la discipline d’arriver à l’heure – , cultiver l’esprit collaboratif, voire gommer au passage certaines mauvaises pratiques collectives comme l’obsession du mail.

Par ailleurs, et cela ne fait plus de doutes, l’autonomie et la confiance gagnées pendant cette période, associées à toute l’efficacité qu’elles ont démontrée, vont conduire à la généralisation du télétravail et la souplesse accrue horaires que tu évoquais. La preuve est aujourd’hui faite en effet que le télétravail fonctionne, pour peu que la culture de délégation et l’équipement technique minimum soient au rendez-vous. Il devrait donc être largement développé là où il ne l’est pas, et probablement accentué encore là où il existe déjà. Parallèlement, ce déploiement autorisera une plus grande flexibilité des horaires, pour être plus à l’écoute encore du rythme personnel des collaborateurs, avec l’opportunité d’enrichir l’attractivité de la marque employeur.

Enfin, parmi les évolutions notoires de la période, le besoin pressant de coordination à distance a conduit à une multiplication de la fréquence et de la régularité des points de rencontres et d’échanges sur les projets, courts là encore la plupart du temps, dans une logique d’efficacité et de responsabilisation. Ces points rapides et réguliers sont en effet loués, pour leur capacité à fixer le cap, à rassembler autour d’objectifs, avant de laisser les collaborateurs en autonomie et en responsabilité sur la gestion de leur temps et de l’avancée de leurs projets. Et cette discipline militera plus globalement pour une logique de communication interne plus fréquente, sans être forcément plus dense ou sophistiquée, puisque finalement, la période traversée aura été avant tout celle des choses simples mais efficaces. Cela pourra s’illustrer jusque dans certaines réunions plus institutionnelles qui pourront elles aussi gagner en simplicité et en transversalité.

On le voit, quand les dirigeants tracent des perspectives en valorisant ce qu’il faudra savoir conserver de cette période, se distinguent des choses extrêmement opérationnelles et concrètes, comme une somme de petits pas. J’en viens d’ailleurs à me demander si la vertu principale de cette crise n’est pas tout simplement de remettre le bon sens relationnel au milieu du village managérial.

The BrandNewsBlog : Deuxième chapitre passionnant de votre étude Jean-Marc, vous abordez ensuite avec beaucoup de clarté et de pertinence les enjeux de court terme du déconfinement, tels qu’ils vous ont été restitués par les dirigeants interviewés. Nécessité de prendre acte de l’expérience vécue et de reconnaître l’engagement des collaborateurs ; temps impératif de recueil des ressentis individuels et collectifs pour « digérer » les semaines écoulées ; célébration du plaisir de se retrouver progressivement ensemble ; maintien de la dynamique managériale enclenchée et d’une communication interne renforcée ; capitalisation sur les enseignements et pratiques « agiles » et capacité à repenser les modalités de fonctionnement et les organisations au besoin ; nécessité de ressouder les équipes et de redonner du sens… Outre les enjeux sanitaires de protection des salariés, on voit que les défis du déconfinement sont nombreux : pouvez-vous nous en parler ? 

Jean-Marc Atlan : Comme on pouvait s’y attendre, le déconfinement sera en effet beaucoup plus complexe à gérer et accompagner pour les dirigeants que le confinement. Pourquoi ? Parce que dans cette période, il faudra tout à la fois digérer les huit semaines précédentes d’enfermement, manager la complexité organisationnelle et émotionnelle de la reprise, et commencer déjà à donner quelques perspectives. Le défi n’est pas mince, avec un premier rendez-vous à ne pas rater face à des équipes qui auront des attentes fortes, à la hauteur finalement de la force de l’engagement qu’elles ont consenti pour faire face.

Les dirigeants doivent donc d’abord montrer qu’ils ont apprécié à sa juste valeur l’engagement de chacun. Le confinement a démontré que seule une démarche collective permet de casser la dynamique épidémique, et chacun y aura joué son rôle, en continuant à travailler ou non. Un focus particulier pourra être fait sur les fonctions restées les plus exposées, notamment sur les sites industriels ou les activités en contact avec du public, en rappelant la valeur des métiers de terrain. Mais il faudra toujours garder en tête que personne n’a eu vraiment le choix de son niveau d’activité, et veiller à ne pas dessiner de segmentation trop forte entre les équipes, au risque de créer en creux un sentiment de frustration ou d’injustice. Cette période complexe exigera donc de savoir ressouder le collectif en remobilisant des équipes forcément traversées de questions existentielles sur leur rapport au travail et l’utilité de leurs missions. De ce point de vue, il ne faut surtout pas se tromper de combat : appeler immédiatement à redoubler d’efforts sera inopérant si on ne donne pas à chacun le temps de digérer et de tourner la page, et si le retour d’expérience collectif de cette période hors normes est éludé !

Ensuite, les organisations auront fait l’expérience d’un volume de communication interne souvent exceptionnel, et ces réflexes nouveaux exigeront de ne pas créer de rupture soudaine. Il faudra donc continuer à occuper le terrain et maintenir cette discipline accrue de communication interne. En préservant d’ailleurs le lien direct ou plus fréquent qui a pu se nouer avec le top management, avec toutes les vertus d’une incarnation plus forte.

