En entreprise encore plus qu’ailleurs : toute personne qui a du pouvoir ne devrait (jamais) en abuser…


« C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » nous avertissait dès 1748 le très sage Montesquieu, dans le Tome 1 de son traité « De l’esprit des lois ».

Cette observation, à la résonance hélas universelle, s’appliquerait-elle au gouvernement des entreprises autant qu’à celui de la cité ? Sans revenir spécifiquement aujourd’hui sur ce délit et cette forme d’abus de pouvoir caractérisé que représente souvent le harcèlement sexuel, il semblerait bien que oui, comme tendent à le prouver les travaux récents de nombreux chercheurs…

Et les effets de l’accession au pouvoir (à un poste de management ou de direction par exemple) s’avèrent souvent si délétères, à en croire le psychologue Dacher Keltner¹, qu’ils seraient susceptibles de nuire significativement et durablement à la performance des managers, de leurs équipes et des entreprises de manière générale.

L’éminent professeur de l’université de Californie y voit même un troublant paradoxe : alors que la plupart des études comportementales tendent à prouver que les individus ont plutôt tendance à gagner du pouvoir et à « grimper les échelons hiérarchiques » grâce à leur ouverture d’esprit et à une attitude altruiste (impartialité, capacités collaboratives et empathie supérieures à la moyenne), ces comportements et qualités personnelles tendraient hélas à s’estomper, voire à s’inverser, avec le sentiment de puissance et le fait d’accéder à une situation et une position privilégiées.

Comment combattre ce tropisme [si tropisme il y a] et éviter le symptôme des « chevilles qui enflent » et ses regrettables corollaires ? Quels sont les enjeux de ce « paradoxe du pouvoir » pour les entreprises ? Et quelles leçons tirer de ces recherches pour promouvoir un management plus humble, reconnaissant et empathique ?

…Dans le prolongement de mon article récent sur ces nouveaux leviers d’engagement que sont désormais pour les salariés et les consommateurs la bienveillance et la quête du bien commun, il me semblait intéressant aujourd’hui de poursuivre la réflexion pour éclairer cette fois les enjeux de pouvoir et leurs modalités d’expression/leurs impacts en entreprise. Car une véritable transformation des organisations et la réinvention de nouvelles relations au travail passent aussi, assurément, par une prise de conscience par chaque individu et par les entreprises de ce type de paradoxe, et de ses effets collatéraux.

Le « paradoxe du pouvoir » : une maladie hélas très répandue et méconnue, aux symptômes pourtant reconnaissables et prévisibles

On serait sans doute tenté de prendre à la légère les travaux et constats du professeur Ketltner, si les résultats des études comportementales qu’il a menées dans des milieux socio-professionnels au demeurant très variés (grandes entreprises, équipes de sport professionnel, administrations, universités) n’étaient si convergents et corroborés par les conclusions de dizaines d’études conduites dans le monde entier par ses confrères.

Et que tendent à prouver ces études, me direz-vous ? Et bien non seulement que le pouvoir et ses attributs ont tendance à pervertir le comportement vertueux des individus, à mesure qu’ils s’élèvent socialement et/ou dans la hiérarchie, mais également que cette corruption et ces changements peuvent s’observer de manière étonnamment rapide, dans certains contextes notamment…

Et Dacher Keltner de citer cette expérience du « Macaron glouton » – qui en fera peut-être sourire plus d’un, mais au demeurant révélatrice – durant laquelle des groupes d’individus ont été amenés à travailler de manière collaborative sur un sujet, et à choisir parmi eux un leader (je précise que les individus en question ne se connaissaient pas auparavant). Durant la réunion, on amène une assiette chargée de cookies tout juste sortis du four, avec autant de cookies que de participants + un supplémentaire…

Que croyez-vous qu’il advint ? Alors que les autres membres des groupes refusèrent tous de prendre la dernière friandise, par politesse et pour ne pas en priver leurs collègues, ce fut systématiquement dans chaque groupe celui qui avait été désigné leader qui le mangea et se comporta de la manière la moins correcte, en le dévorant la bouche ouverte et en laissant tomber en général moult miettes…

Pur hasard ? Sur ce sujet autrement plus sérieux et important qu’est l’éthique professionnelle, d’autres études conduites à grande échelle, comme celle menée par une équipe américaine auprès d’employés de 27 pays, tendent hélas à confirmer le postulat formulé par Dacher Keltner. Interrogés sur leurs opinions et attitudes personnelles, ce sont en effet dans une écrasante majorité des cas les salariés les plus riches et les mieux payés qui se sont montrés les plus tolérants vis-à-vis de comportements peu éthiques, et les plus disposés à accepter la fraude, les pots-de-vin ainsi que d’autres pratiques peu recommandables.

