La rentrée dans le viseur de… Virginie de Barnier, Vice-Présidente de Aix-Marseille Université et experte des tendances de consommation

Ce mardi 1er septembre, c’est la rentrée des classes pour la plupart des élèves et des professeurs… et c’est aussi la rentrée du BrandNewsBlog !

Pour la 7ème saison consécutive, je vous proposerai de retrouver dans ces colonnes des articles de fond et des interviews de personnalités de la communication et du marketing, mais également de couvrir les grands sujets d’actualité de nos métiers, dans ce contexte inédit de crise sanitaire et économique que nous connaissons depuis des mois maintenant.

Et quoi de mieux, pour nous remettre rapidement dans le bain et capter les enjeux de cette rentrée si particulière, que de donner la parole aux professionnels et aux experts, pour un aperçu de ce qui les/nous attend dans les semaines et mois à venir ?

Dans le cadre d’une nouvelle série d’interviews « La rentrée du BrandNewsBlog », j’ai ainsi souhaité recueillir les retours d’expérience et décryptages de dircom d’entreprises, dirigeants de grande école ou d’associations, spécialistes des questions de RSE ou de consommation… en les interrogeant sur les mois écoulés et sur leurs prochains défis.

Et je n’ai pas manqué, au passage, de collecter leurs recommandations pour ne pas succomber au stress et au rythme intense des prochains jours : suggestions de lecture, de podcasts, blogs ou nouvelles ressources… à découvrir tous les deux jours en toute fin d’article.

Pour inaugurer ce tour d’horizon, je remercie chaleureusement Virginie de Barnier, Vice-Présidente de Aix Marseille Université et experte des tendances de consommation, d’avoir bien voulu répondre à mes nombreuses questions !

Après la période du confinement et celle du « déconfinement », et au lendemain de congés estivaux, je souhaitais en effet savoir où en étaient exactement les Français, comment ils avaient adapté et modifié leurs habitudes de consommation et quelles avaient été les conséquences de ces changements pour les différents secteurs d’activité et pour les marques.

Dans cet entretien exclusif, Virginie de Barnier nous révèle également la liste des marques « gagnantes » et des grandes « perdantes » de cette crise, en analysant leurs stratégies respectives et leurs perspectives…

Merci encore à elle pour ces échanges passionnants, et bonne lecture à toutes et tous, en vous souhaitant à chacun.e la meilleure rentrée possible !

Le BrandNewsBlog : Bonjour Virginie. La pandémie et les injonctions du gouvernement afin d’en restreindre l’impact ont amené nos concitoyens à devoir modifier considérablement leur comportement, en respectant un confinement strict durant plusieurs mois, des gestes barrière, des consignes sanitaires dans les lieux publics, le port du masque qui semble aujourd’hui devenir obligatoire dans la plupart des villes, dans les écoles, les magasins… Comment ces bouleversements ont-ils été intégrés par nos concitoyens, comment cela a-t-il été vécu ?

Virginie de Barnier : Le contexte de crise sanitaire a en effet remis en cause beaucoup de comportements. Pour la première fois depuis des années, au moins en occident, les individus ont dû se conformer à des mesures strictes selon les consignes gouvernementales. Ils ont modifié rapidement et drastiquement leurs comportements, parce qu’ils y étaient obligés et non parce qu’ils le désiraient. Cela a donc été une « marche forcée », qui a parfois été perçue comme une restriction de notre liberté individuelle.