Par ailleurs, la période de confinement a pesé sur les pratiques, routines et postures managériales, en créant, renforçant ou valorisant de nouveaux points de repères ou valeurs. Qu’il s’agisse de liberté, d’autonomie, de nouveaux espaces de délégation et in fine de confiance, ou encore d’attention à l’autre, de solidarité et de bienveillance, des lignes ont bougé et de nouveaux standards relationnels se sont fait jour. Outre leur efficacité, ces nouveaux repères expérimentés pendant plusieurs semaines constituent un actif auquel personne ne voudra renoncer. Les dirigeants devront donc tout faire pour capitaliser sur ces apprentissages au moment où les processus « normaux » reprendront progressivement leur cours. En se montrant ouverts à repenser si nécessaire les organisations et les modes de travail au regard de l’agilité et de la solidarité acquises.

The BrandNewsBlog : De la réussite de cette période de déconfinement et de reprise progressive de l’activité, sur fond de crise sanitaire et économique mondiale, pourrait bien dépendre le sort et l’avenir de nombreuses entreprises… N’est-ce pas finalement la période la plus délicate à négocier, ce passage du « sprint » à la « course de fond », avec la nécessité d’embarquer et continuer de mobiliser encore plus fortement les collaborateurs, en tenant compte des enseignements positifs et sans générer de frustration ni casser les dynamiques enclenchées ? Une telle période demandera beaucoup de doigté et de méthode, de la part des dirigeants et des communicants, car il faut à la fois tenir compte du passé et offrir une perspective positive et crédible pour les mois et années à venir ?

Jean-Marc Atlan : Je partage complètement ton point de vue, la période de quelques semaines qui s’ouvre sera assurément la plus délicate tant les problématiques seront nombreuses, avec une montée en charge à la fois très progressive et très hétérogène, entre les organisations et en leur sein-même.

Un double enjeu de management se dessine ici. Le premier sera de répondre à une complexité accrue, tant les différents paramètres de présence et de reprise d’activité seront nombreux, multipliant les situations possibles entre les salariés. Le second sera d’expliquer et assumer les choix réalisés par chaque organisation, puisque, depuis le 11 mai, beaucoup plus de choses sont maintenant laissées à la décision et à l’interprétation de chaque entreprise ou institution. Cela change la donne parce que, jusqu’ici, le confinement et ses conséquences pour l’organisation du travail relevaient, pour l’essentiel, de décisions gouvernementales. Désormais chaque entreprise doit analyser, composer et proposer ses solutions, se retrouvant alors en pleine responsabilité face à ses collaborateurs. Cela ne sera pas évidemment pas neutre sur le besoin de pédagogie et d’accompagnement des orientations et décisions prises.

Et dans le registre des transferts de responsabilités, n’oublions surtout pas la question centrale de la santé et de la sécurité au travail qui s’inscrit d’ores et déjà, les sondages le montrent, comme la préoccupation numéro un des salariés. Si cette question était déjà bien prise en compte dans certains secteurs d’activités comme l’industrie, désormais toutes les entreprises et institutions se retrouvent de fait en première ligne sur cette question. Et je pense que ce sera durable. Parce que l’épidémie a remis au premier plan le sentiment de vulnérabilité. Parce que la période de confinement aura consumé certains, obligés de travailler à distance dans des conditions parfois difficiles ou de s’exposer directement au risque de transmission. Parce que d’autres auront perdu des proches sans avoir pu les accompagner. Parce qu’enfin, l’incertitude sanitaire ou économique n’est évidemment jamais favorable à la sérénité. Ceci, nous le voyons déjà, rythmera durablement le quotidien des organisations au travail et la qualité de leur dialogue social.

Mais à très court terme pour la reprise, et même si elle est progressive, les dirigeants doivent surtout apprendre à composer avec cette opposition qui prend forme entre priorité à la santé d’une part, et continuité de l’activité d’autre part. Nous en faisons déjà l’expérience dans les menaces de poursuites à peine voilées ou déjà concrètes, quand la confiance sur les conditions sanitaires de reprise du travail n’est pas partagée ou que ce sujet peut faire office de bon cheval de bataille syndicale comme à Sandouville. Une conflictualisation, voire une judiciarisation, qui ne manqueront pas de compliquer encore la sérénité des décisions comme leur mise en œuvre.

The BrandNewsBlog : Dans cette nouvelle phase, vous insistez plus que jamais sur l’importance de continuer à donner du sens aux collaborateurs et aux clients, en interrogeant au besoin l’identité, le business model et la raison d’être de l’entreprise… Pourquoi est-ce si capital ?

Jean-Marc Atlan : C’est capital, parce qu’il ne fait aucun doute que pour les mois et années à venir, la demande de sens sera plus puissante que jamais. Tout y contribue.

Au plan individuel, parmi les lignes qui auront bougé pendant cette période, les questions personnelles de rapport à la vie et de rapport au travail seront au premier plan. Nouvel équilibre de vie ? Nouveau cadre d’initiative professionnelle ? Nouveaux ressorts de fierté d’appartenance ? En d’autres termes, les conditions de l’engagement de chacun dans l’entreprise, et celles du contrat social proposé par les organisations à leurs collaborateurs sont d’ores et déjà bouleversées. Avec en toile de fond les inquiétudes éprouvées par chaque salarié quant à  l’impact de la crise économique qui s’annonce sur la pérennité de son entreprise et de son emploi.