D’autres recherches récentes menées par Danny Miller, professeur à HEC Montréal, ont même démontré, de manière assez claire, que les P-DG ayant fait les plus hautes études (et notamment les titulaires de MBA) étaient davantage susceptibles de se livrer à une conduite intéressée et à privilégier leurs propres intérêts (comme l’augmentation de leur rémunération) que les dirigeants ayant réalisé des études moins poussées ou prestigieuses.

Sans tomber dans un manichéisme facile, ni céder à la tentation d’une démagogie moralisatrice « anti-chef »/ »anti-autorité » (car tel n’est évidemment pas son propos ni l’objectif de ses recherches), Dacher Keltner en arrive néanmoins à cette conclusion, suite à ses observations, que « les gens en position de pouvoir dans les entreprises sont trois fois plus susceptibles que ceux des échelons inférieurs d’interrompre leurs collègues, de faire plusieurs choses en même temps pendant les réunions, de ne pas écouter les autres, de hausser le ton ou de tenir des propos perçus par leurs subordonnés ou leurs collègues comme déplacés voire offensants.  » Une dérive à laquelle les jeunes managers et dirigeants seraient encore plus exposés que les cadres expérimentés, car moins prévenus contre ses symptômes et naturellement plus vulnérables – au mieux momentanément – aux effets délétères du paradoxe du pouvoir.

Des dommages collatéraux souvent très préjudiciables et multiformes, pour les équipes et leurs dirigeants comme pour l’entreprise

Les conséquences et dommages collatéraux de tels abus [de pouvoir] ? Ils.elles sont hélas nombreux.ses et multiformes. Les équipes du manager ou du dirigeant, mais également le dirigeant ou le manager lui même, finissant inévitablement par en payer le prix…

A cet égard, Dacher Keltner et ses confrères détectent néanmoins deux impacts principaux et très récurrents :

  1. d’une part, une diminution de l’engagement des équipes, de leur créativité, de leur rigueur et leur performance, les abus de pouvoir ayant tendance à générer de l’anxiété et une démotivation d’autant plus forte qu’elle s’ajoute souvent à un sentiment d’impunité ;
  2. d’autre part, un affaiblissement de l’autorité et de l’influence du dirigeant/du manager lui-même, dont la réputation se retrouve in fine plus ou moins durablement ternie par de tels abus, qu’ils soient perceptibles en interne et/ou à l’extérieur, quand leur écho franchit les frontières de l’entreprise notamment ;

Ainsi, dans un sondage récent mené auprès de managers et d’employés de 17 secteurs d’activité différents, plus de la moitié des sondés ayant rapporté avoir été ou être traités brutalement ou de manière incorrecte au travail ont déclaré qu’ils avaient réagi en réduisant délibérément leurs efforts ou en abaissant volontairement la qualité de leur travail. Un manque à gagner évident et souvent difficile à détecter et contrecarrer, qui se trouve parfois décuplé quand il s’ajoute à une réelle incompétence métier ou des pratiques managériales injustes !

Lucidité et auto-critique : les premiers garde-fous contre les abus de pouvoir

C’est Dacher Keltner lui-même qui le dit, et on peut faire confiance à son bon sens et aux nombreuses recherches que le psychologue a menées sur ce point : « Le pouvoir nous met dans quelque chose de comparable à un état frénétique – nous faisant sentir complets, stimulés, tout-puissants, assoiffés d’ambition et immunisés contre le risque – attitudes qui ouvrent la voie à des actions imprudentes, vulgaires ou contraires à l’éthique […] C’est pourquoi il est si important, dès lors qu’on commence à avoir un rôle de premier plan, d’être attentif aux sentiments qui accompagnent son nouveau pouvoir et à tout changement dans son propre comportement.  »

Pour une telle prise de conscience, nul besoin de l’accompagnement de psychologues ni d’un protocole particulier : la lucidité du manager/dirigeant et sa propre capacité à analyser les situations et à l’auto-critique, tout au long de sa carrière, demeurent les meilleurs vaccins contre le syndrome des « chevilles qui enflent » et ses redoutables effets collatéraux.