N’oublions pas que « Liberté, Égalité, Fraternité » est la devise de la République française et qu’elle figure dans l’article 2 de la Constitution française du 4 octobre 1958. Pour chacun d’entre nous, la liberté fait donc partie d’un droit inaliénable à tout individu. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 définit ainsi la liberté : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »

Or la crise pandémique a remis en question les trois fondements de notre république. Tout d’abord notre liberté a été restreinte, nous ne pouvions plus librement voyager, sortir, rendre visite à des membres de notre famille éloignés. Nous avions besoin d’une autorisation écrite, un « laissez-passer ». Aujourd’hui encore le port du masque est obligatoire dans de nombreuses villes et peut donner lieu à des amendes conséquentes en cas de manquement. Tout cela rappelle évidemment les moments les plus noirs de notre histoire : la guerre. Le Président Emmanuel Macron l’a d’ailleurs formulé sans équivoque lors de ses discours, faisant référence au champ lexical de la guerre.

La guerre, la mobilisation générale : « Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes […]. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale » (discours du 16 mars 2020) ; « La mobilisation générale est également celle de nos chercheurs » (discours du 12 mars 2020). Le réquisitionnement : « Nous avons réouvert des lignes pour produire et nous avons réquisitionné » (discours du 13 avril 2020). Les combattants : « Dans cette guerre, il y a en première ligne l’ensemble de nos soignants […]. Le premier soignant est tombé il y a quelques jours à Compiègne » (discours du 25 mars 2020) ; « […] des soignants qui sont au front chaque jour […]» (discours du 31 mars 2020). Les héros de guerre : « Je tiens […] à exprimer ce soir la reconnaissance de la Nation à ces héros en blouse blanche » (discours du 12 mars 2020).

La crise sanitaire a remis en question également notre égalité. Nous n’avons pas été égaux face à la pandémie. Ceux qui ont été confinés dans des appartements ou des maisons vastes l’ont mieux vécu que ceux qui sont restés dans des appartements exigus. Par ailleurs, certains ont pu continuer à travailler par télétravail tandis que d’autres se sont retrouvés au chômage partiel ou total. Enfin nous ne sommes pas tous égaux face à la résilience. Certains avaient une vie construite autour de ce que Boris Cyrulnik appelle des « facteurs de protection » tels que la famille, le confort matériel ou culturel, tandis que d’autres avaient des styles de vie plus isolés, sans « tuteurs de résilience ».

Enfin, la pandémie a mis notre sens de la fraternité à l’épreuve. Quelle attitude choisir quand l’autre représente un risque de contamination ? L’autre devient dangereux, il ne faut plus lui serrer la main, le toucher, l’enlacer, l’embrasser… Les grands-parents ne peuvent plus voir leurs enfants ou leurs petit-enfants, par crainte pour leur vie. La crise met à jour notre vulnérabilité et notre interdépendance les uns des autres. Et spontanément, certains agissent de manière fraternelle : ces soignants prenant soin des malades, cette association de motards à Toulouse « CourseA2roues » qui livre bénévolement les courses aux personnes âgées, ces voisins qui s’entraident… Les exemples sont multiples et montrent combien l’homme est avant tout un être social. Il a besoin de lien social pour survivre.

Le BrandNewsBlog :  Durant les derniers mois, de nombreuses études menées par différents instituts ont démontré que nos concitoyens – et plus largement, les consommateurs du monde entier – avaient modifié en profondeur leurs comportements quotidiens de consommation. Pouvez-vous nous décrire la nature de ces changements et les principales évolutions relevées par les experts ?

Virginie de Barnier : Quatre grands types de comportements ont vu le jour chez les consommateurs, selon une récente étude de Ernst & Young, le Future Consumer Index

1) Le premier groupe, que l’on peut appeler les « écureuils », sont ceux qui ont fait des économies et des réserves. Ils sont les plus nombreux et représentent environ 36% de la population. Ils ont choisi de dépenser moins en réduisant fortement leurs achats de vêtements ou de loisirs afin de privilégier les achats de première nécessité : la nourriture, les médicaments, les produits d’hygiène. On se souvient de la pénurie de papier toilette que nous avons connu !