Ensuite, la violence de cette récession va fragiliser toutes les entreprises, à des degrés divers selon les secteurs, la taille ou la solidité de chacune. Mais qu’il s’agisse de survivre, de compenser ou de redémarrer, aucune mobilisation collective ne pourra faire l’économie d’une analyse précise et partagée de la situation rencontrée et des principaux défis à relever à court terme. Ceci afin de bien baliser le chemin à parcourir et d’actualiser, le cas échéant, les feuilles de route de l’entreprise et de ses projets structurants. Or, l’incertitude sur les perspectives socio-économiques imposera de garder du recul sur les objectifs de trop long terme, et de se concentrer sur des étapes successives de court-terme, avec une stratégie de petits pas bien adaptée à ce type de situations. Face à ce manque de visibilité et à la difficulté à donner des jalons précis à moyen-terme, les dirigeants devront s’appuyer sur les ressorts qui ancrent l’organisation dans le temps long : raison d’être, modèle, métiers, valeurs, c’est par construction le registre de l’identité. Dans les périodes de tempêtes, les racines sont plus déterminantes que jamais, et la sortie de crise va confronter directement les entreprises à leur identité, leur mission et leur ambition.

D’où la nécessité, pour celles qui n’auraient pas encore fait ce travail de formalisation de leur raison d’être, d’engager cette réflexion rapidement. Et l’enjeu, pour celles qui s’en sont déjà dotée, d’être concrètement à la hauteur des engagements pris. Parce que la contribution sociétale des entreprises sera en effet encore plus déterminante et regardée à la loupe. Avec une vision renouvelée, et un cadre de responsabilité citoyenne fortement structuré autour des thématiques de santé, d’éducation et d’environnement. Les entreprises directement actrices de ces secteurs d’activité trouveront ici un levier naturel d’engagement pour leurs équipes tant l’utilité sociale de ces activités va se trouver décuplée. Mais les autres seront tout aussi scrutées sur leurs engagements et leurs impacts, toutes les organisations étant par nature impliquées dans les questions de santé au travail, de protection de l’environnement ou encore de montée en compétences de leurs équipes. Cela ne s’arrêtera pas avec la période de déconfinement, mais ces questions devront être adressées très rapidement pour ne surtout pas laisser penser que le sujet n’est pas pris en main.

The BrandNewsBlog : Troisième partie de votre étude, même s’ils s’avèrent beaucoup plus difficiles à identifier du fait des incertitudes persistantes pour les mois à venir, vous avez essayé de poser les enjeux à plus long terme identifiés par les dirigeants. Vous identifiez à ce niveau deux grands défis : 1) au plan managérial, ancrer les transformations structurelles et culturelles déjà en cours, avec une accélération de la transformation digitale et un changement du rôle des dirigeants, associés à la revalorisation du management de proximité et de la communication interne, notamment ; 2) d’autre part, la nécessité de repenser les écosystèmes de proximité et « communautés de destin autour de l’entreprise », pour en consolider le business model  et le repositionnement stratégique des questions de RSE au coeur même des missions et des métiers… Un programme plus qu’alléchant et pertinent à mon sens ! Pouvez-vous là aussi nous en parler ?

Jean-Marc Atlan : Les crises exacerbent toujours les limites et difficultés des organisations, et celle que nous traversons, va contribuer à remodeler les responsabilités et les pratiques de management à moyen et long termes, en renforçant certaines trajectoires. Car, en même temps qu’elles devront, pour une bonne part d’entre elles, lutter pour leur reprise voire leur survie, les entreprises et les organisations vont subir durablement une double pression. En interne, celle de salariés qui ont fait l’expérience d’autres modalités de travail et d’autonomie et ne voudront pas y renoncer, tout en exigeant des garanties sur leur sécurité. En externe, celle de parties prenantes qui attendront les entreprises au rendez-vous de leurs responsabilités sanitaires, économiques et sociales, quand elles ne les attendront pas tout simplement au tournant, en cherchant à caricaturer et opposer l’économie à la vie. Les crises sanitaires graves nous renvoient par essence à notre condition humaine, à nos vulnérabilités, nos fragilités et nos incertitudes, à nos rapports aux autres, à la société et au monde. Les entreprises seront désormais, et durablement, en première ligne sur ces sujets qui touchent au bien commun. Et dans ce retour à l’essentiel, c’est bien tout leur récit qui va devoir évoluer, en interne comme en externe.

Au plan managérial, l’aplatissement des hiérarchies et la fréquence de prises de parole plus directes des dirigeants deviendront de nouveaux points de référence. Sans changer radicalement leur rôle, la crise aura en effet contribué à les refocaliser sur leur fonction essentielle d’éclaireur, de fédérateur, et sur l’exemplarité de leurs valeurs humaines, notamment d’humilité et d’authenticité. Avec une capacité accrue, sur certains sujets, à dire qu’ils ne savent pas – certains ministres ont donné l’exemple – alors même que le besoin de points de repères ne sera jamais aussi fort. Au plan culturel, les managers de proximité, dont le rôle a été déterminant pendant le confinement, s’imposeront comme un levier essentiel de la confiance et donc de la performance des organisations. Il faudra les préparer, les légitimer et les accompagner pour cela, en valorisant leurs compétences relationnelles et émotionnelles, et cesser peut-être de ne les mobiliser que pour « cascader » – que ce terme est au passage lourd de sens – les mauvaises nouvelles. Enfin, la fonction communication interne, en première ligne dans la gestion de la crise et l’accompagnement à distance, s’affirmera durablement comme une fonction stratégique des organisations.