Un diagnostic rapide, sous forme de quelques questions simples, peut aussi permettre à tout manager / tout dirigeant de savoir à tout moment où il en est, et de détecter les symptômes naissants ou déjà bien installés du « paradoxe du pouvoir ».

Avez-vous l’habitude d’interrompre souvent vos interlocuteurs ? Regardez-vous votre smartphone quand les autres parlent ? Avez-vous déjà fait une blague ou raconté une anecdote/une histoire qui a embarrassé ou humilié un des membres de votre équipe ? Dites-vous plus souvent que vos collègues ou vos subordonnés des gros mots au bureau ? Vous êtes-vous déjà accordé tout le crédit d’un effort collectif ou du travail d’autrui ? Avez-vous tendance à oublier le nom de certains de vos collègues ? Prenez-vous des risques inhabituels ou que vous n’auriez pas pris par le passé ? Dépensez-vous plus facilement votre argent personnel et/ou celui de l’entreprise ? Etes-vous toujours exemplaire en terme de ponctualité et de comportement durant les réunions ?…

Quels que soient son niveau ou sa fonction, les « questions-alertes » peuvent être nombreuses et faciles à imaginer, mais il revient surtout à chaque dirigeant/manager d’y répondre avec lucidité et sincérité, en se demandant en premier lieu s’il aurait eu le même comportement avant son accession à ses fonctions actuelles/à des fonctions d’autorité.

Si la réponse à plusieurs de ces questions-alertes est positive, cela veut sans doute dire que vous faites désormais un étalage problématique et arrogant de votre pouvoir et qu’il est temps d’y remédier, en revenant à des comportements plus vertueux et davantage d’exemplarité.

Empathie, reconnaissance et générosité : les trois piliers de la bienveillance et d’un leadership plus vertueux…

Pour renouer avec les comportements vertueux qui les ont aidé à gravir les échelons et à accéder à leurs fonctions actuelles, Dacher Keltner recommande aux managers/dirigeants qui abusent de leur pouvoir de se concentrer sur ces trois pratiques essentielles : l’empathie, la reconnaissance et la générosité… dont il a été démontré qu’elles contribuent à installer et nourrir un leadership bienveillant, même dans les contextes et les milieux professionnels les plus difficiles.

J’ai déjà évoqué, dans mon article au sujet de la bienveillance et de la quête du bien commun, la « charte du manager bienveillant » élaborée par le docteur Philippe Rodet, spécialiste du stress au travail et coauteur, avec Yves Desjacques, de l’ouvrage Management bienveillant, publié récemment aux Editions Eyrolles. Pour ceux que cette charte intéresse, en complément des recommandations dont je vais parler ci-dessous, je vous renvoie évidemment à cet article et en particulier à mon infographie de synthèse résumant « les 6 commandements de la charte du manager bienveillant ».

Sur ce sujet de la bienveillance, le principal apport de Dacher Keltner et des chercheurs dont j’ai déjà parlé dans la première partie de mon article ci-dessus, est incontestablement d’avoir démontré scientifiquement, études comportementales à l’appui, la contribution de ces 3 piliers que sont l’empathie, la reconnaissance et la générosité dans la performance des dirigeants et des entreprises qui les mettent en pratique au quotidien dans leur management.

Ainsi, on doit à Anita Wooley, de l’université de Carnegie Mellon, et à Thomas Malone, du MIT, une des meilleurs démonstrations du pouvoir de l’empathie en entreprise. Ces deux chercheurs ont en effet prouvé comment, en envoyant subtilement des signaux de compréhension, d’engagement, d’intérêt et de souci mutuels, des managers rendaient au quotidien leur équipe plus efficace au moment d’aborder des défis ou problèmes analytiques difficiles réclamant le maximum de leur concentration.

Adam Grant, de la Wharton School, a quant a lui démontré comment, comme dans la relation sentimentale unissant un couple, les petites expressions quotidiennes de reconnaissance et de gratitude produisent un effet extrêmement positif et mutuellement valorisant en entreprise. Sans surprise, une de ses études prouve en effet que quand les managers prennent le temps de remercier sincèrement leurs employés, ceux-ci deviennent à la fois plus engagés dans leur travail et plus productifs.