2) Le second groupe, les « harpagons » ont choisi de réduire considérablement leur consommation. Ils représentent environ 27% de la population, ils sont relativement âgés (plus de 45 ans), ont été fortement touchés par le chômage et sont les plus pessimistes. Ils ont réduit drastiquement leurs achats, recentrés uniquement des biens de première nécessité et se sont détournés des grandes marques pour choisir des marques distributeurs ou premier prix.

3) Le troisième groupe, les « flegmatiques », représentent 26% de la population. Ils ont continué leurs habitudes précédentes et ont choisi de « rester calmes et de continuer », à l’instar des consignes du gouvernement britannique en 1939 « Keep Calm and Carry On ». Ils se sentent moins impactés par la pandémie.

4) Enfin le quatrième groupe, les « marmottes » sont les moins nombreux, 11% de la population. Ils sont les moins touchés par la pandémie, car leur statut social élevé les protège. Ils se sont repliés dans leurs grandes maisons confortables et ont continué à travailler en ligne tout en continuant à consommer beaucoup, via le e-commerce.

Globalement donc la consommation générale a baissé, mais elle s’est aussi recentrée sur trois priorités :

  • A/ Une consommation plus raisonnée qui privilégie la qualité plutôt que la quantité afin d’éviter le gaspillage alimentaire dont nos concitoyens sont de plus en plus conscients.
  • B/ Une consommation plus responsable qui ne déséquilibre pas nos ressources naturelles et s’intègre dans une démarche de développement durable.
  • C/ Une consommation plus locale – on parle des « locavores » – qui privilégie des produits français, issus de la région, dont la traçabilité et l’origine sont connues.

Le BrandNewsBlog : Ces évolutions, dont vous venez de nous parler, se sont manifestées dès le début des périodes de confinement imposées dans de nombreux pays par les autorités. En se recentrant notamment sur la consommation de produits et services jugés de première nécessité, ou directement utiles, beaucoup d’Européens n’ont fait dans un premier temps qu’adapter conjoncturellement leurs pratiques « sous la contrainte », comme leurs ancêtres lors des grandes crises précédentes. Mais qu’en est-il aujourd’hui : est-ce que les tendances que vous décrivez (consommation plus raisonnée, plus responsable et plus locale) se confirment dans la durée, plusieurs mois après le début de la crise sanitaire ?

Virginie de Barnier : Tout dépend du niveau social des individus. S’ils ont retrouvé une relative aisance financière et qu’ils ont découvert des produits qu’ils apprécient et qui correspondent à leurs valeurs éthiques et responsables, alors ils continueront à consommer plus responsable et plus local. On estime que cela va concerner environ 23% des consommateurs, ce qui est déjà beaucoup !

En revanche, si la crise a des conséquences financières graves, ils continueront à adopter des comportements d’économie, de stockage et « d’harpagon » en réduisant leur consommation aux produits low-cost qui sont rarement responsables ou locaux. Les experts pensent qu’environ 13% de la population continuera à consommer des produits bons marchés.

Environ 30% des consommateurs reviendront à leurs habitudes pré-covid et consommerons comme ils le faisaient avant, et 25% consommeront différemment, tout en restant prudents et en opérant des arbitrages entre les catégories de produits. Ils consacreront une part plus importante aux produits liés à la santé ou aux marques engagées qui participent à l’effort collectif, affichent une stratégie de développement durable ou sont produites localement.

Enfin, il est important de noter que 9 % des consommateurs devraient consommer davantage. Il s’agit du groupe des jeunes actifs, qui auront un emploi et souhaiteront retrouver leur liberté et leur style de vie d’avant. Ils veulent tourner la page et « rattraper le temps perdu » à travers une consommation plus importante de tous types de produits et services.

Le BrandNewsBlog : Ces évolutions que vous décrivez concernent-elles toutes les catégories de produits et services et tous les secteurs, ou bien certains sont-ils épargnés ? Y-a-t-il des différences de comportements accrues entre Paris et nos régions, voire de véritables « fractures » perceptibles dans les modes et habitudes de consommation entre les différents profils de consommateurs ?