Au plan des relations avec leurs parties prenantes externes, les dirigeants vont devoir accompagner la double évolution encore plus rapide vers l’entreprise-communauté et l’entreprise-institution. La crise et sa gestion ont révélé aux entreprises une dimension collective déterminante dans leurs écosystèmes de référence, avec leurs partenaires et jusque dans leurs relations avec la puissance publique, qui finance ponctuellement 11 millions de salariés. Cette expérience a permis de mettre le doigt sur des situations d’interdépendance parfois favorables, parfois fragilisantes, et sur l’intérêt de savoir faire vivre une véritable communauté de destin.

Plusieurs dirigeants nous ont indiqué vouloir s’attacher demain à cultiver et valoriser ces liens pour consolider leur business model, quitte dans certains cas à assumer un coût supérieur au titre de la fidélité. Cette prise de conscience de la réalité et des vertus de la solidarité collective va trouver son prolongement dans une nouvelle affirmation de la responsabilité sociétale de l’entreprise-institution. Avec un nécessaire repositionnement stratégique des questions de RSE directement au cœur des missions et des métiers. Et la gestion de ces interfaces et responsabilités nouvelles se déploiera dans un contexte de repositionnement des priorités et d’évolution de l’échelle de certaines valeurs dans la société. L’essentiel demain sera peut-être de moins parler de RSE mais d’en faire beaucoup plus.

The BrandNewsBlog : Vous le rappelez dans votre conclusion Jean-Marc, cette crise est systémique et rebat un grand nombre de cartes pour les entreprises : chaîne  de valeur, gouvernance, management, organisation et modalités de travail, hiérarchie symbolique des métiers, rémunération, reconnaissance, responsabilité citoyenne, com’ interne et externe. Justement, en terme de communication et pour les communicants, quels en sont les enseignements ? Faut-il comprendre que la manière de communiquer sera différente désormais… et que la communication de crise deviendra une des modalités permanente de la communication, notamment ? Quels sont les grands enjeux pour les professionnels de la com’ et du marketing ?

Jean-Marc Atlan : Oui, je pense que les évolutions et enjeux que nous venons de balayer ne manqueront pas de bousculer la fonction communication dans ses engagements et ses pratiques, tout en la mettant encore plus au premier plan dans la stratégie des organisations. Et tu fais très justement remarquer que cela concourt à rapprocher toujours plus les professionnels de la communication que nous sommes vers les bons réflexes et les bonnes pratiques de la communication de crise. Comme si d’exceptionnelle, cette dernière devenait finalement la communication de droit commun, avec notamment deux caractéristiques structurantes, parmi d’autres : la priorité à l’interne d’une part, les vertus de l’authenticité et de la sobriété d’autre part.

S’il en était besoin, la crise et le confinement ont renforcé une prise de conscience essentielle quant au rôle et aux enjeux décisifs de la fonction communication interne dans les entreprises et les organisations. Positionnée à l’avenir comme un véritable actif stratégique, cette fonction va s’enrichir des retours d’expérience post-confinement, avec un double mouvement complémentaire vers plus d’incarnation, d’une part, et de simplicité d’autre part. D’un côté, je l’évoquais précédemment, la communication interne devra tirer le fil de l’implication plus directe des dirigeants dans son déploiement, pour incarner toujours mieux ses messages clés, dans une période qui exigera l’engagement visible des leaders. Elle s’attachera, d’un autre coté, à valoriser une approche plus inclusive en suscitant et en associant plus directement les initiatives des collaborateurs qui ont fait la preuve ces dernières semaines de toute leur capacité de création et de mobilisation spontanées. C’est une dynamique qu’il sera particulièrement important de cultiver à l’avenir pour enrichir la communication interne d’une dimension plus bottom-up, pour partie plus informelle et donc plus authentique.

Au plan de l’expression vers l’externe, on le sait d’expérience, la prudence en matière de communication, sur le fond, la forme ou le timing, doit toujours constituer un réflexe en temps de crise. De ce point de vue, la violence du choc liée à l’épidémie et au confinement, comme la durée du déconfinement et de la récession économique appellent à observer durablement cette discipline. Car l’impact prévisible de cette crise sur l’échelle des valeurs et sur l’extrême sensibilité des différents publics externes exigera un strict respect de quelques règles de bon sens. Au premier rang de celles-ci, on évitera, sur le fond, toute référence trop directe à la crise et sa sémantique. Je suggère de s’intéresser sur ce point au contre-exemple fourni par la dernière campagne de la Banque Postale… On pourra, à l’inverse, privilégier les thématiques de solidarité et d’utilité sociale. Sans jamais chercher pour autant à les instrumentaliser au plan commercial. Sur la forme, les mois et années à venir favoriseront les traitements les plus factuels, les plus sobres et les plus authentiques possibles, en préférant donc la simplicité à l’ultra-sophistication. En ayant le réflexe avant de prendre la parole, pourquoi pas, de revenir toujours aux trois tamis de Socrate. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est utile ? Est-ce que c’est bienveillant ?

The BrandNewsBlog : Au final, qu’est-ce qui devrait le plus changer à l’avenir dans la Société et dans les organisations ? En optimiste, vous voulez croire que cette crise poussera les dirigeants et « remettre à plat leurs références communes pour revisiter les conditions de la confiance », les hommes ayant prouvé en deux mois qu’ils étaient capables de faire ce qu’ils étaient incapables d’imaginer, pour paraphraser René Char. Qu’entendez-vous par ces nouvelles conditions de la confiance ?