De même, pour illustrer le pouvoir de simples actes de générosité dans la performance des entreprises, il a été démontré par Mike Norton de la Harvard Business School que les dirigeants et organisations qui offrent à leurs collaborateurs l’occasion et les moyens de s’engager dans des actions caritatives ou les encouragent à participer avec eux à des campagnes de dons, voient aussi la satisfaction au travail des employés progresser de manière significative, ainsi que la perception de l’engagement et la fierté d’appartenance à l’entreprise. Ainsi que je l’ai écrit récemment dans les colonnes de ce blog, la quête du bien commun est bel et bien un objectif motivant pour l’ensemble de ce corps social qu’est l’entreprise, même si la première raison d’être des entreprises demeure de « créer de la valeur » comme aime à le rappeler Georges Lewi, expert reconnu du branding.

Plus concrètement, Dacher Keltner recommande aux dirigeants/managers et aux entreprises de se pencher sérieusement sur les bonnes pratiques quotidiennes du management bienveillant, s’appuyant sur ces 3 piliers que sont l’empathie, la reconnaissance et la générosité… Bonnes pratiques dont il propose quelques exemples que j’ai résumés dans le tableau ci-dessous.

Soyons donc lucides, ouvrons nos esprits… et n’hésitons pas à passer à l’action : il n’y a plus qu’à… :)

 

Notes et légendes :

(1) Dacher Keltner  est professeur de psychologie à l’université de Californie, à Berkeley, et directeur fondateur du Greater Good Science Center.

 

Crédit photos et illustrations : 123RF, The BrandNewsBlog 2017, X, DR

 

 

Nouveaux leviers d’engagement : et si on misait sur la bienveillance et la quête du bien commun ?

C’est un constat sans appel, que vient confirmer la toute récente étude sur la qualité  de vie au travail publiée mercredi dernier par Malakoff Médéric¹ : chaque année, l’engagement des collaborateurs vis-à-vis de leur employeur tend à diminuer. Et pas qu’un peu, manifestement…

Tandis que les salariés interrogés étaient encore 42% à se déclarer « très engagés dans leur travail et dans leur entreprise » en 2009, ils n’étaient plus que 36% à le dire en 2012… et 28% cette année !

Ces nouveaux chiffres corroborent en bien des points ceux déjà relevés par l’institut Gallup² en 2013 : à l’époque, 61% des salariés interrogés avaient admis « ne pas se sentir engagés » vis-à-vis de leur employeur et 28% déclaraient déjà être « vraiment désengagés ».

Côté consommation, force est de reconnaître que les résultats de la plupart des études ne sont guère plus glorieux : malgré tous les efforts déployés par les marques pour susciter l’intérêt, créer des contenus attractifs et/ou générer des conversations intéressantes sur les réseaux sociaux notamment, les taux d’interaction avec les internautes demeurent particulièrement faibles… et tendent parfois à devenir marginaux, même si ce constat reste à nuancer d’une marque à l’autre bien sûr.

Globalement, néanmoins, une frange de plus en plus importante de la population se déclare désormais totalement allergique à la publicité et au discours des marques, même enrobé dans les plus beaux atours du brand content.

Misère de misère, me direz-vous ! Mais qu’est-ce que les entreprises et les marques ont bien pu faire pour mériter un tel désamour ? Et quelles sont surtout les nouvelles attentes des consommateurs et des collaborateurs à l’heure de la transformation numérique et des mutations sociétales qui l’accompagnent ?

C’est ce dont je vous propose de parler aujourd’hui, en évoquant le rôle désormais central de la bienveillance en entreprise, mais également le renversement complet de cette fameuse pyramide de besoins de Maslow qui a tant inspiré les marketeurs et servi de référence à la hiérarchisation des besoins des consommateurs pendant des décennies.