Virginie de Barnier : Certaines catégories de produits ou services sont plus touchés que d’autres, ceci en fonction de leur capacité à modifier leur offre de produits et en fonction de l’impact de la crise sur leur secteur d’activité.

Les plus touchés sont ceux dont les secteurs sont fortement impactés par la crise et qui n’ont pratiquement pas la possibilité de modifier leur offre. Il s’agit de la restauration, l’hôtellerie, le tourisme, les compagnies aériennes, le textile, les salles de gym…

D’autres secteurs sont fortement impactés mais ont la capacité de modifier leur offre : la banque, la presse écrite, l’enseignement. La crise peut les amener à accélérer le passage en ligne de leurs services.

Enfin certains secteurs ont la capacité de modifier leur offre tout en étant peu frappés par la crise. Ils sont les grands gagnants de la pandémie mondiale. Les plateformes de livraison en ligne, les livraisons de repas à domicile, les cours en ligne, les plateformes de sport en ligne, les loisirs en ligne (jeux vidéo, yoga, sport, couture…).

Amazon a par exemple multiplié par deux ses bénéfices et a créé 175 000 emplois au deuxième trimestre 2020. Netflix a gagné plus de 26 millions d’abonnés nouveaux depuis le début de l’année. TikTok, plateforme préférée des adolescents, attire désormais des adultes. Avec le mouvement « Black Lives Matter » la plateforme a montré qu’elle s’engage politiquement et acquiert ainsi une légitimité comme Instagram ou Youtube. Elle est plébiscitée par des stars comme Will Smith ou Arnold Schwarzenegger qui, confinés, utilisent cette plateforme pour toucher leurs fans, en postant des mini vidéos intimistes filmées chez eux. Au premier trimestre 2020, TikTok a atteint le nombre de 315 millions d’installations sur l’App Store et Google Pay, contre environ 200 millions le trimestre précédent. D’autres grands gagnants : Zoom, le jeu Animal crossing et bien sûr les autres Gafam : Google, Apple, Facebook et Microsoft.

Concernant le clivage Paris-province, la pandémie a généré un renversement des mentalités. Paris centre de tout, capitale du pays, là où tout se décide, où il faut aller pour faire de belles études, de grandes écoles, une carrière… Tout cela a été renversé par une remise en question de cette culture de la performance et de la rapidité. La pandémie nous a obligé à voir que notre société fondée sur le « toujours plus » allait dans le mur. Plus de production, plus de consommation, plus d’argent, plus de responsabilité… dans quel but ? La province, où le rythme de vie est moins effréné que dans la capitale, est apparue aux yeux de tous comme un havre de paix et de sécurité sanitaire. La carte de France découverte par chacun d’entre nous a été choquante : des zones en « vert » en province alors que Paris était en « rouge » !

Dans la même logique, un renversement des valeurs s’est également opéré concernant les métiers et leurs images aux yeux des médias et du grand public. Tout d’un coup, on a pris conscience de la valeur des « petits métiers » indispensables à notre société : le facteur, le caissier du magasin, l’éboueur, le sapeur-pompier, l’infirmière, le « petit fonctionnaire » qui rassure, distribue des masques, informe, dialogue … On a touché du doigt le rôle fondamental que tous ces gens jouent en créant du lien social indispensable à l’homme.

Le BrandNewsBlog : Vous venez de le dire, la crise sanitaire a été particulièrement favorable au commerce en ligne et au développement des grandes plateformes, Amazon en tête, plateformes auprès desquelles nos concitoyens (notamment de zones rurales) ont encore renforcé leurs achats. Qu’en est-il aujourd’hui, 6 mois après le début de la crise sanitaire : les consommateurs ont-ils retrouvé le chemin des commerces « physiques » et leurs habitudes de shopping ? Il semble notamment qu’il y ait eu un net rebond du commerce en juin dans notre pays…