Jean-Marc Atlan : C’est bien connu, les entrepreneurs sont d’indécrottables optimistes ! Cette étude nous montre à quel point cette crise sanitaire et déjà économique bouleverse les entreprises et les organisations simultanément dans leur rapport au risque, leur rapport aux autres et leur rapport au temps. En cela, elle peut contribuer à saper directement les conditions de la confiance, matière première de l’économie.

En matière de rapport au risque, et surtout de perception du risque, les dirigeants vont devoir composer avec l’incertitude des contextes, sanitaire, économique, social, concurrentiel, politique. Et ce, face à des publics internes ou externes sensibilisés comme jamais à la vulnérabilité des choses, puisque c’est bien avec ce sentiment nouveau que nous allons vivre pour quelques mois ou années, même si le combat contre le virus était gagné. D’autant que dans leur course à l’attention, il se trouvera toujours quelques médias pour se repaître de ce sentiment de fragilité exacerbé et entretenir, sous couvert de transparence totale et immédiate, les peurs qui captivent et capturent les esprits. La multiplication des aléas, des doutes et des inquiétudes rendra donc durablement plus sensibles non seulement la viabilité des anticipations, mais aussi et surtout les conditions de la confiance. Il faudra donc, plus que jamais, nourrir et protéger le capital relationnel construit avec chacun de ses publics clés.

Concernant justement le rapport aux autres, la solidarité et l’interdépendance vécues pendant la crise vont s’imposer comme de nouvelles focales dans la (re)construction des business models et l’exercice de la confiance. Cette pandémie, en convoquant la responsabilité sanitaire individuelle et collectives, nous rappelle que les gestes barrières, le port de masques, ou encore la vaccination, constituent avant tout une discipline de protection de l’autre. Cela fera donc évoluer profondément les relations aux autres, à la société, au monde, vers plus de prise en compte des valeurs de de partage du bien commun. Les entreprises et les institutions devront s’exercer plus et mieux à cette discipline communautaire renforcée, et assumer toutes leurs responsabilités dans les défis à venir. Dans leur raison d’être, leurs projets, leurs pratiques et leurs modes de communication, et jusque dans un dialogue renouvelé entre initiative privée et puissance publique.

S’agissant enfin du rapport au temps, la gymnastique habituelle des dirigeants entre court, moyen et long terme va accentuer encore le grand écart. D’un côté, ils vont se confronter à la pression d’un quotidien complexifié par les exigences de protection sanitaire et les impacts de la dépression économique. C’est le registre du temps court, le terrain du management par excellence. D’un autre côté, la demande de projection dans l’avenir va s’intensifier, nécessaire pour donner un minimum de perspectives et susciter, là encore, la sacro-sainte confiance. Et ce, au moment-même où le temps des certitudes semble appartenir pour longtemps au passé, rendant l’exercice de la prospective épineux comme jamais. Face à l’incertitude, les fondamentaux d’identité de l’organisation devront jouer parfaitement leur fonction de point de repère. Dans cette navigation à vue et ce grand écart entre le court terme et le temps long qui s’imposent aux dirigeants, nous pensons que c’est peut-être le registre du moyen terme, celui de la stratégie à deux ou trois ans, qui sera le plus challengé et le moins rassembleur. Le pourquoi et le comment seront en effet, au moins temporairement, beaucoup plus crédibles et porteurs que le combien.

Au final, cette crise nous semble surtout éclairer, accélérer voire concrétiser des évolutions ou ruptures déjà en cours, beaucoup plus qu’elle ne les fait naître ou ne dessine un « monde d’après ». Pour autant, cette expérience inédite est très riche d’enseignements et nous avons la responsabilité de bien les analyser et les exploiter. Car, comme le disait Malraux, « vivre c’est transformer en conscience une expérience aussi large que possible ». De ce point de vue, la période nous invite assez fermement à cultiver de nouvelles références communes pour revisiter les conditions d’une nécessaire confiance. Des propos partagés par les dirigeants sollicités, quatre valeurs cardinales reviennent en boucle pour cela : l’autonomie, la solidarité, l’utilité et l’humilité. Il me semble que ces valeurs pourront servir de boussole bien utile aux dirigeants et aux communicants pour les temps troublés à venir.

The BrandNewsBlog : François, avec votre agence Angie+1, vous avez quant à vous reconduit cette année votre grande étude sur le leadership digital des dirigeants, en examinant en particulier la présence en ligne et les prises de parole de plus d’une centaines de dirigeants durant les mois écoulés. Pouvez-vous nous rappeler tout d’abord la méthodologie et les objectifs de cette étude ? Et quels en sont cette année les principaux enseignements ?

François Guillot : Bonjour Hervé. Effectivement, c’est la troisième édition de cette étude qui a vocation à donner un panorama complet des dirigeants les plus performants sur les réseaux sociaux. Quand on a commencé il y a trois ans, on voyait bien que, depuis quelques années maintenant, de plus en plus de grands patrons d’entreprises étaient actifs sur Twitter et sur Linkedin, et d’ailleurs nos clients nous demandaient de plus en plus de les aider à accompagner leurs dirigeants dans ce qui reste une forme récente de communication. Cette tendance, tout le monde la ressentait mais nous avons identifié le besoin de mesurer l’ampleur du phénomène. Un des objectifs que se donne cette étude est donc d’identifier tous les dirigeants (CEO ou Président) de grandes entreprises françaises présents sur les réseaux sociaux.