>> Mettez donc votre masque, les palmes et le tuba et plongeons dès maintenant, si vous le voulez bien, dans cet océan particulièrement mouvant des aspirations individuelles et des nouvelles tendances de consommation et modalités d’engagement…

Une forte attente de bienveillance managériale mais également de nouvelles relations de travail entre collègues…

Avec ce titre d’article et mon sujet du jour, j’en connais qui vont me reprocher de repeindre en rose le monde du travail et de succomber subitement à une vision angélique du rôle de l’entreprise et des marques… Que nenni ! Celles et ceux qui lisent régulièrement ce blog se souviendront que j’ai déjà abordé le sujet de la bienveillance il y a plusieurs semaines, dans mon article sur les bonnes résolutions de rentrée des marketeurs et communicants. Il faut donc me faire au moins crédit de ma cohérence ;-)

Plus sérieusement, je ne prétends pas décrire aujourd’hui les relations de travail qui prévalent dans tous les secteurs d’activité, ni nier que les « rapports de force » et des pratiques managériales d’un autre âge continuent de perdurer dans un certain nombre d’entreprises. Mais les temps changent et c’est bien à l’évolution des attentes des collaborateurs et des consommateurs que j’ai choisi de m’intéresser dans mon billet du jour.

De ce point de vue, étude après étude, une majorité de salariés du privé et d’agents des fonctions publiques n’en finit pas de dénoncer des conditions de travail qui se dégradent et une pression accrue au sein de leur organisation : « Le stress en entreprise ne cesse d’augmenter et la motivation de chuter » confirme ainsi le docteur Philippe Rodet, spécialiste du stress au travail et coauteur, avec Yves Desjacques, de l’ouvrage Management bienveillant, publié tout récemment aux Editions Eyrolles.

De fait, en marge de cette autre publication récente, le « Panorama du bien être au travail en France » réalisé par Deloitte et Cadremploi, dont j’ai déjà parlé dans ces colonnes, le co-directeur de l’institut Vaugirard-Humanités et Management, Marc Grassin, avait parfaitement résumé les nouveaux enjeux qui se posent au sein des entreprises : « L’attente de bienveillance surgit aujourd’hui comme une sorte d’invitation à faire de la relation dans le monde du travail autre chose que ce qu’elle est. Il y a là un signe des temps qui dit bien plus que la simple aspiration à un bien-être au travail, à la gestion des risques psychosociaux, à la bientraitance et autres modalités organisationnelles. Car la bienveillance n’est ni un concept managérial, ni un concept organisationnel, mais un engagement de soi vis-à-vis de l’autre, une sorte d’élémentaire humain. Les hommes et les femmes au travail en appellent à une manière d’être en relation particulière les uns vis-à-vis des autres, car ils pressentent que le monde du travail n’est humain que sous certaines modalités relationnelles. Peut-être vivons-nous un tournant dont il faut prendre la juste mesure. La dureté des relations au travail, la pression organisationnelle et managériale, la fragilisation des sociétés modernes rendent visible le besoin de relations humaines bienveillantes. Le clivage entre ce que nous sommes et aspirons à être et les tâches à faire ne convient plus au monde d’aujourd’hui ».

Quelques « recettes » et facteurs clés de succès de la bienveillance en entreprise…

Cohérente de bout en bout, l’étude Deloitte-Cadremploi préconisait de s’attaquer au problème en commençant par identifier un par un les facteurs de stress, de manière à les combattre, tout en posant les bases d’une relation au travail pacifiée et bienveillante : droit à l’erreur, management constructif et respectueux, « présomption de confiance », valorisation de l’humain au cœur de l’entreprise et de la gentillesse au quotidien, communication et action en cohérence avec les valeurs de l’entreprise…

Dans son ouvrage sur le management bienveillant, Philippe Rodet va plus loin et se veut plus précis quant aux qualités et comportements à adopter par les managers : ceux-ci/celles-ci devraient 1) veiller à donner du sens au travail de chacun ; 2) fixer des objectifs au bon niveau (ambitieux mais réalistes) ; 3) savoir exprimer leur gratitude et encourager leurs équipes ; 4) donner de l’autonomie, laisser place à la créativité de leurs collaborateurs et à l’optimisme ; 5) être perçus comme justes (dans les reproches comme dans les compliments) et enfin 6) être capables de reconnaître leurs maladresses ou leurs erreurs…

Tout un programme me direz-vous, mais la réinvention des relations au travail mérite assurément un management à la hauteur… et n’est pas aussi utopique qu’on pourrait le croire, comme le prouvent les exemples de plus en plus en plus nombreux d’entreprises ayant réussi à promouvoir à grande échelle ces notions de bienveillance.