Virginie de Barnier : En mai, les consommateurs sont retournés dans les magasins, en respectant les gestes barrières et les consignes de port du masque. Mais sur le plan économique, nous n’avons pas retrouvé la situation d’avant Covid et il faudra plusieurs mois pour réengager la consommation…

Avec le confinement, nous avons limité au maximum nos déplacements à l’extérieur et souvent nos achats. Et une partie de la population a ressenti un manque, ce sont ceux qui sont retournés avec plaisir dans leurs magasins dès qu’ils ont ouvert. Ils ont privilégié cependant les supermarchés, car les contraintes financières sont fortes et ils ont pour la plupart perdu en niveau de vie. Les enseignes qui ont connu un rebond important de leur fréquentation sont Leclerc, Lidl, Intermarché et Aldi.

Mais pour une autre partie de la population, ce ralentissement, ce relâchement de la pression consommatoire a été vécu comme un soulagement. Et ils se sont rendus compte qu’au fond « ils n’avaient besoin de rien » et que cette accumulation de produits et d’achats complexifiait leur existence et finalement la rendait difficile. C’est le grand mouvement de la « frugalité » issu du courant artistique des années 1960, le minimalisme. Le confinement a forcé les consommateurs à la frugalité et certains d’entre eux ont embrassé cette « déconsommation » comme une véritable libération.

Le BrandNewsBlog : On le sait, certains secteurs sont de tout temps plus « résilients » que d’autres aux crises économiques… ou redémarrent plus rapidement leur activité. Qu’en est-il à cet égard du secteur du luxe ? Comment a-t-il été touché en ce qui le concerne, et comment se remet-il des premiers mois de cette crise sans précédent que nous connaissons ?

Virginie de Barnier : Le luxe a bien entendu aussi été un secteur très touché par la pandémie. Mais la plupart des marques de luxe ont été très actives durant le Covid, se forgeant ainsi une image socialement responsable.

LVMH a choisi de réorganiser ses sites de production de parfums et cosmétiques afin de fabriquer du gel hydroalcoolique fourni gracieusement au personnel hospitalier. Ainsi, des flacons signés LVMH Christian Dior, Guerlain et Givenchy ont rapidement été disponibles, rendant la marque soudainement accessible au quotidien. Dior a réouvert ses ateliers de confection à Redon afin de confectionner des masques également à destination des hôpitaux. Hermès a fait un don de 20 millions d’euros pour l’AP-HP (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris). L’entreprise a également fabriqué plus de 30 tonnes de solution hydroalcoolique et de plus de 31 000 masques qu’elle a donné aux services de santé. Chanel a annoncé qu’elle continuerait à payer ses employés en chômage partiel afin de ne pas peser sur les comptes publics de la France. Elle a fait un don de 1,2 million d’euros aux hôpitaux français, de plus de 50 000 masques aux différents services de santé, de sapeur-pompier et de police…

Bien d’autres marques de luxe se sont engagées dans des actions similaires : Clarins, Bulgari, Sisley, Estée Lauder, Giorgio Armani, Donatella Versace, Prada, Gucci, Tiffany… Il s’agissait pour toutes ces marques de montrer qu’elle se mobilisent au côté des consommateurs, qu’elles ne sont pas isolées dans leur tour d’ivoire et éloignées de la réalité d’un pays. Il est en effet important pour elles d’être présentes au quotidien pour accroître l’attachement du consommateur à leur marque.

La recherche a montré que nous sommes attachés aux marques qui nous ont accompagnés dans des moments de fragilité. C’est le cas d’une marque comme Evian ou Mustela, que l’on surconsomme souvent lors de la naissance du premier enfant. Cela crée un attachement très fort à la marque. C’est ce phénomène d’attachement que ces marques de luxe veulent créer par ces actions.