On ne se limite pas au CAC 40 ou au SBF 120, on cherche à avoir la photo la plus exhaustive possible. Ensuite, l’étude se donne comme objectif de mesurer leur performance. Nous le faisons en combinant des critères d’audience (nombre d’abonnés bien sûr, mais aussi profils de ces abonnés), d’activité (on élimine ceux qui ne publient pas ou presque), d’engagement (est-ce que les posts génèrent de l’engagement), sur Twitter et Linkedin ; et un dernier critère observe le trafic de leur page Wikipédia, ce qui donne un indice de leur célébrité, de l’intérêt qu’on leur porte, de leur présence médiatique.

Sur les tendances : cette année, on voit un peu de « plus » et pas mal de « mieux ». Un peu de « plus », car on avait trouvé 120 dirigeants réunissant nos critères de responsabilité et d’activité sur les réseaux sociaux en année 1, 150 en année 2, et cette année on en a 170. Pas mal de « mieux », au sens ou, d’un point de vue qualitatif, on observe des stratégies plus construites, moins d’occasions ratées. Les profils des dirigeants sont de mieux en mieux intégrés dans la stratégie de communication tout court, alors qu’ils pouvaient vivre à côté dans certains cas… Et cela se voit dans les chiffres. La performance de leurs publications n’arrête pas d’augmenter.

The BrandNewsBlog : Comme dans bien d’autres domaines, il semble que la crise que nous traversons ait joué là aussi  un rôle de révélateur et d’accélérateur en matière de leadership digital et de prises de parole des dirigeants, qui n’ont pas hésité à monter régulièrement au créneau ces derniers mois, au point que le « canal de communication dirigeant » est devenu aujourd’hui aussi important selon vous que le « canal corporate » : pouvez-vous étayer et illustrer pour nous ce constat  ? Est-ce là un des effets ponctuels de la crise ou une tendance durable ? 

François Guillot : Dans les jours qui ont suivi le confinement, une cinquantaine de patrons de notre corpus ont pris la parole sur les réseaux sociaux : tweets, posts et articles Linkedin, beaucoup de vidéos… Et ils ont bien fait car cette crise a donné une chance historique à la communication d’entreprise : celle de se faire entendre, d’avoir une écoute bienveillante. C’est assez rare pour être souligné.

La souplesse, la réactivité, le côté direct et sans filtre des réseaux sociaux est particulièrement adapté pour saisir la gestion de ce type de crise, et dans l’élan de solidarité et de citoyenneté du moment, les publications ont, assez logiquement, connu de très jolis succès.

Vous dites « révélateur » et « accélérateur », je crois que c’est exactement ça. Les situations de crise révèlent l’essentiel. Cette forme de communication a été privilégiée, elle est donc essentielle. Accélérateur, car le canal dirigeant a passé le « stress test » de la crise, ce qui va nécessairement augmenter l’appétence des dirigeants pour les réseaux sociaux…

The BrandNewsBlog : Au-delà du « top 100 » du leadership digital des dirigeants, qui fait ressortir cette année, toute plateformes confondues, un tiercé composé des 3 P-DG suivants : Patrick Pouyanné (Total), Emmanuel Faber (Danone) et Stéphane Richard (Orange), quels sont les faits marquants et nouvelles pratiques du leadership digital qui ont émergé depuis la dernière édition ? J’ai lu que la culture et la maturité digitales des dirigeants avait encore progressé globalement, avec un usage plus qualitatif de la bonne plateforme au bon moment plutôt qu’une recherche à tout crin de l’engagement ou la course aux followers ? On apprend aussi dans votre étude que les dirigeants ont largement utilisé les réseaux sociaux comme un nouveau canal de communication interne : pouvez-vous nous parler de cette nouvelle tendance et en quoi cette porosité interne / externe est-elle pertinente et intéressante pour les dirigeants et les entreprises ? 

François Guillot : Cela fait toujours plaisir d’avoir des abonnés, et cela constitue un indicateur immédiatement compréhensible. Mais je crois effectivement que les dirigeants, ou même plus généralement le marché de la communication, est en train de se débarrasser d’une vieille vision qui consiste à vouloir avant tout « recruter des followers ». Et qui, in fine, donnait surtout des complexes à tout le monde…

Une stratégie sur les réseaux sociaux, c’est moins « un tweet par jour » que le bon message au bon moment. Et on n’a pas besoin d’avoir beaucoup d’abonnés pour passer le bon message au bon moment. Cette façon de voir des réseaux sociaux est pour moi fondamentale et on voit effectivement que les patrons ne sont pas, dans leur majorité, dans le « toujours plus » : les patrons du top 10 publient, en moyenne, environ un tweet tous les deux jours et un article Linkedin tous les deux mois.

Les réseaux sociaux comme canal de com interne, c’est un autre sujet mais pas moins intéressant. C’est une question qu’on nous pose de plus en plus, notamment avec l’explosion de Linkedin. On se rend bien compte que pour parler à l’interne, Linkedin est un canal privilégié. Les salariés y sont nombreux, ils y suivent leur entreprise, leurs dirigeants : faut-il en faire un outil de com interne ? Alors oui, on a vu pendant la crise du Covid-19 plusieurs patrons se servir de Linkedin pour publier des messages internes : lettres aux collaborateurs (Alexandre Bompard chez Carrefour, Michel Mathieu chez LCL, Sophie Boissard de Korian, Olivier Klein de la BRED…), messages de remerciements… Bien sûr, ces messages internes deviennent visibles à l’externe. Mais c’est aussi l’intérêt de la démarche. C’est en partie de la com interne, mais c’est aussi une manière d’utiliser l’interne pour se valoriser à l’externe.