Pionnier dans ce domaine, le groupe Casino (350 000 collaborateurs dans le monde, 75 000 en France) a fait de la bienveillance un axe fort de sa politique et de ses valeurs. « Depuis 10 ans, le bonus des cadres repose sur le respect des attitudes et de comportements managériaux bienveillants », confirme son DRH. Ayant de la suite dans les idées, le groupe de distribution est d’ailleurs à l’initiative d’un master 2 « Commerce et distribution – management bienveillant » dont la première promotion a démarré au mois d’octobre 2015 à l’université de Saint-Etienne.

Concrètement, Casino a à ce jour sensibilisé aux enjeux du management bienveillant près de 4 200 de ses 6 000 cadres. Et un réseau de 1 200 « bienveilleurs » a été mis en place , soit 1 200 salariés volontaires de toutes activités et de tous statuts qui s’engagent à identifier leurs collègues en difficulté et à les orienter vers des personnes à même de les aider.

Ce qu’il a été possible de mettre en place dans ce secteur de la grande distribution  – au demeurant peu réputé pour le bien-être au travail – pourrait sans doute être dupliqué, en tout cas servir d’exemple à un certain nombre d’autres grandes entreprises, mais également à de nombreuses PME et TPE…

Quête du bien commun : vers une nouvelle conception des aspirations des collaborateurs et des consommateurs… et de leurs relations aux marques  ?

Magazine de référence dans les domaines du marketing et du branding, la Revue des marques s’est intéressée dans son numéro 100 aux nouveaux enjeux des entreprises. Fortement influencées par les transformations culturelles et sociétales contemporaines, les marques sont en effet appelées aujourd’hui à reconfigurer complètement la nature des relations qu’elles entretenaient avec les consommateurs, comme le rappellent à juste titre le marketeur Jean-Paul Richard et le sociologue Stéphane Hugon, dans un article intitulé « Mutations sociétales et imaginaires des marques ».

De la posture pédagogique ou « statutaire » qui prévalait jusqu’ici, et qui plaçait de facto les marques au dessus de leurs clients (elles savaient/sauraient mieux que le consommateur ce qui est bon pour lui), on est passé ces dernières années à une relation beaucoup plus équilibrée, qui laisse davantage les consommateurs s’approprier l’expérience, les codes et la nature du produit, comme le résument bien les deux auteurs. Et de fait, si un certain nombre de grandes marques restent attachées à cette posture statutaire, qui les coupe progressivement des nouvelles aspirations de leurs publics, des marques plus relationnelles et expérientielles tiennent désormais le haut du pavé, n’hésitant pas à proposer aux consommateurs des relations d’accompagnement et de co-construction beaucoup plus participatives et impliquantes.

« C’est l’idée même de consommation qui se structure donc autour de sa dimension relationnelle », analysent ainsi Jean-Paul Richard et Stéphane Hugon. « La marque devient curatrice d’une expérience sociale, son rôle consiste désormais à assurer une qualité d’expérience dont les consommateurs sont les parties prenantes. »

Plus profondément encore, au-delà des notions de brand utility et d’expérience de marque, qui sont de plus en plus plébiscitées, les collaborateurs et les consommateurs aspirent désormais à donner un nouveau sens à leurs missions au sein de l’entreprise et à leur consommation… Car toutes les études le démontrent : ils sont en quête de sens et souhaitent, dans leur travail comme dans leurs actes d’achat, que leurs actions soient davantage en cohérence avec leurs valeurs et qu’elles s’inscrivent dans un projet global, une œuvre collective.

C’est d’ailleurs le grand bouleversement sur lequel insiste quant à elle Karin Boras³, dans un article brillant de cette même Revue des marques n°100…

Pour la directrice de maison d’édition, le recul de l’engagement des collaborateurs dans les entreprises et des consommateurs vis-à-vis des marques s’explique en partie par le fait que les entreprises continuent d’employer un logiciel aujourd’hui obsolète : la pyramide des besoins de Maslow, dont  la hiérarchie était sensée rendre compte des différents niveaux d’accomplissement individuel de chaque être humain. Ainsi, entre les « besoins physiologiques » et les « besoins de sécurité », constituant le socle de cette pyramide, et les besoins d’appartenance / d’estime / et d’accomplissement, marquant l’aboutissement suprême dans une logique de progression imparable, c’est bien la valeur fondamentale de « progrès », chère à l’après-guerre et aux années 50-60 qui a servi de toile de fond et a semblé gouverner le monde, en permettant de décrypter les comportements et attentes des consommateurs pendant près de 70 ans.