Enfin, n’oublions pas que le luxe demeure une véritable valeur refuge. En mars, à peine le confinement levé, les clientes chinoises se sont précipitées dans les boutiques Chanel de Shanghai et de Hong Kong, faisant de longues files d’attentes de plusieurs heures avant de pouvoir entrer dans la boutique. Le même phénomène s’est produit en mai pour Gucci en Chine.

Si le luxe est cher, il est aussi une valeur refuge très prisée en temps de crise. Investir 10 000 Euros dans un sac Birkin d’Hermès, c’est un investissement plus rentable et plus sûr que l’or ou la bourse ! En 2017, le sac « Himalaya Niloticus Crocodile Diamond Birkin 30 » acheté en 1980, a été adjugé à 380.000 dollars lors d’une vente Christie’s à Hong Kong, soit un rendement annuel moyen de 14,3% ! Et l’investissement est sûr, la valeur de ce sac, comme du modèle Kelly, n’a jamais connu de baisse depuis sa mise sur le marché.

Le BrandNewsBlog : Les phénomènes les plus vertueux que vous venez d’évoquer, notamment la relocalisation de la production et de la consommation et l’attrait pour une consommation plus responsable, ont-ils de réelles chances de se confirmer dans les mois qui viennent ? Ou bien s’agit-il d’un feu de paille ? Roland Beaumanoir, P-DG du Groupe textile Beaumanoir (Cache Cache, Morgan, Bonobo, La Halle…) indiquait récemment que nos concitoyens sont prêts à acheter local… à condition que le différentiel de prix avec des produits importés demeure minime (de l’ordre de 1 à 5 euros maxi pour une robe, par exemple). Qu’est-ce que cette remarque vous inspire ? Les plus modestes auront certainement du mal à acheter plus cher…

Virginie de Barnier : La crise a fait naître une prise conscience des consommateurs quant à l’écologie et la responsabilité sociale des entreprises. A Beijing, Bangkok ou Delhi, les habitants ont durant la pandémie, vu pour la première fois un ciel bleu azur. Les parisiens ont pu apprécier le silence le chant des oiseaux et le bruit du vent dans les arbres. Les canaux de Venise sont devenus clairs et transparents pleins de bancs de poisson. Tout cela a réveillé notre conscience d’appartenir à un seul et même monde. Nous faisons partie de la nature, et ne sommes pas au-dessus d’elle. Notre modèle économique qui exploite cette nature nous met en danger inexorablement.

Bien entendu, lors d’une crise le facteur prix a toujours son importance et il est directement lié à l’indice de confiance des consommateurs. Les consommateurs confiants et optimistes investissent dans des produits et des marques plus chères. Ils sont prêts à payer ce différentiel de prix pour consommer responsable, local, bio…

Mais lorsqu’il y a crise, incertitude et perte de confiance dans l’avenir, le consommateur a tendance à se replier sur des marques premier prix afin de s’assurer de garder le même niveau de vie, du moins en termes de consommation.

L’écrivain français Sylvain Tesson notait ainsi : « La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer ». Et les chiffres le confirment. Une récente étude de McKinsey montre que les pays dont les habitants sont les plus pessimistes suite au Covid sont par ordre décroissant le Japon, l’Espagne, la France, l’Italie, la Corée et le Royaume Unis. En revanche, les pays les plus optimistes sont, par ordre décroissant la Chine, l’Inde, les Etats Unis, l’Allemagne.

Nos choix de consommation sont donc bien évidemment liés à notre niveau social et à une réalité sociologique mais également à une réalité psychologique. On consomme quand on va bien, quand on est confiant et quand on est optimiste quant à l’avenir. Dans le cas contraire on économise, pour se prémunir d’une éventuelle récession économique.

Le BrandNewsBlog : Baisse de la consommation, consommation « raisonnée » ou bien rebond plus durable boosté par un cycle de promotions et par les mesures gouvernementales de soutien à la consommation : à quoi faut-il s’attendre pour la rentrée et les mois qui viennent ? Quoiqu’il arrive, la crise sanitaire n’est pas finie et pèsera sans doute lourdement sur la consommation et le chiffre d’affaires des entreprises et des commerces en particulier ?