The BrandNewsBlog : Dans la crise que nous traversons, les dirigeants n’ont pas hésité à prendre très tôt la parole dans les médias dits traditionnels (presse, TV, radio) mais également sur les réseaux sociaux, comme Twitter et LinkedIn. De quelle manière et pour dire quoi ? Et quels sont les bonnes pratiques et les exemples de communication les plus efficaces que vous ayez relevé ?

François Guillot :  Les deux tiers environ des publications des dirigeants étaient des messages directs de réponse à la crise. Il s’est agi, souvent simultanément, de remercier les salariés mobilisés, rassurer quant aux mesures prises pour la santé et la sécurité des collaborateurs et des clients, informer sur la continuité de service et faire connaître des initiatives solidaires. Le tiers restant est composé de sujets propres à certains entreprises (Stéphane Richard : comment Orange utilise la data ; dans la pharma, le fait de faire le point sur la recherche médicale…) ou plus personnels Carlo Purassanta de Microsoft qui raconte une journée en télétravail…), et des messages adressés à l’interne évoqués plus haut.

Les bonnes pratiques, c’est toujours un peu subjectif. Les publications qui ont le mieux marché avaient un côté « scoop » et « good news » : Maxime Saada qui annonce le passage de Canal+ en clair, Stéphane Richard qui annonce le paiement comptant des factures des fournisseurs d’Orange… Avec une bonne nouvelle, on fait un carton. Avec une vidéo faite maison, on est certainement plus authentique. Ce n’est plus une question de format, d’expression ou même d’angle. C’est une question de contenu, de faire savoir.

The BrandNewsBlog : Outre le choix des sujets et des messages, avec cette nouvelle tendance à diffuser à l’externe de messages conçus pour l’interne et les collaborateurs notamment, vous indiquez l’importance du timing ou du tempo des prises de parole sur les médias sociaux. Pourquoi est-il si important pour les dirigeants de s’exprimer « ni trop tôt, ni trop tard » et quel doit être selon vous le déclencheur de prise de parole efficace et pertinente ?

François Guillot : Si on prend l’exemple des entreprises, institutions ou filières qui ont donné des masques, il y a eu une prime de visibilité très claire aux premiers à l’annoncer. Plus d’entreprises l’annonçaient, et quels que soit le nombre de masques, moins la communication avait de l’impact. Il faut donc être en capacité de communiquer vite, sans chercher à être exhaustif. Certaines entreprises n’ont pas voulu bouger avant d’avoir défini, vérifié, validé, partagé leurs positions… Mais au bout de trois semaines de confinement, elles semblaient davantage autistes que soucieuses de bien faire.

A l’inverse, certains dirigeants ont été peut-être un peu vite sur l’après. Le monde du travail de l’après, l’environnement dans l’après… Il faut que les conditions de l’écoute soient réunies. C’est sans doute un bon coup de communication que d’être le premier à parler de l’après. Mais ça ne marche pas si personne n’a encore commencé à se poser la question de l’après. Cette question du bon tempo est donc très subtile, et il n’y a pas, je crois, d’autre règle que de bien savoir « sentir » les choses.

The BrandNewsBlog : Sur le fond, quels ont été les sujets les plus abordés par les dirigeants durant cette crise et les plus « bankables » ? Il semble que malgré les dons et démonstrations de solidarité dont ont fait preuve beaucoup d’entreprises – que les dirigeants aient décidé de les relayer personnellement ou non – ces contributions aient souvent été rendues inaudibles par les polémiques et débats autour de la distribution des dividendes aux actionnaires ou la question de la baisse ponctuelle de la rémunération des dirigeants. Quelles leçons les P-DG et les entreprises doivent-ils en tirer, selon vous ?

François Guillot : Il y a toujours des polémiques, et il y en a eu deux principales : les dividendes, et c’est Vivendi qui y a été me semble-t-il le plus exposé, et la distribution des fruits de la recherche. Mais dans l’ensemble, je crois à l’inverse que les contributions positives ont été visibles et appréciées comme jamais. Comme je le disais plus haut il me semble que les entreprises ont pu bénéficier d’une attention à un niveau qui a constitué une chance historique pour elles. Certaines auront vraiment « marqué des points ».

De ce que je vois, un quart des grandes entreprises ont été surexposées (dans le CAC : Sanofi, Danone, Vivendi, Air Liquide, LVMH, Accor, Pernod Ricard, Carrefour et Total) ; la moitié ont été exposées au même niveau que d’habitude ; un quart l’ont été plutôt moins.

The BrandNewsBlog : Sur la forme et le ton des prises de parole, l’agence APCO Worldwide Paris relève dans son étude consacrée à la « communication des dirigeants du CAC 40  au temps du coronavirus » l’importance de la sincérité et l’authenticité manifestés par les dirigeants, les actes l’emportant souvent sur la parole et de nombreux patrons ayant par exemple choisi de ne pas commenter les gestes de solidarité et engagements de leur entreprise, malgré une forte implication personnelle (comme Bernard Arnault ou Alexandre Ricard par exemple). A contrario, d’autres P-DG comme Michel-Edouard Leclerc ou Alexandre Bompard se sont beaucoup mis en avant durant cette crise, ainsi que d’autres dirigeants de la grande distribution. Quelle était pour chacun la meilleure stratégie ?