Mais cette valeur fondamentale de progrès est aujourd’hui dépassée par une valeur de plus en plus prégnante en ce début de 21ème siècle : celle de « progrès responsable », et par la notion de « quête du bien commun » qui l’accompagne.

De fait, comme l’avait d’ailleurs pressenti le génial Abraham Maslow lui-même, qui aura passé 19 années de sa vie à chercher ce qu’il pouvait bien y avoir au-dessus du dernier étage de sa fameuse pyramide, l’homme parvenu au fait de son accomplissement individuel aspire justement à dépasser sa propre individualité pour entrer en communion avec ses contemporains et s’engager au service de quelque chose qui le dépasse.

Et de manière flagrante, ce sont bien ces nouveaux facteurs de motivation : à savoir la mobilisation collective et l’action collaborative pour la préservation du bien commun qui animent une fraction de plus en plus importante de « consom’acteurs » et de collaborateurs au sein des entreprises. Au point d’amener Karin Boras à proposer une nouvelle lecture des travaux de Maslow…

De la pyramide… à la double spirale de Maslow : une nouvelle représentation vertueuse permettant d’articuler accomplissement individuel et intérêt collectif, et de redonner du sens au travail, à la marque et à l’engagement de chacun (collaborateurs et consommateurs)

Pour articuler cette quête de l’accomplissement individuel et la recherche du bien commun, par l’intelligence et l’action collective, voici venir une nouvelle représentation qui nous voit passer de la pyramide à une double spirale de Maslow, dans laquelle les énergies peuvent désormais circuler librement… et les nouvelles aspirations des collaborateurs et des consommateurs sont prises en compte.

Tandis que les thématiques de la RSE ne cessent de gagner du terrain parmi nos concitoyens et que la prise de conscience des enjeux sociétaux est de plus en plus forte, les collaborateurs et les consommateurs en demandent chaque jour davantage à leurs employeurs et aux marques dans ces domaines. Ils attendent non seulement des entreprises qu’elles soient conscientes de leurs impacts et agissent concrètement pour les maîtriser ou les réduire, mais ils aspirent également à être impliqués dans les missions et actions lancées à l’initiative des marques et qui contribuent directement au bien commun.

Dans toutes les dernières études, ces aspirations ressortent dans la bouche des jeunes diplômés en quête de leur premier emploi… comme des salariés des générations précédentes, qui se disent plus prêts que jamais à s’engager pour une cause qui les dépasse et en vaut la peine.

Pour les marques et les entreprises, il y a évidemment là une formidable opportunité de redonner du sens à toute la chaîne, du producteur au consommateur, et de mobiliser les parties prenantes autour d’objectifs et de dynamiques enthousiasmantes : partager une ambition sociétale qui fait du sens pour chacun et qui soit profitable à tous. Une logique gagnant-gagnant où chacun peut jouer son rôle : les entreprises et les marques en se montrant à la fois plus vertueuses et innovantes que jamais, les collaborateurs en donnant le meilleur d’eux-mêmes pour atteindre ces objectifs ambitieux, et le client en étant l’acheteur d’une offre de produit ou de service qui soit profitable à toutes et tous…

Utopique, me direz-vous ? A en croire l’ampleur des changements sociétaux en cours, et à observer les signaux faibles qui émergent partout et témoignent de nouveaux rapports à la consommation (déconsommation, quête de sens et d’une consommation responsable par un nombre croissants de « prosumers »…) il semble en tout cas que le mouvement soit enclenché, et il n’est pas prêt de s’arrêter à mon humble avis.

Nouveau vecteur de différenciation stratégique et outil bienvenu pour diagnostiquer l’utilité d’une marque, la double spirale de Maslow offre aussi l’avantage de situer à tout moment le degré de maturité d’une démarche, d’un produit ou d’un individu/collaborateur au regard des objectifs sociétaux visés. Pour ceux qui sauront l’utiliser, elle peut donc constituer également un outil de référence très opérationnel.

 

 

Notes et légendes :

(1) Etude « Santé et bien-être des salariés » publiée par Malakoff Médéric, le 4 octobre 2017.

(2) Etude « State of the global Workplace » publiée par Gallup, hiver 2013.

(3) Karin Boras est auteure et Directrice de la maison d’édition e-Quick-reads. « Maslow et le XXIème siècle » est le titre de son article publié dans la Revue des marques n°100 d’octobre 2017.

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