Virginie de Barnier : Il faut vraisemblablement s’attendre à un clivage encore plus grand entre les élites et les défavorisés. Les élites ont pu sortir de cette crise sans perte de revenus, voire en gagnant plus qu’au début parce qu’ils sont dans des secteurs porteurs en ligne. Les plus défavorisés ont perdu leur emploi ou ont peur de le perdre, ils craignent l’avenir. Ils ont tendance à se paupériser en faisant appel au crédit à la consommation et aux locations ou leasing divers (appartement, voiture en location longue durée…) afin de préserver au maximum leur de style de vie. Ils ont de grandes difficultés pour accéder à la propriété.

Parallèlement, on assiste à une disparition progressive de la classe moyenne. Et les enseignes commerciales doivent prendre en compte ce phénomène. En effet, la plupart d’entre elles proposent des produits plutôt destinés à cette classe moyenne. Le bon rapport qualité-prix qui convenait à 80% des clients. Aujourd’hui, avec cette redistribution du paysage économique, les marques vont devoir s’adapter et segmenter encore davantage leur offre afin de répondre aux besoins de ces deux cibles aux attentes différentes.

Le BrandNewsBlog : Je parlais en introduction des mesures gouvernementales de soutien à la consommation. De ce point de vue, fort des enseignements des crises précédentes (notamment 2008), les autorités européennes n’ont pas lésiné sur les efforts et les mesures spectaculaires de relance, le plan français annoncé représentant une injection de près de 100 milliards d’euros, après de nombreux efforts déjà réalisés les mois précédents (financement du chômage partiel, aides diverses aux entreprises). Ces mesures et ce plan suffiront-ils à soutenir une reprise durable ?

Virginie de Barnier : Il est essentiel que le gouvernement soutienne le pays à la fois sur le plan économique mais aussi et surtout sur le plan psychologique. Il y a une psychologie de la consommation. On le sait, quand les Français vont mal, ils consomment davantage d’alcool, de cigarette… Et le ministère de l’intérieur a par ailleurs relevé une progression de plus de 30% des violences conjugales lors du confinement…

Le dernier ouvrage du démographe Hervé le Bras « Se sentir mal dans une France qui va bien » montre de manière factuelle la meilleure performance de la France que ses voisins concernant plusieurs domaines clés. Et cela illustre ce paradoxe français, alors que la France est un pays qui va plutôt mieux que ses voisins, les français sont parmi les plus pessimistes.

L’auteur montre que le système redistributif français fonctionne bien pour réduire les inégalités. Parmi les 5 pays européens les plus peuplés, la France a un taux de pauvreté le plus faible et devance l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie. L’espérance de vie, critère de qualité de la santé, est en France l’une des plus élevée au monde. Les Françaises sont à la troisième place mondiale derrière les Japonaises et les Espagnoles avec une espérance de vie de 85,7 ans.

Il est donc fondamental que le gouvernement soutienne l’économie pour redonner confiance aux Français, qui ne cessent de s’auto-dénigrer et de survaloriser des pays voisins pourtant pas si performants. Il est également important de corriger cette image déformée de la réalité que se fait chacun de nos concitoyens.

Retenons pour cela la fameuse formule de Talleyrand : « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console ».

Le BrandNewsBlog : Vous qui êtes une experte des phénomènes de consommation, quel serait le point d’attention sur lequel les marques devraient à votre avis se mobiliser dans les prochains mois… ? Et quels pans de leur marketing mix devraient-elles plus particulièrement revoir ou réinvestir ?

Virginie de Barnier : Les marques doivent accompagner le consommateur dans ses difficultés, lui simplifier la vie, être à l’écoute, avec de vraies personnes en chair et en os qui répondent au téléphone !