François Guillot : Question de cohérence avant tout. Bernard Arnault est très rare en communication, il n’est pas sur les réseaux sociaux, peu dans la presse… Rien d’étonnant donc à ce qu’il ne vienne pas commenter les actions de solidarité de l’entreprise. Et puis, il attirerait tellement de haters… Le groupe LVMH lui-même a aussi été assez discret sur ses initiatives autour du gel. Dans un veine encore plus radicale, la Banque de France n’a même pas fait savoir qu’elle avait fait un important don de masques à l’AP-HP. A certains moments, il ne s’agit pas de se faire de la pub mais d’agir. On peut faire savoir, on peut aussi juste « faire ». Dans ce cas, certains diront que c’est dommage, d’autres que c’est tout à leur honneur. Question de point de vue.

Michel-Edouard Leclerc est, lui, toujours très présent en communication, et depuis longtemps. Rien d’étonnant là non plus. Alexandre Bompard choisit ses moments. Là, c’était un moment fort, son entreprise était l’une des plus exposées, il a « réactivé » ses réseaux sociaux qui, à certains moments, dorment, et l’a fait à bon escient.

La meilleure stratégie n’est pas l’absence, la rareté, le choix des temps forts ou l’omniprésence. La meilleure stratégie, c’est la cohérence. Après, personnellement, je crois assez aux changements de rythme dans la communication. Il ne faut pas lasser les publics.

The BrandNewsBlog : Dans la crise actuelle, APCO Worldwide Paris conseille aux dirigeants de faire preuve de pédagogie, d’humilité et de leadership dans leurs prises de parole dans les médias, à l’image de ce qu’ont su faire Stéphane Richard, Sébastien Bazin, Emmanuel Faber ou Frédéric Oudéa, mais aussi de savoir assumer une prise de distance avec le ton et la posture de leur entreprise pour gagner en authenticité et en proximité avec leur audience : ce conseil est-il encore plus pertinent sur les réseaux sociaux, selon vous François ?

François Guillot : Je pense que ce conseil de posture et de complémentarité avec la communication de l’entreprise est typiquement un des résultats de l’influence des réseaux sociaux sur la manière de pratiquer la communication corporate. En favorisant une communication plus ouverte, plus incarnée, moins « coincée », en montrant très clairement ce qui marche et ce qui ne marche pas, les réseaux sociaux ont une influence sur le style de la communication dans son ensemble. C’est toute la communication corporate qui se « socialemédifie », ou en tout cas qui emprunte des codes à ce qui fonctionne sur les réseaux sociaux.

Et donc oui, la communication du dirigeant sur les réseaux sociaux, ce n’est pas la communication officielle de l’entreprise. Le dirigeant engage un point de vue, une opinion, une analyse. La marque corporate aura toujours du mal à se le permettre. La complémentarité est évidente et importante.

The BrandNewsBlog : Au final, ne pas communiquer si on n’a rien à annoncer ou à dire, choisir le bon timing et le bon canal pour s’exprimer, être clair et savoir reconnaître qu’on ne sait pas tout… mais aussi et surtout travailler sa présence à moyen et long termes pour se bâtir de véritables communautés d’ambassadeurs et d’alliés semblent être des précautions et principes de communication plus que jamais applicables aux réseaux sociaux ? Quelles autres recommandations donneriez-vous pour un leadership digital efficace et pérenne ?

François Guillot : On peut effectivement se dire que, pour les dirigeants qui se sont engagés dans cette voie depuis un moment, le bénéfice d’une présence active sur les réseaux sociaux a été évident pendant la crise. On en revient à la notion de « révélateur » que vous évoquiez tout à l’heure : ils ont construit des communautés, tiré des enseignements de leurs prises de parole, et donc non seulement ils étaient prêts au moment-clé, mais ils savaient faire.

Pendant ce temps, dans les entreprises où les dirigeants n’étaient pas actifs sur les réseaux sociaux, on s’en voulait de ne pas bénéficier de ces canaux si précieux. Idem pour l’employee advocacy, d’ailleurs… Pour affronter la crise, il faut avoir une machine qui tourne, des structures en place. Malgré la rapidité, l’instantanéité, ça ne peut pas s’improviser.

Pour finir, les conseils que vous citez sont les bons, mais j’insisterais aussi sur le fait d’emmagasiner de l’expérience et de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Le leadership digital, ce n’est pas que celui d’un dirigeant, c’est aussi celui de son comex, des experts, des managers. Qui, tous, peuvent avoir autant d’impact que l’entreprise elle-même… Chacun est un média en puissance et la communication de l’entreprise, c’est aussi celle de ses femmes et de ses hommes.

Notes et légendes :

(1) François Guillot est directeur associé d’Angie+1, agence du groupe Angie.

Vous pouvez vous procurer directement sur le site de l’agence une synthèse de l’étude « Top 100 du Leadership digital 2020 », dont nous parlons dans cet article.

(2) Jean-Marc Atlan, est le fondateur de l’agence EKNO.

(3) Une synthèse de la très riche étude d’EKNO est consultable sur le site de l’agence : je vous invite à la découvrir sans attendre !

 

Crédit photos et illustration : 123RF, The BrandNewsBlog 2020, X, DR