Chacun d’entre nous s’est déjà retrouvé face à une application qui ne fonctionne pas, un répondeur exigeant de sélectionner de multiples touches pour finir au bout de nombreuses minutes par le message « Votre interlocuteur ne peut être joint, veuillez rappeler ultérieurement », une hotline aboutissant à l’autre bout du monde avec un technicien étranger qui ne peut en aucun cas répondre à votre demande… Les marques ont trop voulu faire des économies d’échelle, mettant en avant le critère financier au détriment du social. En privilégiant la quantité, la rapidité, à vouloir tout digitaliser, virtualiser, elles se sont déconnectées du consommateur qui a tendance à se détourner pour aller vers une consommation responsable, locale, plus qualitative.

Les marques doivent apprendre à reconstruire le lien social qu’elles ont perdu avec les consommateurs, afin de recréer un attachement à la marque. Ceci passe bien sûr par une communication adaptée, humanisée, personnelle, directe. On est passé du BtoC (Business to Consumer) au DtoC (Direct to Consumer).

Elles doivent aussi en priorité s’adresser aux enfants du numérique, les « Digital Natives » nés après 2000, c’est-à-dire avec smartphone, ordinateur, tablette, digitalisation… Pour cela, la communication est clé. Il faut maîtriser les codes visuels de Snapchat, d’Instagram de Tik Tok, des réseaux sociaux. Il faut également savoir utiliser habilement les influenceurs en ligne. Les marques doivent raconter leur histoire, faire du « storytelling », expliquer leur raison d’être, leur mission, voire même exposer leurs opinions politiques, ceci afin de se créer une véritable crédibilité, essentielle en DtoC.

Le BrandNewsBlog : Dans un tel contexte, quelles stratégies les marques doivent-elles adopter à votre sens, secteur par secteur, pour résister à la crise, voire en tirer parti ? Les marques les plus « vertueuses » et les plus responsables sociétalement ont-elles une carte à jouer dans les mois qui viennent, face à la concurrence plus féroce que jamais de marques low-cost… délivrant la juste qualité au moindre coût ?

Virginie de Barnier : Les marques doivent faire preuve d’agilité et de résilience. Elles doivent se décentrer du produit ou du service qu’elles offrent pour comprendre le besoin fondamental du consommateur auquel elles répondent. A demeurer trop « centrées produit », elles en oublient leur raison d’être et perdent l’agilité dont elles ont besoin dans une crise. Henri Ford, le célèbre industriel américain de la première moitié du XXᵉ siècle, fondateur du constructeur automobile éponyme a dit : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : un cheval plus rapide. »

Les marques qui tentent de faire des chevaux plus rapides n’ont pas d’avenir. Les marques qui offrent des produits excellents et qui, en plus, ont du sens pour le consommateur, leur permettent d’affirmer leur personnalité, leurs valeurs, leur identité, sont les marques qui ont du succès. Pour le chercheur canadien Russel Belk, les marques possédées et choisies par les individus sont une extension du moi.  Cela signifie qu’elles ont une signification particulière pour lui, et contribuent à l’expression de sa personnalité vis-à-vis des autres.

C’est le fameux « Start with why » (« Commencer par pourquoi ») de Simon Sinek. Il s’agit de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons afin de nous épanouir dans notre travail et dans nos activités de tous les jours. Les marques doivent arriver à communiquer pourquoi elles font ce qu’elles font, la raison qui les inspire, au-delà du simple besoin de gagner de l’argent.

La pandémie a fait ressurgir deux besoins profonds du consommateur : le besoin de sens et le besoin de lien social. Les marques qui sauront donner du sens et du lien social aux consommateurs seront celles qui survivront à la crise sanitaire.

 

Comments

  1. Bravo Hervé pour cet entretien très intéressant.

    Amicalement

    Jean-Marie

    Le mar. 1 sept. 2020 à 07:27, The brandnewsblog l Le blog des marques et du

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